Par Eli Friedman
En Occident peu de gens sont au courant du drame qui se déroule dans l’actuel «épicentre de l’agitation du monde du travail». Un spécialiste de la Chine fait ici un exposé sur la politique du travail tumultueuse de la Chine et les leçons que pourrait en tirer la gauche.
La classe travailleuse chinoise joue dans l’imaginaire politique du néolibéralisme un rôle évoquant Janus (dieu à une tête, mais à deux visages opposés). D’une part, on l’imagine comme étant le vainqueur compétitif de la globalisation capitaliste, le poids lourd conquérant dont la montée annonce la défaite des classes laborieuses du monde riche. Quel espoir peut-il rester aux travailleurs de Detroit (Etats-Unis) ou de Rennes (France) si le migrant interne arrivé dans la province du Sichuan est d’accord de travailler pour une fraction de leur salaire?
En même temps, les travailleurs et travailleuses chinois sont dépeints comme étant les victimes pitoyables de la mondialisation, la mauvaise conscience des consommateurs du «Premier monde». Bosseurs passifs et exploités, ils subiraient stoïquement pour produire nos iPhone et nos linges de bain. Et nous serions les seuls à pouvoir les sauver, en absorbant leur torrent d’exportations ou en faisant des campagnes bienveillantes pour qu’ils soient traités humainement par «nos» transnationales.
Pour certaines parties de la gauche du «monde riche», la morale de ces récits opposés est qu’ici, dans nos sociétés, la résistance des travailleurs appartient à la poubelle de l’histoire. Tout d’abord, parce qu’une telle résistance est perverse et décadente. Qu’est ce qui autorise les travailleurs bichonnés du Nord, avec leurs problèmes de «Premier monde», à présenter des revendications matérielles à un système qui leur offre déjà une telle abondance, fournie par les misérables de la terre? Et de toutes manières, toute résistance contre une menace concurrentielle aussi redoutable est certainement destinée à rester vaine.
En dépeignant les travailleurs chinois comme les Autres – en tant que subalternes infâmes ou adversaires concurrentiels – on se trompe totalement sur la situation effective des travailleurs dans la Chine contemporaine. Loin d’être des vainqueurs triomphants, les travailleurs chinois affrontent les mêmes pressions concurrentielles brutales que les travailleurs occidentaux, et souvent aux mains des mêmes capitalistes. Et surtout, ce n’est pas leur stoïcisme qui les distingue de nous.
Aujourd’hui la classe travailleuse chinoise lutte. Plus de trente ans après le projet de réforme introduisant un marché «libre» par le Parti communiste, la Chine est indéniablement l’épicentre de l’effervescence des travailleurs. Même s’il n’existe pas de statistiques officielles, il est certain que des milliers – sinon des dizaines de milliers – de grèves ont lieu chaque année. Elles sont toutes sauvages: il n’existe pas de grève légale en Chine. Ainsi, à chaque instant, il se déroule entre une demi-douzaine ou plusieurs de douzaines de grèves.
Encore plus important, des travailleurs et des travailleuses sont en train de l’emporter, et beaucoup de grévistes obtiennent d’importantes augmentations salariales, au-dessus et au-delà des prescriptions légales. La résistance des travailleurs constitue un problème sérieux pour l’Etat et pour le capital chinois ou occidental implanté en Chine et, tout comme dans les Etats-Unis des années 1930, le gouvernement central s’est vu obligé de modifier la législation du travail. Les salaires minimums augmentent massivement dans des villes du pays et beaucoup de travailleurs reçoivent pour la première fois des versements de l’assurance sociale.
Le bouillonnement des travailleurs a augmenté pendant deux décennies et au cours des seules deux dernières années, leurs luttes ont connu des avancées qualitatives considérables.
La gauche des pays du Nord a des leçons à apprendre de l’expérience des travailleurs et travailleuses chinois, mais pour les trouver il faut examiner des conditions spécifiques qu’affrontent ces derniers – des conditions qui, aujourd’hui, peuvent susciter à la fois un grand optimisme et un grand pessimisme.
Un catalogue relativement cohérent des tactiques de résistance ouvrière a émergé au cours des dernières décennies de révoltes. Lorsqu’une revendication surgit, le premier pas des travailleurs est souvent de parler directement avec leur direction. Leurs revendications sont presque toujours ignorées, surtout lorsqu’elles concernent les salaires.
