Par Philippe Riès
Pour la première fois dans l’histoire du Portugal, une affaire de corruption, liée aux «golden visas» octroyés moyennant finances à des non-Européens, a conduit à l’arrestation d’un directeur d’administration centrale, celui du service des étrangers et des frontières (SEF), et d’autres très hauts fonctionnaires. Ce qui est plus significatif que la démission lundi 16 novembre du ministre de l’administration interne (Intérieur) Miguel Macedo, lié à certains protagonistes de l’affaire. Une nouvelle fois dans ce pays, les policiers et magistrats anti-corruption agissent, avant que les pivots d’un système politico-judiciaire gangrené par les réseaux ne s’efforcent, le plus souvent avec succès, de saboter leur travail.
Patron du SEF ayant survécu à l’alternance politique de 2011, Manuel Jarmela Palos, a passé le week-end en prison avant d’être interrogé par le magistrat instructeur, Carlos Alexandre. Autre cible de l’opération «Labirinto», qui a mobilisé plus de deux cents inspecteurs de la police judiciaire à travers le pays, la secrétaire générale du ministère de la justice, Maria Antonia Anes, a été cueillie à la sortie de son bureau, rue de l’Or, en pleine «baixa» lisboète [quartier du centre construit après le tremblement de terre de 1755, avec des rues parrallèles qui conduisent vers le Tage]. Les policiers ont également visité les bureaux de la secrétaire générale du ministère de l’environnement, Albertina Gonçalves, avant de l’emmener pour la perquisition du cabinet d’avocats dont elle est une des associées, au côté du ministre de l’intérieur Miguel Macedo. Les liens entre ce dernier et plusieurs des personnes visées par l’enquête ont finalement contraint le premier ministre Pedro Passos Coelho à accepter une démission d’abord refusée.
Egalement détenu, le président de l’Institut des registres et du notariat, Antonio Figuereido, et sa fille, Ana Luisa, patronne de l’entreprise Golden Vista Europe, une officine vouée à faciliter l’obtention des «golden visas», essentiellement par des candidats venus de Chine. Selon la presse portugaise, le ministre Miguel Macedo était l’un des associés de Ana Luisa Figuereido dans une autre société, au côté d’ailleurs de Luis Marques Mendes, un ancien président du PSD (principal parti de la coalition au pouvoir à Lisbonne) reconverti dans le commentaire politique à la télévision.
Au total, onze personnes ont été arrêtées à ce jour, dont trois d’origine chinoise. La police judiciaire, dont l’enquête avait déjà fait l’objet de « fuites » malencontreuses dans la presse avant l’été, les soupçonne d’avoir mis en place un système de contournement des conditions assez strictes posées à l’obtention de ces visas d’un genre particulier. Rappelons que les «golden visas», qui n’ont pas été inventés par le Portugal (Chypre y avait déjà recouru avant tout pour des Russes), permettent à des non-Européens d’obtenir un document leur accordant la libre circulation dans l’espace Schengen, en ne résidant que quelques jours par an au Portugal. Au terme de cinq années, le visa permet de devenir résident et même, sous conditions, d’acquérir la nationalité portugaise.
Pour accéder à ce sésame, le candidat doit investir 500’000 euros ou plus dans des biens immobiliers, ou plus d’un million d’euros en valeurs financières (actions ou obligations), ou encore créer dix emplois stables dans le pays. Sur le plan économique, le dispositif créé fin 2012 par Paulo Portas (actuellement vice-premier ministre) quand il était ministre des affaires étrangères, a été un succès inespéré. Après avoir fait rentrer au Portugal plus de 300 millions d’euros en 3013, les 770 millions étaient d’ores et déjà atteints fin octobre pour l’année en cours. Sur les 1 775 visas accordés depuis le lancement du programme, 81 % l’ont été à des citoyens de la République populaire de Chine, loin, bien loin devant des Russes ou des Brésiliens (3 % pour chacune de ces nationalités). Il est vrai que pour les Chinois enrichis désireux de mettre leur famille, eux-mêmes et leurs biens (bien ou mal acquis) à l’abri d’un gouvernement central arbitraire et imprévisible, les destinations possibles se font rares. L’Australie et le Canada appliquent des quotas sélectifs, la Grande-Bretagne se fait payer de plus en plus cher et Hong Kong voit d’un très mauvais œil l’envahissement par les citoyens de la «mère-patrie».
