A propos de l’ouvrage “Als die Italiener noch Tschinggen waren”

Par Maurizio Coppola

Ces dernières semaines, nous n’avons pas seulement pu lire des informations sur la crise du gouvernement italien Berlusconi, son remplacement par le gouvernement «technique» de Monti ainsi que sur le démantèlement social en cours. En effet, en décembre 2011, deux actes de violences xénophobes-racistes étaient au centre de l’actualité en Italie. Pays dans lequel un parti de droite (Lega Nord) est ancré dans toutes les couches sociales au nord, alors que dans le sud, 70% des jeunes sont au chômage et que les «tensions sociales» sont exacerbées et instrumentalisées par l’arrivée de réfugiés africains et arabes.

A Turin, une adolescente de 16 ans a accusé deux Roms de l’avoir violée pour cacher, à ses parents, sa perte de virginité. En effet, ces derniers l’amenaient régulièrement chez le médecin pour contrôler que leur fille était encore «belle et bien vierge». Une bande a alors enflammé le camp des Roms et a attaqué violemment ses habitant·e·s. La police et les pompiers ne sont intervenus qu’une fois le mensonge de la jeune fille démasqué. Pour la centaine de Roms présents dans le camp, il était déjà trop tard, leur espace de vie et d’habitat était détruit ou carbonisé.

Quelques semaines plus tard, à Florence, deux ressortissants sénégalais ont été mortellement agressés par arme à feu, alors que plusieurs de leurs compatriotes étaient gravement blessés lors de la même attaque. Les victimes étaient des vendeurs sénégalais travaillant sur le marché de la ville. L’agresseur était un homme de 50 ans dont on apprendra plus tard qu’il fréquentait les milieux d’extrême droite. Cas isolés ou expression d’une haine raciale plus systémique?

Ce qui se passe aujourd’hui en Italie n’est pas nouveau pour l’observateur vivant en Suisse. Aux XIXe et XXe siècles – et encore aujourd’hui – la Suisse est parfois confrontée à de tels événements. Si aujourd’hui les victimes de telles attaques sont les «nouveaux» migrants venus d’Afrique et d’ailleurs, hier c’étaient les Italiens qui faisaient les frais de telles explosions de violence raciste et xénophobe.

Quand les Italiens étaient encore les «Tschinggen»

L’automne dernier, l’historien Angelo Maiolino publiait Als die Italiener noch Tschinggen waren [1]. Son livre traite de la résistance de la Federazione delle Colonie Libere Italiane in Svizzera (FCLIS) [2] contre l’initiative xénophobe de Schwarzenbach de 1970. Il la situe en autre dans un contexte historique, politique et économique. Cette étude constitue à cet égard l’un des rares efforts de tisser un lien entre la présentation des témoignages de ceux qui étaient au centre du débat, mais qui dans l’opinion publique, restaient sans voix – les travailleuses italiennes et les travailleurs italiens – et la genèse de la «politique des marginalisés» (p.14) [3]. Par cette approche dialectique de l’histoire, l’auteur place au centre de sa réflexion la formation des opprimé·e·s comme sujet politique et au travers de leur résistance. «Comme la résistance des Italiens a contribué à combattre l’initiative Schwarzenbach, elle a également permis aux immigrés italiens d’acquérir une conscience d’eux-mêmes et a leur donné, tout comme à d’autres minorités arrivées après eux, des nouvelles possibilités sociales, économiques et politiques dans un pays qui les a longtemps cantonnés dans le rôle de l’autre menaçant. Ce sont leurs résistances, leur politique et leur lutte d’émancipation qui les sortirent de ce rôle.» (p.15)

Le livre est divisé en 19 chapitres. La présentation des chapitres les plus importants peut être utile pour la compréhension des phénomènes de migration et de racisme d’hier et d’aujourd’hui.

