Gaza: la construction d’une prison à ciel ouvert depuis des décennies… avant le 7 octobre

Travailleurs palestiniens au «poste-frontière» d’Erez, mars 2022. (Attia Muhammed/Flash90)

Par Noa Galili

Ces derniers mois, l’attention des médias internationaux s’est à juste titre portée sur l’ampleur sans précédent des morts [sans mentionner les très nombreux et divers types de blessés] et de la destruction causés par l’armée israélienne dans la bande de Gaza. Les bulletins d’information quotidiens s’intéressent de plus en plus à la privation de nourriture, d’eau, de médicaments et d’autres ressources de base résultant du blocus intensifié qu’Israël a imposé peu après les attaques menées par le Hamas le 7 octobre.

Pourtant, la plupart de ces informations tendent à considérer les pratiques actuelles de restriction et de privation de manière isolée. C’est une grave erreur.

En fait, l’étau israélien sur les Palestiniens de Gaza s’est progressivement resserré au cours des décennies, comme moyen de contrôle, de pression et de punition collective. Même en temps «ordinaire», entre ses offensives militaires périodiques dans la bande de Gaza, les restrictions radicales imposées par Israël à la circulation des personnes et des biens ont longtemps sapé les conditions de vie de base à Gaza et violé d’autres droits de l’homme qui en dépendent – tels que les droits à la vie familiale, à l’éducation, aux soins médicaux et à la recherche de moyens propres de subsistance.

La situation catastrophique actuelle doit être réinsérée dans le contexte des politiques israéliennes antérieures au 7 octobre, notamment en ce qui concerne la liberté de circulation des Palestiniens entre Gaza, Israël et la Cisjordanie. Depuis plus d’un demi-siècle, la violence de l’occupation israélienne, les offensives militaires répétées et la «politique de séparation» entre Gaza et la Cisjordanie ont engendré une bande de terre brisée et exsangue. Ces procédures ont créé et entretenu une catastrophe humanitaire. Elles ont séparé les Palestiniens de Gaza de ceux d’Israël et de Cisjordanie, et favorisé les objectifs politiques et démographiques illégitimes d’Israël.

La naissance d’un régime de permis

La bande de Gaza n’a jamais été censée exister en tant qu’unité territoriale distincte. Sa minuscule superficie ne contient pas suffisamment de ressources pour soutenir une économie indépendante, et certainement pas celle pour 2,3 millions de personnes qui sont privées du droit fondamental de se déplacer librement. Mais depuis des décennies, les restrictions israéliennes à la circulation des personnes et des biens ont entraîné une détérioration des conditions de vie dans la bande de Gaza et l’ont coupée du monde extérieur.

En 1948, environ 200 000 réfugié·e·s de la Nakba, originaires de toute la Palestine, ont été contraints de fuir vers ce qui est devenu la bande de Gaza. La population de la région, jusqu’alors essentiellement concentrée dans l’ancienne ville de Gaza, a ainsi presque quadruplé. La crise humanitaire provoquée par cet afflux soudain de réfugié·e·s persiste encore aujourd’hui.

Depuis l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza en 1967, l’armée israélienne a mis au point un système complexe de dispositions et de sanctions pour contrôler les mouvements des millions de Palestiniens qui vivent dans ces régions, ainsi que ceux qui vivent à l’intérieur des frontières israéliennes de 1948. Dans un premier temps, Israël a institué une «autorisation générale de sortie», permettant aux Palestiniens de circuler relativement librement entre Israël et les territoires occupés, mais cette mesure a été annulée en 1991.

A la place, Israël a commencé à exiger des Palestiniens qu’ils obtiennent des permis de déplacement individuels auprès des autorités israéliennes, établissant ainsi le régime de permis par lequel il a continué à restreindre les mouvements et l’accès des Palestiniens à la Cisjordanie et à Israël jusqu’à aujourd’hui. Comme on pouvait s’y attendre, cette mesure a entraîné une diminution constante des déplacements à destination et en provenance de Gaza.

En 1993, au cours du processus d’Oslo, Israël a déclaré pour la première fois un bouclage général de plusieurs semaines du territoire occupé, bloquant tous les déplacements, quel qu’en soit l’objet. Peu après, le gouvernement israélien a commencé à construire une clôture électrique et des parties d’un mur de béton entourant la bande de Gaza.

