Par Yann Philippin
C’est l’homme de l’ombre dont les confessions risquent de dynamiter le système Dassault. Libération et France Inter révèlent que le comptable suisse de Serge Dassault, Gérard Limat, a reconnu sur procès-verbal avoir remis au moins 53 millions d’euros en liquide à l’avionneur et ancien maire UMP de Corbeil-Essonnes, entre les années 1995 et 2012. Entendu en garde à vue les 6 et 7 octobre par les policiers de l’office anticorruption (OCLCIFF) de Nanterre, Gérard Limat a été mis en examen dans la foulée pour «complicité de financement illégal de campagnes électorales et d’achat de votes» et «blanchiment» par les juges d’instruction Serge Tournaire et Guillaume Daïeff, en charge de l’enquête sur la corruption électorale présumée à Corbeil.
Sur la seule période 2008-2012, qui englobe les trois élections visées par l’enquête, Gérard Limat a livré 7,45 millions d’euros en cash à Dassault. Il a également effectué pour 4,2 millions d’euros de virements suspects, pour l’essentiel à des habitants de Corbeil, dont plusieurs acheteurs de voix présumés. S’il a dit ignorer l’usage de ces fonds, cet homme de confiance de la famille Dassault a livré aux enquêteurs un témoignage exceptionnel.
Des virements mystérieux
Le 25 juin 2013, les policiers perquisitionnent l’hôtel particulier du rond-point des Champs-Elysées, siège parisien du groupe Dassault. Les enquêteurs découvrent un relevé de compte luxembourgeois, sur lequel figurent deux virements à un délinquant de Corbeil. Le compte appartient à un citoyen suisse, Gérard Limat. Les juges lancent deux commissions rogatoires internationales. En mars 2014, les policiers helvètes perquisitionnent son domicile à Genève et son bureau à Meinier, dans la banlieue de la ville. Il explique qu’il est le «comptable» et «l’homme à tout faire» de son «ami» Serge Dassault. «Je ferai n’importe quoi pour lui, tant que la loi l’autorise.» Limat remet aux enquêteurs deux classeurs remplis de documents. Mais refuse de s’expliquer sur ses relations avec une société genevoise dénommée Cofinor. «Il s’agit de mes affaires privées», dit-il alors.
Le système Confinor
A l’automne, Limat se ravise. Il accepte d’être entendu à Nanterre sous le régime de la garde à vue. Et déballe tout aux policiers. Au milieu des années 90, Serge Dassault lui a demandé de «lui mettre à disposition de fortes sommes d’argent en espèces à Paris».«Je pense qu’il faisait appel à moi parce que c’était plus discret», a-t-il ajouté. Sur les conseils d’une banque, Limat fait appel à Cofinor. Cette société genevoise, à la fois agent de change et chambre de compensation, était capable de livrer du cash un peu partout en Europe. L’avantage : on pouvait par exemple verser les fonds en Suisse et être livré à Paris, ce qui évitait de passer la frontière avec une valise de billets.
Cofinor a dû abandonner cette activité fin 2012 suite au durcissement des lois suisses antiblanchiment. La société assurait à ses clients une discrétion tout helvétique : les contrats stipulaient que «les opérations pourront être ordonnées oralement et ne feront pas l’objet de confirmations écrites». Cofinor avait des clients prestigieux, comme l’héritière de L’Oréal, Liliane Bettencourt.
Des billets pour Dassault
Entre 2008 et 2012, Limat a effectué 33 livraisons. «Je précise que Serge Dassault ne me demandait pas une somme en particulier. Il m’appelait, il me disait qu’il avait besoin de me voir, je comprenais qu’il avait besoin d’argent liquide.» Limat commandait alors 100 000 à 700 000 euros, en fonction de ce que Cofinor pouvait livrer. Il fixait un rendez-vous dans le quartier des Champs-Elysées, le plus souvent devant l’hôtel Marriott. Le livreur de Cofinor le reconnaissait grâce à sa description («grand chauve à lunettes») et son nom de code («Romano»). A l’heure dite, le livreur «me remet un sachet en plastique “passe-partout” (Carrefour, Dior, Fnac, etc.), lequel contient l’argent en numéraire entouré de papier journal. […] Il me disait seulement “Gérard”, je lui disais “oui”, il me remettait le sac et il partait, tout simplement, a raconté Limat aux policiers. Je ne voyais jamais l’argent puisque j’allais directement au rond-point, je montais dans le bureau de Serge Dassault, je posais le sac dans un coin de son bureau et immédiatement, on parlait d’autre chose». Il dit ignorer l’usage de ces fonds : «Je n’ai jamais posé de questions, et Serge Dassault ne m’en a jamais rien dit.»