Dans le chapitre «la grande paura è passata», l’auteur présente la naissance d’une rhétorique qui surgit dans la scène politique suisse avec la personne de James Schwarzenbach. Elle stigmatise «les Italiens comme une menace pour tout ce qui est prétendument suisse, de la démocratie directe aux habitudes culinaires du pays.» (p.18). La «spécificité suisse» était défendue également dans une pratique appelée «logique d’apartheid» [4] (p.23) et partagée par tous les partis politiques et syndicats. Les pratiques d’exclusion institutionnelle et sociale à l’œuvre à l’époque dégradaient les Italiens comme être humain de troisième classe. La «logique d’apartheid» couplée à l’organisation peu développée des travailleurs et travailleuses immigrés italiens qui les assimilait à une masse diffuse. Cette dernière apparaissait «comme un grand individu menaçant et inconcevable à cause d’une de-individualisation et d’une généralisation.» (p.28). On retrouve ici le fil rouge du discours national-conservateur et populiste de droite: la construction d’une masse généralisée qui est présentée comme une menace pour la Suisse et qui touche différents groupes de la population selon la phase historique.

L’auteur utilise des cadres théoriques pour mieux comprendre le phénomène. En référence à G. C. Spivak, à A. Gramsci et E. Said, il présente comment les travailleurs italiens, compris et agissant comme sujets subalternes, n’avaient presque pas le droit de donner leur avis. Ils pouvaient parler, mais ce qu’ils disaient n’était pas entendu, car le contenu était contesté ou ignoré a priori sur la base de préjugés dominants. «Décisif n’est pas ce qu’ils disent, mais ce qui est entendu et vu.» (p.31)

Un autre chapitre traite le soi-disant «Italienerkrawall» de 1896 à Zurich. Il décrit l’espace de cohabitation transformé dans le Kreis 3 de la ville. Avec l’industrialisation qui se développait le long de la rivière (Sihl), la vie d’ensemble du quartier était en pleine mutation [5]: la frange bourgeoise de la population résidente était en train de s’éroder et une grande classe ouvrière était en train de naître. Les conflits sociaux appartenaient au quotidien. L’intérêt du chapitre réside moins dans la présentation détaillée de faits divers violents dont étaient victimes les Italiens et les Italiennes que dans le traitement par la presse bourgeoise comme ouvrière d’un cas isolé comme discrimination culturelle totale. La «stratégie de généralisation» (p.48) permet – à travers l’attribution de qualité négative – la construction d’un groupe qui, par sa culture propre et son mode de vie, apparaît comme menaçant dans sa différence. «Cette stratégie de ‘labeling’ favorise la catégorisation et la classification des deux groupes. L’un a une compréhension correcte des mœurs. L’autre pas. Dans ce sens, on peut parler d’homogénéisation qui touche les deux groupes.» (p.49 La construction de différence est toujours à la fois un discours sur un groupe étranger et un discours du «nous» (S. Hall). On reconnaît les parallèles avec aujourd’hui…

De trop en Italie

Angelo Maiolino ne se limite pas à la présentation de la condition italienne en Suisse. L’analyse de la situation économique, sociale et politique nécessite aussi la compréhension des événements historiques en Italie – en premier lieu en Italie du Sud. La Democrazia Cristiana (DC) – au pouvoir après la fin de la Seconde Guerre mondiale – considérait l’éloignement d’un grand nombre de paysans d’Italie du Sud appauvris comme la seule possibilité d’améliorer l’économie italienne. Les conflits sociaux grandissants concernaient la question de la terre – déjà A. Gramsci l’avait considérée comme la question clé de la stratégie d’hégémonie du prolétariat. Le sud économiquement fortement négligé – là aussi les parallèles avec aujourd’hui sont frappantes – et la réforme agraire inexistante après la Seconde Guerre mondiale constituaient le terreau fertileen faveur d’une fusion des pouvoirs économiques et politiques avec des éléments criminels et mafieux. L’émigration devenait indispensable et arrivait fort à propos pour le gouvernement démocrate-chrétien. Il s’orientait vers une politique de productivité de l’industrie d’exportation du nord et négligeait la politique de l’emploi au sud. Par conséquent, des communautés villageoises entières émigraient.