Les grèves, par contre, donnent des résultats. Mais elles ne sont jamais organisées par les syndicats officiels chinois, qui sont formellement subordonnés au Parti communiste et généralement contrôlées par la direction au niveau de l’entreprise. Toutes les grèves en Chine sont organisées de manière autonome, souvent en opposition directe au syndicat officiel, qui encourage plutôt les travailleurs à exprimer leurs plaintes par les seuls canaux légaux.
Le système légal, qui comprend la médiation sur la place de travail ainsi que l’arbitrage et la présentation des requêtes devant le tribunal, tente toujours d’individualiser le conflit. Compte tenu de la collusion entre l’Etat et le Capital, cela signifie que ce système n’arrive en général pas à résoudre les plaintes des travailleurs: il est conçu en grande partie pour éviter des grèves.
Jusqu’en 2010, la raison la plus fréquente pour que les travailleurs se mettent en grève était le non-paiement des salaires. Les revendications de ces grèves sont simples: payez-nous les salaires auxquels nous avons droit! Les revendications allant dans le sens d’améliorer ou d’outrepasser les lois existantes étaient rares. Etant donné que les violations légales étaient et continuent à être endémiques, il y a eu un terrain fertile pour de telles luttes défensives.
Les grèves débutent en général lorsque les travailleurs déposent leurs instruments de travail et restent dans l’usine ou, au moins, sur les terrains de l’usine. Actuellement, de manière étonnante, il est relativement peu fait usage aux briseurs de grève en Chine. Les piquets sont donc rarement utilisés [1].
Lorsqu’ils sont confrontés à une direction récalcitrante, il arrive que les travailleurs radicalisent leur mouvement en descendant dans la rue. Cette tactique s’adresse au gouvernement: en troublant l’ordre public, ils attirent immédiatement l’attention. Parfois les travailleurs se rendent en masse vers les bureaux locaux du gouvernement, ou ils bloquent simplement une rue. De telles tactiques sont risquées, car le gouvernement peut parfois soutenir les grévistes, mais tout aussi souvent il fera appel à la force. Même lorsqu’un compromis est trouvé, les organisateurs des manifestations publiques sont souvent arrêtés, battus et emprisonnés.
Une autre pratique, encore plus risquée est apparue: les travailleurs sabotent, détruisent, déclenchent des émeutes, tuent leurs patrons et affrontent physiquement la police. De tels procédés sont plus fréquents suite à des licenciements de masse ou à des faillites. Un certain nombre d’affrontements particulièrement intenses ont eu lieu à la fin 2008 et au début 2009, suite à des licenciements de masse dans le secteur des exportations, et sous les effets provoqués par la crise économique des importants débouchés que représentent des pays occidentaux. Comme nous le montrerons plus loin dans cet article, il est possible que les travailleurs soient en train de développer une conscience antagonique à l’égard de la police.
Mais c’est l’élément le moins spectaculaire de ce catalogue de formes de résistance qui constitue la toile de fond de toutes les autres: des migrants refusent de plus en plus souvent de prendre des mauvais emplois qui les attiraient auparavant en masse vers les zones industrielles consacrées à l’exportation et se situant au sud-ouest du pays.
C’est en 2004 que s’est manifestée pour la première fois la pénurie de main-d’œuvre. Dans une nation qui compte encore plus de 700 millions de résidants ruraux, on a généralement pensé que ce n’était qu’une situation momentanée. de courte durée. Huit années plus tard, on constate qu’il y a eu un changement structurel évident. Des économistes sont engagés dans un débat intense sur les causes de cette pénurie de main-d’œuvre, débat dans lequel je n’entrerai pas ici. Il suffit de dire qu’un large secteur d’entreprises dans les provinces côtières telles que Guangdong, Zhejiang et Jiangsu n’ont pas été capables d’attirer et de retenir suffisamment de travailleurs.
Indépendamment des raisons spécifiques expliquant ce phénomène, le point important est que cette pénurie a fait augmenter les salaires et renforcé le pouvoir des travailleurs sur le «marché du travail» et qu’ils «profitent» de cette situation.
