Par Laurent Geslin
Le cessez-le-feu entre Kiev et les séparatistes reste précaire dans l’est de l’Ukraine, les habitants s’inquiètent du non-paiement des retraites, du manque de vivres et de l’approche de l’hiver.
«Venez devant l’estrade, que tout le monde vous entende.» L’homme s’avance, la démarche hésitante, les yeux rivés vers le sol. Malgré les apparences, la centaine de personnes réunies dans la salle d’audience du tribunal de Donetsk n’assiste pas à un procès, mais à la première conférence d’Alekseï Krasilnikov, le tout nouveau «ministre de l’agriculture» de la «république populaire» (DNR). «Je voulais savoir, certaines rumeurs affirment que les exploitations agricoles vont être nationalisées, bafouille le paysan, et comment faire pour les prêts que nous avons contractés auprès des banques ukrainiennes?»
Un murmure se répand dans la salle, des mains se lèvent pour de nouvelles questions, le «ministre» s’est renversé sur sa chaise pour laisser passer l’orage. «La DNR est la république du peuple, l’activité économique doit profiter au peuple, lâche-t-il. L’Etat va prendre le contrôle de la majorité des grands groupes, les dirigeants seront nommés par le gouvernement. Ou peut-être que les sociétés qui collaboreront seront exemptées de taxes. Oui, c’est cela, nous sommes contre les taxes.»
Les dirigeants de la DNR, qui a officiellement déclaré son indépendance le 7 avril 2014, essaient de présenter le visage d’un Etat efficace et légitime, mais ce dernier ressemble surtout à un clan se répartissant d’avance les futures prébendes. De fait, c’est la peur plus que le respect qui force les agriculteurs du Donbass au silence. «Rappelez-vous, ceux qui continuent de payer leurs taxes à Kiev auront des problèmes, l’Ukraine ne reviendra pas», menace Krasilnikov.
Humiliation
Depuis le cessez-le-feu conclu le 5 septembre 2014, quelques-uns des réfugiés qui avaient fui Donetsk sont en train de revenir, même si des affrontements se poursuivent entre les séparatistes et l’armée ukrainienne autour de l’aéroport. La reprise des bombardements meurtriers sur la ville, où sont encore concentrées beaucoup d’armes lourdes, n’affaiblit pas l’enthousiasme des séparatistes. «Nous réparons les lignes de trains endommagées par les combats», se félicite Semen Kuzmenko, le nouveau «ministre des transports», installé derrière le bureau de l’ancien chef de la direction régionale des chemins de fer. Se présentant comme juriste, le jeune homme est surtout connu comme un membre du Mouvement de libération nationale (MLN), une organisation dirigée par Evgueni Fiodorov, le député de la Douma à l’origine de la loi très controversée qui oblige, en Russie, les ONG à se déclarer comme «agents de l’étranger» si elles reçoivent des financements extérieurs. Le Mouvement de libération nationale ne cache pas son anti-américanisme et son antisémitisme, en promettant de venger l’humiliation infligée à la Russie dans les années 1990 et de restaurer sa «souveraineté». «Pour que les mines de charbon puissent de nouveau exporter, le train ne suffit pas, nous avons besoin du port de Marioupol», explique dans un sourire Kuzmenko, un étui de pistolet passé sous le bras. Ce qui sous-entend que l’appétit territorial des «nouveaux maîtres» de l’est de l’Ukraine est encore loin d’être rassasié.
Le 16 septembre, le Parlement ukrainien a voté une loi accordant une très large autonomie aux régions contrôlées par les rebelles dans l’est du pays. Cette proposition de «statut spécial» est pour le moment rejetée par les républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, en position de force depuis les lourdes défaites de l’armée ukrainienne à la fin de l’été. Sur les innombrables barrages qui coupent les routes de la région, les combattants séparatistes n’ont d’ailleurs pas l’intention de déposer les armes. «Nous allons obtenir l’ensemble du territoire des deux oblasts», répètent en cœur les hommes en armes qui montent la garde devant les carcasses calcinées des véhicules blindés de l’armée ukrainienne. Ils en contrôlent aujourd’hui moins de la moitié malgré leur rapide avancée de la fin août et du début septembre.
