Portugal. Elections le 10 mars: 49 ans après la Constituante, les évolutions de la participation et du taux d’indécis à l’orée du vote 

Mariana Mortágua, porte-parole du Bloco de Esquerda.

Par Ana Sá Lopes

Il n’y avait qu’une seule télévision, la RTP (Rádio e Televisão de Portugal), et elle était encore en noir et blanc. Le 25 avril 1975 [un an après le renversement du régime de Salazar, en place, nominalement depuis 1932, l’Estado Novo est instauré en 1933], jour des élections à l’Assemblée constituante, Joaquim Letria, le présentateur et journaliste, lance l’émission «Elections spéciales». Le texte par lequel il ouvre l’émission prévoit que l’abstention lors des premières élections libres sera résiduelle. Elle a été de 8,47%.

Il vaut la peine d’aller chercher dans les archives de la RTP ces petits trésors d’euphorie participative, à l’opposé des chiffres déprimants de l’abstention que nous connaissons aujourd’hui – 48,6% aux législatives de 2022.

Joaquim Letria déclara à l’occasion de ce distant 25 avril: «Un an après le coup d’Etat qui a libéré le pays, le Portugal a célébré ce premier anniversaire de la liberté avec une joie et une spontanéité qui témoignent sans équivoque de son soutien au processus révolutionnaire que nous vivons.»

Ce 25 avril 1975, la RTP disposait déjà de données montrant que la participation électorale avait été impressionnante. Joaquim Letria affirma: «C’est donc dans un climat de grande fraternité et d’unité que le Portugal s’est rendu aux urnes aujourd’hui pour les premières élections libres du dernier demi-siècle. Il y a eu une participation record dans les bureaux de vote où, pour la première fois depuis un demi-siècle, les morts n’ont pas voté et les vivants n’ont pas voté deux fois comme lors des précédentes farces électorales.» [Ce constat électoral met logiquement entre parenthèses les autres aspects du processus révolutionnaire en œuvre au Portugal d’avril 1974 à novembre 1975.]

Les vivants ont manifesté sans équivoque leur volonté de participer au processus démocratique. L’éditorial de la première édition du journal du soir Diário de Lisboa s’intitulait «Liberdade, Ano Um» (Liberté, première année) et se félicitait: «Nous avons réalisé une démonstration de démocratie, avec plus d’esprit civique et plus d’engagement que les grands pays du monde qui ont une longue expérience de la liberté.» Puis: «Plus que la victoire du parti [le PS a obtenu 40,96% des voix, le PCP 13,39%], ce qui compte dans la balance électorale, c’est la participation active que lui a donnée la quasi-totalité du pays.»

Taux de participation aux élections depuis avril 1975

La participation de «la quasi-totalité de la population» aux bureaux de vote pour élire l’Assemblée constituante, dans un pays où, en 1970, un quart de la population était analphabète [indication sur la formation sociale portugaise de l’époque, un Portugal impérial!], est un exploit qui ne sera pas renouvelé lors des premières élections législatives de 1976. Cependant, le taux d’abstention, bien qu’il ait presque doublé, est resté résiduel: seuls 16,67% des électeurs n’ont pas voté. En 1979, il diminue par rapport à 1976: 12,92 % seulement s’abstiennent. En 1980, 15,2%.

A partir des années 1980, le désintérêt s’accentue. En 1987, année de la première majorité absolue de Cavaco Silva [premier ministre de novembre 1985 à octobre 1995, à la tête du parti de centre droit, le PPD/PSD, Parti social-démocrate  – en opposition au Parti socialiste –, puis président de la République de mars 2006 à mars 2016], le taux d’abstention était de 28,45%. Lors de la deuxième majorité de Cavaco Silva, en 1991, un tiers des électeurs ne s’est pas rendu au bureau de vote: 32,6 %.

Dans les années 1990, la dégringolade commence. Aux élections d’octobre 1995, au terme d’une décennie de Cavaquisme, le taux d’abstention est de 33,79. En mars 2005, l’abstention a été de 35,64% lors des élections – qui ont suivi la chute du gouvernement de Santana Lopes [premier ministre de juillet 2004 à mars 2005, PSD] – que José Sócrates (PS) a remporté, avec une majorité absolue. En 2019, la deuxième fois qu’Antonio Costa s’est présenté et la première fois qu’il a été en tête des résultats [avec 38,20% des voix et une majorité relative mais soutenu par le Bloc de gauche, voir entretien avec Mariana Mortagua sur la campagne du BE pour le 10 mars 2024], 51,43% des électeurs ne se sont pas déplacés. [Antonio Costa avait été premier ministre depuis novembre 2015, avec le soutien du Bloc de gauche et du CDU-PC, suite à une motion de censure qui avait renversé Pedro Passos Caelho, PSD.]