Un tournant s’est produit en été 2010, avec l’importante vague de grèves qui a débuté à l’usine de transmission de Honda (entreprise japonaise) dans le district de Nanhai (subdivision administrative de la province de Guandong).
Depuis lors, il y a eu un changement dans le caractère de la résistance des travailleurs, et beaucoup d’analystes l’ont noté. Mais les revendications des ouvriers et ouvrières sont surtout devenues plus offensives. Ils exigent des augmentations salariales qui vont au-delà de celles auxquelles ils ont légalement droit. Lors de beaucoup de grèves, ils ont commencé à demander d’élire leurs propres représentants syndicaux. Ils n’ont toutefois pas exigé des syndicats indépendants hors de la fédération syndicale All-China Federation of Trade Unions (ACFU), car ceci aurait sans doute déclenché une répression violente de la part de l’Etat. Mais l’insistance sur des élections représente le germe de revendications politiques, même si pour le moment cette demande n’est organisée qu’au niveau des entreprises.
La vague de grèves a démarré à Nahai, où, pendant des semaines, les travailleurs s’étaient plaints des bas salaires et discutaient de l’idée d’un arrêt de travail. Le 17 mai 2010, presque aucun d’entre eux ne savait qu’un seul employé – que beaucoup de rapports ont depuis lors identifié par le pseudonyme Tan Zhiqing – prendrait l’initiative d’appeler à la grève simplement en pesant sur le bouton d’arrêt d’urgence, ce qui a bloqué les deux chaînes de production de l’usine.
Les travailleurs sont sortis de l’usine. L’après-midi déjà, la direction les suppliait de retourner à leurs places de travail et d’ouvrir des négociations. La production a effectivement repris le jour même, mais les travailleurs avaient formulé leur première revendication: une augmentation salariale de 888 RMB [1 euro = 9,44 RMB, renminbi ou yuan] par mois, montant qui représentait une augmentation de 60% pour les travailleurs réguliers.
D’autres revendications suivirent, notamment celle d’une «réorganisation» du syndicat officiel de l’entreprise, qui n’offrait pour ainsi dire aucun soutien aux travailleurs dans leur lutte; et la demande pour la réintégration de deux travailleurs licenciés. Mais, au cours des pourparlers, les travailleurs ont quitté la table de négociations, et, après une semaine de grève, toutes les chaînes d’assemblage de Honda en Chine ont dû fermer, faute de pièces de rechange.
Pendant ce temps, les nouvelles de la grève de Nahai avaient commencé à se répandre, suscitant une agitation parmi les travailleurs industriels partout dans le pays. Les gros titres des journaux chinois en disaient long: «Chaque vague est plus haute que la précédente, la grève fait également irruption à l’usine Honda Lock»; «70 mille participent à la vague de grèves à Dalian, affectant 73 entreprises, elle débouche sur des augmentations salariales de 34,5%»; «Les grèves salariales à Honda sont un choc pour le modèle d’industrie de manufacture low-cost». Dans chacune de ces grèves, la revendication principale portait sur d’importantes augmentations salariales, même sil y a également eu beaucoup de revendications pour une «réorganisation syndicale» – un développement politique très important.
Une de ces grèves «d’imitation» a été particulièrement remarquée à cause de son militantisme et de son organisation. Au cours du week-end des 19 et 20 juin 2010, un groupe d’environ 200 travailleurs de Denso, un fabriquant de pièces de rechange de propriété japonaise et fournisseur de Toyota, se sont réunis secrètement pour mettre au point leurs projets. Lors d’une réunion, ils ont décidé d’appliquer une stratégie dite «des trois NON»: pendant 3 jours il y aurait un arrêt de travail, pas de revendications et pas de représentants. Ils savaient qu’en interrompant la chaîne de ravitaillement, l’usine voisine d’assemblage de Toyota serait obligée de fermer au bout de quelques jours. En s’engageant dans une grève de 3 jours sans revendications, ils savaient qu’aussi bien Denso que la chaîne de production plus importante de Toyota subiraient des pertes croissantes.
Leur plan fonctionna. Lundi matin, ils ont démarré la grève en sortant de l’usine et en bloquant les camions pour les empêcher de quitter les lieux. L’après-midi, six autres usines dans la même zone industrielle avaient fermé, et le lendemain le manque de pièces a obligé l’usine d’assemblage de Toyota à fermer.