Parmi les candidats qualifiés, 1681 l’ont été par un investissement immobilier, particulièrement bienvenu quand le secteur du bâtiment a été la principale victime de la crise financière économique en zone euro, avec des dizaines de milliers d’emplois perdus. Il n’y a eu que 91 placements mobiliers et la création de… trois entreprises. Ce qui explique que le lobby du BTP (construction) soit tout de suite monté au créneau pour éviter que le scandale en cours ne conduise à une remise en cause du dispositif. En principe, les candidats doivent non seulement prouver le caractère effectif de l’investissement mais aussi fournir un casier judiciaire vierge. Une alerte s’était déjà déclenchée début 2014 quand on avait découvert l’obtention d’un golden visa par un citoyen chinois fiché par Interpol.
Mais le dispositif a immédiatement suscité des vocations d’intermédiaires, à l’image de Golden Vista Europe associant des Portugais et des Chinois, pour «aider» les candidats dans leurs démarches administratives, leurs acquisitions, et la fourniture de services divers et variés. Les policiers et les magistrats soupçonnent ces intermédiaires d’une conception assez extensive de cet appui et les fonctionnaires arrêtés d’avoir cédé à une nouvelle tentation. Certes, les charges évoquées jusqu’ici dans la presse paraissent bien minces, compte tenu des centaines de millions d’euros mis en mouvement par le dispositif. Selon son avocat, Manuel Palos serait ainsi accusé sous deux chefs de corruption passive, pour avoir accepté… deux bouteilles de vin venant de la propriété d’Antonio Figuereido ! On évoque aussi un versement de cinq mille euros pour «faciliter» la délivrance de visas.
Outre le fait que les personnes incriminées sont présumées innocentes, la plus grande prudence est recommandée quant à l’issue de cette nouvelle affaire de corruption, si fracassante qu’en soit l’entrée en matière. Il y a le précédent d’Isaltino Morais [1], et le marathon judiciaire qui a permis à l’ancien ministre et maire d’Oeiras, banlieue cossue de Lisbonne, de ne passer en prison qu’une fraction de la peine à laquelle il avait été condamné initialement pour corruption, fraude fiscale et blanchiment de capitaux. Dans l’hebdomadaire Expresso, Aurora Teixeira rappelle à bon droit la lenteur légendaire de la justice portugaise, «lenteur qui “semble” encore plus patente dans les cas de corruption (supposée) qui impliquent directement ou indirectement des gouvernants, ou, comme les médias les qualifient pompeusement, les “élites politiques” ou des “hauts cadres” de l’État».
Et de rappeler le cas « Freeport », impliquant l’ancien premier ministre socialiste José Socrates, « archivé faute de preuves » après sept ans d’enquête et de procédures ayant coûté des millions d’euros ; ou l’acquittement général des accusés dans le procès «Portucale» mettant en cause l’empire bancaire Espirito Santo aujourd’hui déchu, et dans le dossier de l’achat hautement suspect de sous-marins pour la marine de guerre (alors que des condamnations ont été prononcées en Allemagne, le pays vendeur).