La conséquence de cette politique économique et sociale, axée sur l’instrument de l’émigration, aboutit, 20 ans plus tard, à l’autunno caldo, (automne chaud de 1969, dans le nord) qui élève le conflit de classe à un niveau supérieur (mobilisations de masse, grèves et, finalement, le passage au terrorisme d’extrême gauche et d’extrême droite). Ces événements sont devenus en partie source d’inspiration pour la radicalisation des ouvriers italiens en Suisse. «Les événements politiques et sociaux en Italie ne se révélaient ainsi pas uniquement comme cause pour la grande présence italienne en Suisse, mais ils formaient également le fondement de l’idéologisation politique des immigrés italiens, le terreau fertile pour le développement des revendications et des stratégies politiques et la plateforme pour la construction d’alliances, comme elle a été exprimée contre l’initiative Schwarzenbach.» (p.89)

La situation économique de la Suisse

Le développement économique et social en Italie servait les intérêts de la Suisse. L’appareil de production suisse – resté intact après la fin de la Seconde Guerre mondiale – pouvait continuer de fonctionner. Ne manquait que la main-d’œuvre. Un deuxième boom économique a eu lieu après la guerre de Corée. Des travailleurs du nord de l’Italie furent recrutés. Avec la conjoncture des années 1960, la composition de la classe ouvrière italienne en Suisse change. En premier lieu, les «perdants» de la politique de l’emploi italienne venaient en Suisse [6]. Ils se satisfaisaient d’un salaire très bas car leur stratégie – révisée radicalement a posteriori – consistait à mener une vie extrêmement modeste en Suisse pour transférer de l’argent en Italie dans le but de s’assurer une vie décente après leur retour. A l’époque déjà, le dumping salarial était un phénomène développé et constituait la base matérielle d’une critique de type culturel des Italiens. Le résultat de ce développement a été le deuxième accord bilatéral de recrutement signé avec l’Italie en 1964 («Traité des Italiens») et qui régulait la présence des travailleuses italiennes et des travailleurs italiens en Suisse [7].

L’auteur situe dans cette phase la transition de la question du travailleur immigré à celle des étrangers [von der Fremdarbeiter- zur Fremdenfrage (p.99)]. Ceci n’était pas seulement le fait de la droite bourgeoise, mais également de la gauche et des syndicats. Si le parti de droite populiste de James Schwarzenbach Nationale Aktion [Action nationale] propageait l’idée de l’incompatibilité culturelle entre Suisses et Italiens et de la mise en danger de la «spécificité suisse», le patronat suisse voyait pour sa part dans l’augmentation du nombre de travailleurs italiens en Suisse le risque d’un noyautage communiste et d’une radicalisation des syndicats qui pouvaient, à termes, déboucher dans une remise en question de la sacro-sainte institution suisse de la paix du travail. A gauche, une rhétorique conjoncturelle et économique dominait : la politique de contingentement était nécessaire pour défendre la force de travail locale. Avec le temps, les syndicats ont développé une position de protectionnisme culturel, voire social-chauviniste. La Fremdenfrage accentuait le maintien et la protection de la culture suisse face au danger de l’Überfremdung [8] par les Italiens du sud.

La personne James Schwarzenbach

Tout un chapitre est dédié à la personne James Schwarzenbach et à ses convictions politiques et sociales (p.107-132). Ses conceptions réactionnaires au sens «opposées à l’esprit des Lumières» et aristocrates ne considéraient pas l’ordre social comme le produit de l’activité des êtres humains, mais donné par Dieu et consolidé par la tradition. Selon lui, les hommes devaient rester «à leur place sociale prédéfinie». En même temps, Schwarzenbach défendait une position anticommuniste stricte qu’il fondait sur trois positions: 1° un conservatisme réactionnaire qui rejetait la démocratie libérale et la modernité; 2° un populisme de droite orchestré médiatiquement qui réduisait les conflits sociaux à un rapport suisse- immigré; 3° la xénophobie, une construction morale du «soi» et de l’«autre» sur la base de vérités idéologiquement imposées et de jugements efficaces pour les masses.

Dans sa description de la xénophobie (p.133-151) Maiolino souligne la nécessité de ne pas l’interpréter comme un phénomène social naturel («chaque personne a peur de l’étranger»), mais comme un rapport social, autrement dit, une classification de groupes de personnes au travers de jugements normatifs, qui, dans le cas de Schwarzenbach, sont construits comme «être différent». Une qualité de nature essentielle, définitivement incompatible avec la compréhension collective du soi, était attribuée aux Italiens. Ce racisme n’est plus justifié de manière biologique, mais constitue un racisme différentialiste, un «racisme sans race» (E. Balibar) qui propage l’idée d’une impossible cohabitation entre ressortissants de différentes cultures.