En 50 ans, la volonté de participer s’est considérablement réduite. Les conclusions de European Social Survey, citées par Pordata (base de données du Portugal contemporain), nous apprennent que le Portugal est l’un des quatre pays européens dans lesquels un pourcentage très élevé de citoyens (83%) n’ont pas confiance en leur capacité à participer à la vie politique. Nous sommes devancés par la Slovaquie (84%). Viennent ensuite, avec les mêmes 83% de «désillusionnés» de la participation, la Lettonie et la République tchèque.

Autre pourcentage inquiétant qui confirme l’idée d’une distance entre les élus et les électeurs: 73 % pensent que le système politique ne permet pas, ou peu, l’influence des citoyens ordinaires sur la politique. Nous ne sommes pas les seuls en Europe. Cette idée est partagée par les citoyens dans la plupart des pays, à l’exception de la Norvège, de la Suisse, de la Finlande, de l’Islande et des Pays-Bas, où les citoyens sont plus satisfaits de leur système politique.

Un boom des électeurs indécis

Ces élections du dimanche 10 mars 2024 ont la particularité de voir la campagne électorale se terminer et le nombre d’indécis être très élevé. Dans le sondage de l’Université catholique (Cesop) pour PÚBLICO, RTP et Antena 1, le pourcentage de personnes interrogées qui n’avaient pas encore décidé de leur vote était de 16%. Il s’agit d’une baisse par rapport aux 20% d’électeurs et d’électrices indécis que le sondage catholique indiquait le 28 février [1].

Il y a deux ans, le dernier sondage du Centre d’études catholiques avant les élections législatives donnait 13% d’indécis, soit trois points de moins qu’aujourd’hui.

Si l’on revient au dernier sondage du même organisme avant les élections de 2019, le pourcentage d’indécis identifiés tombe à 12%. Cependant, la méthodologie utilisée dans les sondages du Cesop entre 2015 et 2019 était le porte-à-porte, qui n’est plus utilisé [par contact téléphonique et courriel], ce qui peut rendre la comparaison avec 2019 peu fiable.

Un fait important révélé par le sondage Expresso publié la semaine dernière est que 20% de ceux qui avaient déjà pris leur décision étaient encore prêts à changer leur vote.

Electeurs et électrices indécis à l’orée du vote 

Le 7 mars, un article d’opinion des experts en sondages João António et Ricardo Reis (dans Publico) rappelait que, la semaine dernière, 7% de ceux qui avaient déclaré avoir l’intention de voter PS admettaient encore qu’il était «probable ou très probable» qu’ils votent AD [Alliance démocratique, coalition PSD, CDS-PP, droite]. De même, 11% de ceux qui ont déclaré qu’ils allaient voter AD ont supposé qu’ils pouvaient encore changer leur vote et voter PS.

En d’autres termes, João António et Ricardo Reis ont admis qu’avec le «niveau d’indécision existant, les sondages deviennent rapidement obsolètes»: «On dit souvent que les sondages sont des photographies des moments politiques. Il s’avère que l’indécision met le moment politique en mouvement. Et une photographie d’un objet en mouvement est toujours plus instable, mais elle reste une information.»

Le vrai «sondage», comme disent souvent les dirigeants de parti pour dévaloriser les enquêtes d’opinion, aura lieu dimanche 10 mars. Il est quasiment impossible, au vu des données des dernières élections, que les Portugais se rendent en masse dans les bureaux de vote comme ils l’ont fait en 1975. Mais pour le 50e anniversaire du 25 avril, cela aurait été magnifique! (Article publié par Publico le 9 mars 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Selon le sondage du Cesop publié le 8 mars et donné par Visão, les intentions de vote suivantes sont données: AD 34%, PS 28%, Chega (Ça suffit, extrême droite) 16%, IL (Initiative libérale) 6%, Bloc de gauche 5%, CDU 5%, Livre 3% (verts). (Réd.)

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