Le fait est que si les « élites » françaises sont dominées par des énarques devenus politiciens ou affairistes (et parfois les deux), celles du Portugal sont entre les mains d’avocats, très généralement affiliés à la franc-maçonnerie, qui « font la loi » au Parlement et vivent très largement de ses lacunes béantes (et, dit-on, volontaires) dans la « société civile ». Les dysfonctionnements du système judiciaire portugais, encore illustrés tout récemment par le fiasco du programme d’archivage «Citius», sont tellement criants que la « troïka » UE-FMI-BCE, appelée à la rescousse financière en 2011, avait imposé un chapitre distinct sur ce thème dans le «mémorandum» signé avec le gouvernement portugais. Mais il faudrait bien plus que trois ans d’«austérité» pour éradiquer un cancer niché si profondément dans les rouages de l’État et les entrailles de la société. Et qui explique pour une bonne part les problèmes de développement et de compétitivité du Portugal. (18 novembre 2014, site Mediapart)
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[1] Isaltino Morais est le symbole d’une corruption politique rampante, Isaltino Morais, maire inamovible de Oeiras, cette synthèse lusitanienne de Neuilly et Levallois-Perret [une région pour riches] a passé le 25 avril, jour anniversaire de la Révolution des Œillets de 1974, dans une cellule des services de la police judiciaire de Lisbonne. C’est la nouvelle qu’attendaient depuis des années tous ceux qui désespèrent d’un système judiciaire portugais déliquescent.
Mais ses avocats ont aussitôt annoncé le dépôt d’un nouvel appel par celui qui est à coup sûr le champion européen des manœuvres dilatoires, surpassant même Silvio Berlusconi dans cet exercice visant au déni de justice. Il a déposé jusqu’à ce jour plus de 40 recours et appels divers, jouant la montre (c’est-à-dire la prescription), se vantant récemment d’être capable de faire encore mieux, même si les frais d’avocats l’ont contraint, dit-il, à souscrire un emprunt bancaire de 120’000 euros.
«Isaltino», que l’on désigne au Portugal par son seul prénom tant sa mauvaise réputation y est considérable, a été accusé en 2003 par la presse d’avoir dissimulé sur des comptes non déclarés en Suisse et en Belgique plus de un million d’euros d’origine inexpliquée. Ministre de la Ville dans le gouvernement de centre droit présidé par José Manuel Durão Barroso (qui « s’enfuira » à Bruxelles en 2004), il doit démissionner. Il est mis en examen en 2005, ce qui n’empêche pas les électeurs de le réélire à la tête d’Oeiras. En 2009, il est condamné à sept années de prison ferme pour évasion fiscale et blanchiment de capitaux. Et réélu dans la foulée pour un cinquième mandat de maire ! Selon la célèbre formule d’origine brésilienne, « il vole mais il fait », semble répondre son électorat aux juges.
En 2010, la cour d’appel de Lisbonne confirme la condamnation, mais réduit la peine à deux années seulement et annule également la perte du mandat électoral. En 2011, alors que son énième recours devant le Tribunal constitutionnel est pendant, il est brièvement incarcéré mais ressort triomphant des geôles de la PJ de Lisbonne 24 heures plus tard. C’est le rejet de ce recours le 13 avril et d’un autre devant la cour d’appel le 18, qui a enfin permis à la juge d’Oeiras, Marta Rocha Gomes, de répondre aux demandes pressantes du ministère public, qui réclamait depuis des mois l’incarcération du maire d’Oeiras. Il a été interpellé le 24 avril, à l’heure du déjeuner, à la sortie de son bureau de la mairie d’Oeiras, où il trône sous un célébrissime portait du marquis de Pombal, le reconstructeur de Lisbonne après le tremblement de terre de 1755, dont ce bâtiment abritait les écuries.
Combien de temps Isaltino va-t-il être privé de liberté ? Les paris sont ouverts. Son second à la mairie a affirmé que les affaires continuaient normalement, Isaltino étant capable d’assurer sa « mission » depuis sa cellule. Toutefois, la loi l’interdit si la détention se prolonge. Une seule certitude, la limitation à trois mandats municipaux consécutifs empêchera les habitants d’Oeiras de le réélire lors des élections de septembre prochain. Sinon… (26 avril 2013)
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