Par Yassin Temlali
Il est très courant, ces jours-ci, de parler de la «réédition du scénario algérien» en Egypte, où le processus révolutionnaire lancé en janvier 2011 traverse un moment critique, avec le retour de l’armée sur le devant de la scène et son hold-up caractérisé sur la formidable mobilisation anti-Morsi, initié par le mouvement Tamarod (Rébellion).
Il n’est pas nécessaire d’énumérer toutes les différences entre ce qui s’est passé dans ce pays et l’annulation, par les militaires algériens, des élections législatives de décembre 1991, remportées par le Front islamique du salut (FIS). Citons-en seulement deux, les plus importantes.
La première est que la démission de Mohamed Morsi était une revendication réellement populaire, ce qui n’était pas le cas de l’arrêt du processus électoral en Algérie, où, pour une partie non négligeable de l’électorat, seuls les intégristes radicaux pouvaient en finir avec le système FLN (Front de Libération National).
La deuxième différence est que cette revendication n’était pas une manifestation de peur abstraite du pouvoir islamiste, mais une réaction à l’échec des Frères musulmans à améliorer la situation socio-économique et sécuritaire ainsi qu’à leurs tentatives d’islamisation de l’appareil de l’Etat, dont l’exemple caricatural a été la désignation d’un ancien dirigeant du groupe intégriste – qui a assassiné 62 touristes à Louxor (1997) – à la tête du gouvernorat de Louxor.
Dans un pays où quelque 10% de la population sont chrétiens et où le développement de la religiosité n’a pas réussi à bloquer le processus de sécularisation de la société, à l’œuvre depuis un siècle et demi, le discours islamiste était de plus en plus perçu comme une surenchère sectaire, menaçant le multiconfessionnalisme égyptien voire la diversité même de l’islam (le massacre de chiites, le 23 juin 2013, à Zawiyat Abu-Muslim dans le gouvernorat de Gizah; la police est restée passive, Al-Azhar a dénoncé ce crime).
Ces différences avec l’Algérie signifient-elles que la situation en Egypte n’évoluera pas, pour ainsi dire, «à l’algérienne»? En d’autres termes, les organisations politiques islamistes les plus radicales ne seront-elles pas tentées par la violence?
Ce risque n’est, malheureusement, pas à écarter. Ces organisations n’ont pas toutes révisé leur «doctrine du djihad», et certaines croient encore aux armes comme ultime recours contre le taghout [1] aujourd’hui incarné, à leur grand désarroi, non seulement par le général Abdel Fattah el-Sissi, mais aussi par des millions d’Egyptiens de toutes conditions sociales. Il n’est pas exclu qu’appliquant la vieille maxime qui enseigne que «la meilleure défense c’est l’attaque», elles réagissent par anticipation à la répression qui pourrait s’abattre sur elles dans le sillage de la destitution de Mohamed Morsi et de l’arrestation de plusieurs dirigeants des Frères musulmans. Si ce pronostic, à Dieu ne plaise, se réalise, il n’est pas improbable que leurs rangs se renforcent des membres de cette confrérie les plus sensibles au discours jihadiste.
L’armée de réserve des jihadistes
Il serait utile de rappeler ici certains événements des années 1990 en Algérie. La première action militaire islamiste depuis le démantèlement du maquis de Bouyali (1982-1987) a eu lieu fin novembre 1991, soit un mois avant la suspension des législatives remportées par le FIS. Il s’agit de l’attaque d’une garnison à Guemar (Sud-est) par le Mouvement islamique armé (MIA), qui n’avait pas de lien organique avec ce parti et rejetait son projet d’édification de l’Etat islamique par la voie électorale.
Le jihadisme algérien, dans les années 1990¸ avait ainsi son propre agenda, ce qui paraît être le cas du jihadisme égyptien (l’élection de Mohamed Morsi n’a pas mis fin aux attentats dans la presqu’île du Sinaï). Cela veut-il dire que l’arrêt des législatives de 1991 a joué un rôle mineur dans l’explosion de violence et de contre-violence qu’a vécue l’Algérie à partir de 1992? Cette décision du Haut commandement de l’armée, maquillée en sauvetage de la République, a fait apparaître les jihadistes aux yeux des cadres du FIS comme des hommes clairvoyants, qui ne se sont pas laissés envoûter par les sirènes de la légalité. Elle a ouvert aux islamistes radicaux, déjà actifs au sein du MIA et d’autres groupes (dont un issu du FIS, le Mouvement de l’Etat islamique, de Saïd Makhloufi) des perspectives de recrutement inespérées de centaines de militants qui s’estimaient dépossédés de leur victoire et, surtout, fuyaient la répression. Car on a poussé l’irresponsabilité jusqu’à interner des milliers de cadres du FIS, « à titre préventif », dans les « camps du Sud » et charger des escadrons de la mort d’abattre des centaines d’autres. Une partie des locataires de ces sinistres camps prendra le maquis dès leur libération et y rejoindra ceux qui les y avaient précédés pour échapper aux exécutions sommaires.