La résistance des Colonies Libres

La résistance des Colonies Libres contre l’initiative Schwarzenbach, votée le 7 juin 1970, s’est construite dans ce cadre de référence. Deux champs d’action imbriqués ont été développés. D’une part, il s’agissait d’abolir le discours d’infériorisation culturelle des Italiens. Le renversement des connotations culturelles négatives – comme Alvaro Bizzarri l’a fait dans son film Treno del Sud en présentant tous les Suisses comme des esclavagistes primitifs – est également critiqué de manière radicale. D’autre part, le discours nationaliste est remplacé pour un discours qui met au centre les conflits d’intérêts entre Travail et Capital. La résistance des Colonies Libres s’articulait donc toujours dans une logique de lutte des classes, laquelle considère le racisme comme un élément constitutif du capitalisme.

Angelo Maiolino pose la question de savoir pourquoi la résistance, qui s’articulait dans une logique de lutte des classes, a pris une forme d’organisation communautariste. Il introduit la notion «exclusion inclusive» (p.157) [einschliessende Ausschliessung]. Les Italiens étaient intégrés comme travailleurs, mais étaient rejetés aux marges de la société. Contre de telles discriminations informelles et institutionnelles, la communauté culturelle (community) s’impose comme un rempart contre les phénomènes de marginalisation sociale et culturelle (S.Hall). La community s’impose alors comme le lieu d’organisation qui sert le plus la lutte collective.

Les associations italiennes, en premier lieu les Colonies Libres, cristallisaient de cette manière la spécificité des travailleurs italiens en Suisse pour constituer «leur identité». L’organisation du temps libre pour les travailleurs italiens en Suisse (les «feste italiane») et les relations publiques jouaient un rôle important. Dans ce spectre social la «double absence» (A. Sayad) devenait une arme politique: les travailleurs italiens étaient «porteurs de caractère étranger en soi» (p.165), en Suisse et en Italie comme perdants de la questione meridionale.

Dans ce contexte socio-politique les Colonies Libres organisaient leurs réseaux d’alliances. L’Union syndicale suisse (USS) et le Parti socialiste (PS) étaient un appui symbolique dans la lutte contre l’initiative Schwarzenbach, mais leur pratique respective était toujours marquée par un caractère nationaliste. L’USS présentait régulièrement les syndicats suisses comme des syndicats pour les Suisses. Et le PS – alors qu’il se prononçait officiellement contre l’initiative – insistait alors sur le fait que le problème de l’Überfremdung existait réellement. Ce n’est que des années plus tard que ces organisations ouvriraient leurs organisations aux communistes italiens… à condition qu’ils respectent la «paix du travail» (p.189).

Dans les syndicats italiens et le parti communiste (PCI), les Colonies Libres trouvaient un allié de l’autre côté des Alpes. Le thème de l’émigration était placé dans le contexte d’une orientation politique d’ensemble «pour pousser en avant les réformes et les renouvellements structurels qui étaient, selon la gauche italienne, nécessaire pour le pays.» (p.196). L’auteur découvre également des rapports critiques entre les Colonies Libres et la gauche italienne. Car derrière le soutien surtout du PCI se cachait une logique fonctionnaliste: «Dans ce cadre politique, il n’étonne pas si les travailleurs situés à l’étranger ont été utilisés comme potentiel mobile pour les élections. Particulièrement le PCI savait concrétiser les grands thèmes au niveau de l’émigration pour mobiliser l’électorat italien à l’étranger. Un slogan électoral souvent utilisé était: ‘tornare per votare, votare per tornare!’ [retourner pour voter, voter pour retourner. Pour cela, des ‘trains rouges’ étaient organisés]. Par rapport à cela, les Colonies Libres soulignaient la nécessité de ne pas utiliser le problème de l’émigration uniquement en temps d’élection pour mobiliser l’électorat à l’étranger. Par contre, ce thème devrait jour un rôle permanent dans l’articulation de la politique italienne.» (p.197)

Angelo Maiolino évalue positivement le travail de résistance. Les Colonies Libres ont réussi, à travers la construction de la différence culturelle, à mobiliser une volonté collective et une position de pouvoir hégémonique (A. Gramsci) des travailleurs italiens au-delà des frontières régionales. Elles ont également su organiser les travailleurs italiens en tant que sujet agissant, comme par exemple à travers le rejet de l’initiative Schwarzenbach le 7 juin 1970.