Des francs suisses à Vaduz
En échange du cash, Limat devait évidemment payer Cofinor à Genève. L’essentiel a été réglé en liquide, avec des fonds appartenant à deux fondations basées au Liechtenstein et aujourd’hui dissoutes : Pégase et Balzane. Le comptable ignore à qui ces fondations appartenaient, mais indique qu’elles étaient «sous le contrôle» de Luc Argand, l’avocat suisse de Dassault. Limat demandait donc l’autorisation à Me Argand, puis se rendait une à trois fois par an à Vaduz (Liechtenstein) pour retirer du cash en francs suisses (jusqu’à 12 millions d’un coup) sur les comptes des fondations à la VP Bank. «Des sommes suffisamment importantes pour éviter d’y aller trop souvent.» Une fois rentré en Suisse, il stockait les billets dans son «coffre» à la «Raiffeisen Bank, à Meinier». «Dès lors, à la moindre exigence de Serge Dassault, je pouvais mobiliser des fonds en numéraire pour les lui remettre via Cofinor.» Il a ainsi retiré 56,8 millions de francs suisses (47,3 millions d’euros) à Vaduz. «C’est un flux normal qui correspond aux demandes de Serge Dassault. Ce n’est pas beaucoup en quinze ans», a-t-il affirmé sans rire aux policiers.
D’autres tirelires ont été mises à contribution pour financer les livraisons de cash, en particulier un compte ouvert au Luxembourg à la banque Edmond de Rothschild au nom de la société Merger, immatriculée aux îles Vierges britanniques. Il a été alimenté «il y a longtemps» par Marcel Dassault, qui l’avait confié à Limat pour «protéger» en cas de besoin son fils Claude, le frère aîné de Serge, décédé en 2011. Serge Dassault a donné consigne à Limat d’utiliser ce compte pour financer des livraisons, à hauteur de 6 millions d’euros.
Virements «humanitaires»
Certains versements à Cofinor ont transité par le «compte de passage» ouvert par Gérard Limat à son nom chez Edmond de Rothschild Luxembourg, et «dédié uniquement à Serge Dassault». Il l’a aussi utilisé pour verser 4,2 millions d’euros à des habitants de Corbeil, essentiellement sur des comptes algériens et tunisiens. Limat dit qu’il ne connaissait pas les bénéficiaires. «Je n’ai accepté de financer le soutien à ces gens […] que parce qu’il s’agissait d’œuvres caritatives.» Officiellement, il s’agissait d’un soutien de Dassault à des projets «humanitaires» de ses ex-administrés dans leur pays d’origine.
Les soupçons des banques
Le système s’est enrayé au printemps 2010, entre deux élections municipales. En mai, Edmond de Rothschild Luxembourg refuse d’effectuer un virement à un habitant de Corbeil, puis bloque les deux comptes (Merger et personnel) de Gérard Limat. Elle voyait «d’un mauvais œil les transferts de fonds vers des pays non agréés», a-t-il expliqué. Dans un courrier au comptable, la banque évoque ses «doutes» quant à «l’absence de lien avec le blanchiment ou le financement du terrorisme». Me Argand, l’avocat suisse de Serge Dassault, envoie dans la foulée une note à l’avionneur pour lui expliquer que le blocage est lié à l’application des «règles minimales de la loi sur le blanchiment d’argent» et qu’un «dossier complet» doit être fourni «pour justifier un transfert initié par une personne politiquement exposée».
Au même moment, Serge Dassault a un tel besoin de cash que le système Cofinor ne suffit pas. Il demande à Limat de retirer 1,5 million d’euros en liquide sur son compte chez Crédit suisse, à Genève. Le 8 juin, la banque refuse parce que «les dispositions concernant la lutte contre le blanchiment d’argent exigent une explication détaillée et économiquement plausible de la nécessité du prélèvement d’une telle somme, ainsi que l’utilisation spécifique qui en sera faite». Curieusement, Dassault n’a pas jugé utile de fournir cette «explication».
Après le blocage des comptes luxembourgeois, Limat a «informé» Dassault qu’il refuserait désormais de faire des «dons» à des habitants de Corbeil. «J’ai dit stop.» «Vous étiez donc opposé à des dons à des œuvres caritatives au Maghreb ?» lui demandent les policiers. «Si Serge Dassault m’avait [demandé] d’envoyer 1 million d’euros à Médecins sans frontières, je l’aurais fait, mais là, non», répond Gérard Limat. Les enquêteurs soupçonnent que c’est ce blocage qui a poussé Serge Dassault à créer une nouvelle tirelire au Liban, la société Iskandia, pour récompenser des acheteurs de voix présumés après les élections de 2010.
Gérard Limat a eu en tout cas moins de scrupules concernant les remises d’espèces à Paris. Le comptable suisse a en effet continué à livrer du cash à Serge Dassault jusqu’en mars 2012. Sans qu’on sache si le système a cessé sur ordre de l’avionneur, ou à cause de la «mise en sommeil» de Cofinor en décembre 2012. Sollicités par Libération, les avocats de Dassault et Limat n’ont pas donné suite et Me Argand n’a pas souhaité commenter. (Publié le 18 novembre 2014 dans Libération)
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