Ce que le peuple veut

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Par Henry Laurens, du Collège de France

Le peuple veut un État-Providence qui lui restaure sa dignité et lui apporte une vraie sécurité, mais l’économique ne suit pas. Telle est, selon Gilbert Achcar, la matrice des événements en cours, l’annonce peut-être de nouvelles révolutions.

Printemps arabe, soulèvements arabes, réveils arabes, révolutions arabes, tels sont les divers qualificatifs utilisés pour désigner les événements qui entrent dans leur troisième année. Disons tout de suite que le printemps arabe est d’abord une révolte des objets d’étude contre les analyses et les analystes des sociétés arabes. Certains se targuent après d’avoir prévu, mais en dehors de l’idée que les systèmes économiques et sociaux dominants dans le monde arabe étaient insoutenables à la longue, rien ne permettait d’annoncer ce qui s’est passé. Naturellement on a réussi à prédire le passé, c’est-à-dire découvrir après tous les signes avant-coureurs des événements, ce qui a permis d’identifier les nouveaux acteurs avant qu’ils entrent en scène.

Depuis, nous sommes toujours en train de courir après les événements qui se succèdent à très grande vitesse. Les convulsions successives ont pu permettre de dire que l’on était «perdu en transition» (lost in transition). Chaque bilan d’étape devient rapidement une image d’un passé déjà révolu, et la confusion semble l’emporter.

C’est que les sociétés arabes sont entrées en mouvement. Un premier mythe a été aboli, celui d’une exception arabe: l’autoritarisme, le despotisme selon le vieux terme consacré, n’est pas inhérent aux réalités arabes aussi changeantes que celles des autres composantes du monde contemporain. Un second est en train d’être à son tour menacé: les sociétés arabes ne s’expriment pas unanimement selon le discours des islamistes. De nouvelles forces les contestent aussi bien dans la rue que dans les urnes. L’épreuve de la réalité du pouvoir pourrait se révéler mortelle pour le projet utopique islamiste.

Bien entendu, les temps sont difficiles. Le désastre syrien nous le rappelle tous les jours. Du Golfe à l’océan, les conflits portent sur le sens à donner aux valeurs identitaires (dites sociétales), alors que plusieurs pays sont au bord de l’effondrement économique. Le social revient au-devant de la scène. Le peuple veut un Etat-Providence qui lui restaure sa dignité et lui apporte une vraie sécurité, mais l’économique ne suit pas. Telle est la matrice des événements en cours, l’annonce peut-être de nouvelles révolutions.

Les événements de l’immédiate actualité suscitent une forte demande d’explications de la part d’un vaste public. Bien souvent, le discours des experts, surtout ceux que l’on peut définir comme généralistes et qui hantent les médias, n’est pas sensiblement différent de celui du «café du commerce». Une appréhension sérieuse des choses passe par une vraie connaissance des pays considérés et une réflexion déjà ancienne, même si le spécialiste peut se trouver surpris par les actions de ses objets d’étude.

Il en est ainsi du «printemps arabe» qui a déjà causé un flot de publications de qualités diverses. Les spécialistes ont aussi travaillé à confronter leurs analyses, toutes aussi changeantes que l’évolution des événements, dans une innombrable série de réunions, ateliers, séminaires et colloques. Gilbert Achcar est l’un d’entre eux. La richesse de son approche repose sur son enseignement portant sur les problèmes du développement au Moyen-Orient et en Afrique du Nord à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’université de Londres.

Il est, à ma connaissance, le premier à livrer une implacable analyse des conditions socio-économiques du monde arabe contemporain pour comprendre les événements qui ont commencé en 2011, un processus révolutionnaire prolongé dont on ne connaît pas encore le terme.

Le monde arabe se trouve dans une situation de «développement bloqué». Après la phase de développement dominée par le secteur public et qui s’est achevée vers 1970, la région a connu deux décennies de stagnation du PIB par habitant suivies d’une croissance inférieure à la moyenne des pays en développement pour les deux décennies suivantes. Les fortes fluctuations du prix du pétrole sont un facteur explicatif, mais ne permettent pas d’expliquer à elles seules cette mauvaise performance (l’Afrique subsaharienne a globalement fait mieux?!). Les taux de pauvreté et d’inégalité sont fort élevés bien qu’inférieurs en moyenne à ceux des autres parties de l’Afrique et de l’Asie en développement, alors que la précarité (combinaison de l’informalité, du chômage et du sous-emploi) bat des records mondiaux. Le taux de chômage de la jeunesse est exceptionnel et ne s’explique pas uniquement par la pyramide des âges. Sous-emploi des femmes en dépit de leur niveau d’éducation et chômage des diplômés sont les caractéristiques négatives de cette situation.