Après le 7 juin 1970

A l’issue du vote de l’initiative, les Colonies Libres se sont positionnées en continuité avec la perspective intégrant une analyse de classes. Elles ne considéraient pas que le problème résidait dans la personne de Schwarzenbach, mais bien dans les conditions matérielles de l’émigration et de l’immigration. Elles revendiquaient une révision totale du «traité des Italiens» de 1964 et l’intégration des revendications suivantes: possibilités de participation politique pour les travailleurs italiens, l’abolition du statut de saisonnier, participation à un comité consultatif en matière d’immigration et mise en place d’un conseil des parents d’élèves pour une meilleure intégration des enfants italiens dans des institutions de formation (p. 218ff).

Le passage de «l’existence comme objet à une existence comme sujet» (p. 223-224) améliorait l’acceptation des Italiens dans la société suisse. Mais ce n’est pas une politique d’intégration différenciée qui y contribuait. L’auteur identifie trois raisons principales à cette évolution: 1° Le retour d’un grand nombre de travailleurs italiens à partir des années 1970 et surtout pendant la «crise pétrolière» de 1973/1974 au travers du non-renouvèlement de 250’000 contrats de travail saisonniers; 2° l’acceptation des Italiennes et Italiens qui restaient (permis d’établissement); 3° l’immigration de travailleurs immigrés d’autres pays.

Les marginalisés ont laissé des traces dans la vie sociale de ce pays. La «méditerranisation» de la Suisse (vêtements et culture culinaire italiennes entre autres) doit être comprise comme une marque de l’émancipation de la communauté italienne. Mais leur construction en tant qu’autre – et ainsi l’affirmation de la «spécificité suisse» – était remplacée par les «nouveaux immigrés». «Les marginalisés sont intégrés, mais toutes les différences qui renvoient aux contradictions et aux luttes sont par contre effacées.» (p.227)

Angelo Maiolino remarque justement que les Italiens en Suisse n’ont pas développé une identité culturelle homogène. Aujourd’hui, des grandes différences existent entre les «primos», la première génération d’immigrés, qui partiellement restent dans le passé et sont restés des «traditionalistes» et les «secondos» qui – en référence à S. Hall – peuvent être défini comme les «traducteurs» qui construisent des ponts entre deux ou plusieurs cultures («des hommes hybridés», p.233). Des approches théoriques pareilles peuvent être utiles pour mieux comprendre la xénophobie répandue chez les premiers immigrés contre les «nouveaux immigrés» (albanais, turques, africains) – en Suisse et en Italie – comme le montrent les exemples cités en introduction.

De Schwarzenbach à Blocher

Angelo Maiolino conclut en analysant la transition de l’ère Schwarzenbach à celle de l’Union démocratique du centre (UDC). Les continuités et les ruptures de positionnement politique entre la Nationale Aktion et l’UDC sont au centre de l’attention. L’auteur souligne qu’historiquement l’UDC reprend l’héritage de Schwarzenbach. La construction du Suisse et du non-Suisse continue de constituer un élément décisif de sa politique. La nouveauté avec l’UDC réside en fait dans une politique de redistribution du bas vers le haut. C’est la rupture la plus significative. L’UDC est un parti bourgeois avec un programme néolibéral qui protège les privilèges des hauts revenus et des riches. Cette politique est accompagnée par des campagnes xénophobes qui sont en continuité avec l’héritage populiste de droite de Schwarzenbach.