Au troisième jour, comme ils l’avaient prévu, les travailleurs ont élu vingt-sept représentants et sont allés négocier en mettant en avant comme revendication centrale une augmentation salariale de 800 RMB. Après trois jours de négociations avec le directeur de Denso, qui était venu en avion depuis le Japon, il a été annoncé qu’ils avaient obtenu une augmentation de 800 RMB.
L’été 2010 a été caractérisé par une résistance radicale, mais relativement ordonnée contre le capital, mais l’été 2011 a vu deux insurrections de masse contre l’Etat.
En été 2011, également en juin, d’énormes émeutes de travailleurs ont ébranlé les zones suburbaines de Chaozhou et de Guangzhou, entraînant des destructions très répandues et bien ciblées. Dans la ville de Guxiang, dans la préfecture Chaozhou (extrême est de la provinde ce Guangdon), un travailleur du Sichouan, qui venait chercher son arriéré de salaire, a été brutalement attaqué par des voyous armés de couteaux et par son ancien patron. En réaction à cette agression, des milliers d’autres migrants ont commencé à manifester devant les bureaux du gouvernement local, car ils avaient été nombreux à avoir subi des années de discriminations et d’exploitation de la part d’employeurs travaillant de mèche avec des officiels.
La protestation était soi-disant organisée par une «association de la ville natale» du Sichouan, une des organisations mafieuses qui ont proliféré dans un environnement où la libre association n’est pas tolérée. Après avoir entouré les bureaux du gouvernement, les migrants ont rapidement tourné leur colère contre des résidants locaux dont ils sentaient avoir subi des discriminations. Ensuite, ils ont brûlé des douzaines de voitures et pillé des magasins. Il a fallu des policiers armés pour venir à bout de l’émeute et pour dissoudre les groupes d’habitants locaux qui s’étaient constitués en milices d’autodéfense.
A peine une semaine plus tard, un soulèvement encore plus spectaculaire a eu lieu dans les banlieues de Guangzhou, dans le district de Zengcheng. Des policiers se sont approchés d’une femme enceinte du Sichouan qui vendait des biens à côté de la route et l’ont violemment poussée parterre. Des rumeurs selon lesquelles la femme aurait fait une fausse couche suite à l’altercation ont immédiatement commencé à circuler parmi les travailleurs et travailleuses des usines de la région. La véracité ou non de cette rumeur est rapidement devenue hors de propos.
Mis en colère par cette dernière agression policière, les travailleurs ont manifesté violemment dans tout le Zengcheng pendant plusieurs jours, brûlant un poste de police, luttant contre les forces antiémeute et bloquant une autoroute nationale. Il semble que d’autres migrants du Sichouan provenant des environs de Guangdong se soient rendus en masse à Zengcheng pour participer aux émeutes. Finalement c’est «l’Armée de libération du peuple» (l’armée dirigée par le PCC et gouvernement central) qui a été appelée pour mater l’insurrection. Les soldats ont tiré sur les militants avec des balles réelles. Malgré les dénis du gouvernement, il est vraisemblable que nombre de personnes ont été tuées.
En quelques années, la résistance défensive des travailleurs est donc devenue offensive . Des incidents apparemment mineurs ont déclenché des soulèvements de masse, ce qui dénote un sentiment de colère généralisé. Et la pénurie de main-d’œuvre dans les régions côtières indique des changements structurels plus profonds, qui ont également eu des incidences sur la dynamique de la politique du travail. (Partie 1, à suivre. Traduction A l’Encontre)
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[1] On ne voit pas pourquoi les employeurs ont si rarement tenté d’utiliser des briseurs de grèves. Une explication est que le gouvernement ne soutiendrait pas une telle mesure puisqu’elle pourrait augmenter les tensions et conduire à de la violence ou à des troubles sociaux plus importants. Un autre facteur est simplement que les grèves durent rarement plus qu’un jour ou deux, puisque les grévistes n’ont pas de soutien institutionnel de la part d’un syndicat et subissent souvent une pression intense de la part de l’Etat. Par conséquent les employeurs sentent peut-être moins le besoin d’utiliser des briseurs de grève.
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Eli Friedman est professeur auprès du département des Etudes internationales et comparatives du travail, Cornell University, Ithaca.
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