Pourtant, avant de lancer de nouvelles campagnes militaires, les deux entités sécessionnistes vont devoir régler les problèmes sociaux les plus urgents. «Kiev a coupé tous les budgets et les salaires ne sont plus payés depuis le 15 juillet», soupire en réajustant ses lunettes Vladimir Bondar, conseiller à la culture de la ville minière de Torez, qui porte toujours le nom de l’ancien dirigeant communiste français. Entré en 1988 à la mairie de la ville, le fonctionnaire a travaillé sous l’Union soviétique puis sous l’Ukraine indépendante. C’est avec résignation qu’il se plie au nouveau pouvoir. «Pour l’instant, tous les fonctionnaires viennent travailler, mais qu’en sera-t-il dans quelques mois ?» Un peu plus loin, sur une place de la ville de Krasnyï Loutch, sous l’autorité de la république populaire de Lougansk (LNR), un homme en treillis coiffé du bonnet cosaque tente de repousser les assauts d’une foule de vieillards. «Où est l’argent ? Où sont nos retraites ? Comment allons nous survivre ?»
La colère a vite laissé la place à l’abattement. «L’hiver arrive, nous n’avons rien à manger. Je n’ai pas assez d’argent pour prendre le bus et aller voir ma fille à Lougansk», explique une vieille dame. Au siège du gouvernement, installé dans l’ancien immeuble de l’administration régionale, Vassili Nikitine, le «vice-premier ministre en charge des affaires sociales», affirme que les pensions seront payées rapidement, que la République dispose de «ses propres fonds» et «qu’ils ne viennent pas de Moscou», sans pour autant vouloir détailler leur origine. L’homme, qui vendait il y a peu des graines et des engrais, fait preuve d’une étonnante longévité au sein des cercles dirigeants des séparatistes, à l’heure où nombre de cadres de la première heure ont été rappelés en Russie. «Le minimum que nous réclamons, c’est l’indépendance», martèle-t-il. Et le maximum? Le ministre réfléchit quelques minutes. «Etre reconnu internationalement.»
Pour l’heure, les préoccupations des habitants du Donbass sont plus terre à terre. C’est dans la cour, à l’ombre de leur immeuble éventré par les obus, que Victoria et son fils Daniel préparent à manger. Lourdement bombardée par l’armée ukrainienne, occupée par le bataillon Aïdar le 13 août, puis reprise quinze jours plus tard par les séparatistes, la bourgade de Novosvitlivka, à proximité de l’aéroport de Lougansk, n’est plus qu’un champ de ruines. Viktoria et Daniel ont passé deux semaines terrés dans la cave de l’école primaire voisine, leur appartement a été touché par un obus, l’électricité et l’eau sont coupées dans la petite ville. «Qu’avons-nous fait pour mériter cela ? Nous sommes des gens pacifiques et l’armée ukrainienne a détruit nos vies. Tout ce que nous avons, c’est quelques paquets de farine distribués par la république populaire de Lougansk», constate une voisine. La Garde nationale ukrainienne avait installé sa base dans l’école maternelle où travaillait Viktoria depuis 25 ans.
Les soldats n’ont pas eu le temps d’emporter tous leurs morts, des corps ont été enfouis à la hâte dans une des caves du bâtiment. «L’avenir ? Je n’en sais rien, on a promis de nous reloger dans un hôtel de Lougansk», espère-t-elle. Il vaut mieux trouver rapidement un abri. Un soleil d’automne brille dans le ciel du Donbass, mais les températures commencent à tomber et le terrible hiver ukrainien approche. (Pour information; article publié dans le quotidien Libération en date du 8 octobre 2014)
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