«En résumant, on peut dire qu’aujourd’hui l’héritage de Schwarzenbach existe avec une nouvelle qualité dans la politique. Cette nouvelle qualité se définit justement en décalage avec Schwarzenbach. Si l’UDC est sur la même ligne avec Schwarzenbach sur les paroles et les tactiques post-fascistes, elle rajoute une orientation néo-libérale de l’économie, de l’Etat et de la société qui la pousse en avant. Elle soutient ainsi une politique économique qui génère de plus en plus des disparités salariales dans la société. Les potentiels de frustration et les peurs qui en résultent chez les gens qui ne peuvent soutenir la pression de cette nouvelle forme d’économie sont animés avec des campagnes xénophobes. Ainsi, l’UDC produit de manière cynique exactement la masse d’électorat de laquelle elle a besoin pour son succès politique. C’est cela la nouveauté de l’UDC comparé avec la politique réactionaire-conservatrice de Schwarzenbach.» (p.257)

Que faire?

Ce livre présente une analyse très importante de la résistance contre la xénophobie et le racisme à l’œuvre il y a 40 ans. Angelo Maiolino a le mérite de ne pas se limiter à des événements isolés, mais d’intégrer le contexte social, politique et économique suisse et italien dans son analyse. Or, comment la résistance contre la xénophobie et le racisme peut-elle se développer au-delà de la revendication pour le droit de vote et d’éligibilité pour les «secondos»? Ce sont justement les nouvelles lois sur l’asile et sur les étrangers – à l’origine, par exemple, de la suppression de l’aide sociale aux requérant·e·s débouté·e·s – qui ouvrent de nouveaux champs de résistance. Maiolino n’a pas de réponses toutes faites. C’est dans leur élaboration que se trouve le défi que les mouvements politiques comme la science critique ou encore les syndicats doivent relever.

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[1] Maiolino, Angelo (2011). Als die Italiener noch Tschingger waren. Der Widerstand gegen die Schwarzenbach-Initiative. Zürich: Rotpunktverlag, 266 p. Le titre peut être traduit de la sorte: «Quand les italiens étaient encore les Tschinggen. La résistance contre l’initiative Schwarzenbach». La notion Tschinggen était utilisée comme un terme péjoratif pour désigner les travailleurs immigrés italiens. En Suisse française, le terme le plus courant à connotation xénophobe était «macaroni».

[2] Les Colonies Libres sont une organisation d’immigré·e?s italiens et italiennes en Suisse. La première Colonie Libre italienne est née à Genève en 1925 sur initiative d’antifascistes réfugiés de l’Italie. Le nom « libre » signifiait l’opposition de l’association au régime de Mussolini qui voulait fasciser les organisations d’immigré·e·s italiens et italiennes à l’étranger. Voir le document Un’associazione in movimento sur le site des Colonies Libres: http://www.fcli.ch/docs/depli06_fcli.pdf

[3] Toutes les citations ont été traduites de l’allemand par M.C.

[4] Maiolino définit la «logique d’apartheid» de cette manière : «Autrement qu’en Afrique du Sud de la domination raciale blanche où l’exclusion était pratiquée ouvertement et garantissait au régime le pouvoir absolu sur la politique, l’économie et la culture, dans des démocraties libres, l’apartheid opère au travers de la conscience individuelle. Cette conscience – partie d’une perception collective de la compréhension du soi particulier-national – renforcée par la grande masse qui la porte, la pousse au public. Comment est-ce que cette logique d’apartheid s’est manifestée en Suisse dans les années 1960 et 1970? En première ligne à travers des pratiques d’exclusion qui différencient, au niveau institutionnel, dans le domaine du travail et dans la vie sociale de tous le jours, le soi de l’autre.» (p. 23-24)

[5] La commune campagnarde se transformait en un quartier bruyant et très peuplé caractérisé par le manque d’appartements, d’installations sanitaires, d’écoles et de terrains disponibles.

[6] Egalement dans les années 1960 les travailleurs d’Italie du nord étaient recrutés, surtout de l’industrie d’automobile, de l’imprimerie et de l’armement. Leurs qualifications et savoir faire étaient centraux pour l’industrie de machine d’ici. Les travailleurs du sud étaient surtout employés dans la construction, le textile et la gastronomie.

[7] Le «traité des Italiens» de 1964 contenait  le regroupement familial seulement pour les personnes avec un permis de séjour annuel et avec une autorisation d’établissement. Aussi le thème du logement n’était pas régulé suffisamment.

[8] La notion d’Überfremdung, avec son contenu politico-social, peut être traduite avec «altération de la culture suisse».

 

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