LivreAchcar1Ce n’est pas le capitalisme en soi, mais ses modalités particulières dans la région qui sont en cause. L’investissement privé n’a pas pris la relève d’un investissement public en régression. On est en face d’Etats rentiers et patrimoniaux. La fraction dominante du capitalisme privé relève du népotisme et du capitalisme des compères?: «Le résultat de cette impasse locale du néolibéralisme est que la plupart des économies de la région ont fini par combiner les désavantages d’un capitalisme d’État bureaucratique et d’un capitalisme néolibéral sans aucun des avantages présumés de l’étatisme et du néolibéralisme.»

La suite de l’ouvrage est plus classique sans cesser d’être pertinente. La malédiction du pétrole est un phénomène politique au premier chef. Il conduit, à travers la géopolitique, à la consolidation des despotismes régionaux. L’Arabie saoudite avec ses moyens financiers a encouragé le développement des forces de l’intégrisme islamique alors que les appareils d’État et les conditions sociales et économiques jouaient contre les forces progressistes. Le nouveau paysage audiovisuel créé par l’expansion des télévisions satellitaires a encouragé la diffusion d’un nouvel arabisme à forte composante islamique.

Si toutes les conditions sociales et économiques étaient mûres pour l’explosion révolutionnaire, les acteurs politiques constitués, islamistes comme progressistes, n’en pouvaient pas être les vecteurs. Ce sont de nouveaux acteurs liés aux nouvelles technologies de l’information et de la communication qui ont mené le mouvement. Le slogan «le peuple veut» souligne l’identité nationale et l’unité populaire contre toutes les appartenances et identités exploitées tant par les gouvernants despotiques que les ennemis extérieurs.

La dernière partie est consacrée à un bilan d’étape du soulèvement arabe, pays après pays. L’auteur prend la défense de l’intervention étrangère [sous la forme d’une aide militaire à donner aux rebelles] en Libye et conclut à la nécessité de prendre les armes en Syrie. Le «tsunami» islamique est un phénomène provisoire, il aboutit rarement à un engloutissement permanent.

Les Frères musulmans peuvent bien être des adeptes du capitalisme de marché [néolibéral], la profonde instabilité politique et sociale créée par le soulèvement ne peut que rendre encore plus improbable la perspective d’une croissance menée par les investissements privés. La pensée magique incarnée par le slogan «l’islam est la solution» ne permet de régler aucun problème. Un véritable changement socio-politique doit s’appuyer sur les forces populaires pour aboutir à un retour aux politiques développementalistes sans le despotisme et la corruption qui les accompagnaient.

Par leur netteté et leur force explicative, les analyses de Gilbert Achkar tranchent avec les discours habituels sur le printemps arabe. On lui doit beaucoup pour son rétablissement de l’importance du social et de l’économique, là où les autres ont trop tendance à donner la priorité au sociétal sur le social.

C’est bien une contribution majeure au sujet et certainement l’enjeu le plus actuel. L’auteur lui-même reconnaît que s’il n’y a pas un tournant radical dans l’évolution politique de la région effaçant les décennies de réaction et renouvelant les projets socialement progressistes sur une base profondément démocratique, c’est la descente dans la barbarie qui guette la région. Comme il se doit, c’est aux hommes concernés d’écrire leur histoire, même s’ils ne savent pas l’histoire qu’ils écrivent. C’est ce que disait Raymond Aron reprenant Marx, et cela s’applique merveilleusement à aujourd’hui.

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Henry Laurent est professeur au Collège de France d’Histoire contemporaine du monde arabe. Il a publié, entre autres, La question de Palestine, chez Fayard, en quatre volumes, s’étendant de 1799 à 1982. Cet article a été publié dans L’Orient Littéraire, supplément de L’Orient le Jour, en date du 9 mars 2013.

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