Cette gestion catastrophique de l’après-janvier 1992 est la raison majeure de la tragédie des années 1990 et non, « en soi », l’annulation d’élections législatives qui, dans des circonstances de tension politique extrême et de bipolarisation FLN-FIS, ne pouvaient être ni libres ni démocratiques. Nous pouvons dire, plus de 21 ans plus tard, que ce drame aurait peut-être été évité si les dirigeants de l’armée ne s’étaient pas tant aveuglés sur les conséquences de leurs décisions. L’Algérie aurait-elle perdu des dizaines de milliers de ses enfants si on n’avait pas arrêté et exécuté sans jugement tant de militants islamistes, si l’interdiction du FIS n’avait pas été l’annonce des funérailles de l’ouverture démocratique consécutive à l’intifada d’octobre 1988?
Egypte : la tentation du tout sécuritaire
C’est cet épisode du célèbre « scénario algérien » qui doit être médité en Egypte par les partisans de l’« éradication militaire de l’islamisme », un fantasme qui est loin d’être purement algérien. Les erreurs de la décennie rouge doivent d’autant moins être commises dans ce pays que la désaffection vis-à-vis de l’islam politique y est à son comble et qu’elle-même est sans précédent dans l’histoire.
S’il ne veut pas que ce puissant élan anti-islamiste s’éteigne lamentablement, dans des règlements de comptes exécutés par les fouloul (résidus du moubarakisme), le mouvement opposé aux Frères musulmans doit modérer les ardeurs de ses éradicateurs qui rêvent de «renvoyer les islamistes en prison» et non de les vaincre dans une compétition démocratique, dont les règles interdiraient l’étouffement des libertés politiques aussi bien que l’instrumentalisation de la religion pour accéder au pouvoir.
Des poursuites judiciaires à l’encontre des principaux dirigeants des Frères musulmans égyptiens ont déjà été engagées. Elles ont été ordonnées par un Procureur général nommé par Hosni Moubarak, éphémèrement limogé par Mohamed Morsi et revenu à son poste la veille de la destitution de celui-ci. Bien qu’elles soient formellement fondées (appels à la violence et à la haine religieuse¸etc.), elles ont tout l’air d’une vendetta légale, menée par une justice qui n’a toujours pas condamné les responsables de la répression de janvier-février 2011 et qui continue d’innocenter les symboles du régime de Moubarak [2]. Si cette répression s’élargit à la base de la confrérie islamiste, elle pourrait, comme en Algérie, en 1992, pousser beaucoup de ses cadres dans les bras des jihadistes. La géographie de l’Egypte (l’absence de maquis pouvant constituer des «zones libérées») ne favorise, certes, pas une insurrection à l’algérienne. Mais un retour aux affaires, sous la houlette des militaires, de fouloul ragaillardis et revanchards, qui n’ont de programme que l’asservissement politique et économique des Egyptiens, pourrait en provoquer une, de basse intensité. Le prétexte serait alors tout trouvé pour remettre aux calendes grecques cette démocratisation qui fut une des revendications centrales de l’Intifada du 25 janvier 2011, elle du renversement de Moubarak.
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[1] C’est le Satan, dans le sens où ce «concept» regroupe toutes les croyances et pratiques de la période préislamique – Jahiliya – tels que «l’adoration des idoles» et pas de Allah; idoles ou autres figures symboliques auprès desquelles les personnes intercédaient pour un jugement, une victoire, etc. (Rédaction A l’Encontre)
[2] Donc des revendications contre la politique des militaires durant les 18 mois où le CSFA – Conseil Supérieur des forces armées – étaient aux commandes, après la chute de Moubarak sont de plus importantes.(Rédaction A l’Encontre)
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Cet article est paru dans Le quotidien d’Oran/Maghreb Emergent, 6 juillet 2013.
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