Ces tendances se sont aggravées après l’échec des négociations de Camp David et le début de la seconde Intifada à la fin de l’année 2000. Dans les mois qui ont précédé le début de cette Intifada, plus de 26 000 résidents de Gaza étaient titulaires d’un permis de travail en Israël, ce qui représentait, chaque mois, quelque 500 000 sorties vers Israël par le point de passage d’Erez. Après le déclenchement de l’Intifada, Israël a révoqué et annulé de nombreux permis de déplacement, non seulement pour contrer les menaces à la sécurité, mais aussi comme moyen de punition collective.

Au cours de la première année de la seconde Intifada, le passage d’Erez a été fermé 72% du temps aux Palestiniens. A la fin de l’année 2000, le nombre de résidents titulaires d’un permis de travail israélien était tombé à moins de 900.

L’illusion du «désengagement»

Depuis la mise en œuvre du «plan de désengagement» israélien à la fin de l’été 2005, de nombreux Israéliens et ressortissants étrangers ont cru à tort qu’Israël renonçait à son contrôle sur Gaza, se débarrassant ainsi des responsabilités, en tant que puissance occupante, qu’il avait envers les habitants de la bande de Gaza.

Mais malgré le retrait de ses troupes et de ses citoyens de l’intérieur de l’enclave, Israël a continué à contrôler presque tous les aspects de la vie à Gaza en vertu des restrictions permanentes imposées à la circulation des personnes et des biens à l’intérieur et à l’extérieur de la bande de Gaza.

Après la victoire du Hamas aux élections législatives palestiniennes de 2006, Israël a encore renforcé ces restrictions en imposant un bouclage total. L’entrée de marchandises dans la bande de Gaza a été limitée à ce qu’Israël a défini comme le «minimum humanitaire». La sortie de marchandises de la bande de Gaza pour être commercialisées en Israël et en Cisjordanie – vers laquelle Gaza avait jusqu’alors exporté 85% de ses biens – a été entièrement interdite. L’entrée de carburant a été considérablement réduite. Les mouvements de population à destination et en provenance de la bande de Gaza ont été pratiquement interrompus.

En septembre 2007, quelques mois après que le Hamas a pris le contrôle exclusif de la bande de Gaza, le cabinet israélien a déclaré Gaza «territoire hostile». Depuis lors, Israël a insisté sur le fait qu’il n’avait aucune obligation de permettre un accès humanitaire, même minime, vers ou depuis la bande de Gaza, et que toute décision en ce sens était prise à titre gracieux, et non en vertu d’une quelconque obligation légale.

Depuis lors, Israël a mis en œuvre des restrictions de voyage considérables qui ont bloqué l’accès des habitants de Gaza à un emploi, à l’éducation et aux soins médicaux, ainsi que les visites aux membres de leur famille vivant en Israël, en Cisjordanie et à l’étranger. Israël a également fortement restreint l’entrée de marchandises à Gaza.

En 2012, une longue bataille juridique menée par Gisha [ONG israélienne fondée en 2005 visant à protéger la liberté de mouvement des Palestiniens], l’organisation de défense des droits de l’homme dans laquelle je travaille, a conduit le ministère israélien de la Défense à révéler un document intitulé «Food Consumption in the Gaza Strip – Red Lines» (Consommation alimentaire dans la bande de Gaza – Lignes rouges). Ce document contenait des informations sur la politique de restriction de l’entrée des denrées alimentaires à Gaza entre 2007 et 2010. Il montrait, entre autres, des calculs de la quantité de calories par habitant autorisées à entrer dans la bande de Gaza.

Même après s’être rétracté à ce propos, Israël a continué à interdire l’entrée de nombreux articles et matières premières qu’il définit comme étant «à double usage», c’est-à-dire qu’il considère qu’ils ont un usage à la fois civil et militaire. Il a ainsi interdit l’entrée de nombreux biens essentiels au développement des infrastructures civiles et à l’essor de l’économie locale, tels que les engrais, les bétonnières et tous les types de machines chantier. Israël a également continué à déterminer quels produits pouvaient sortir de Gaza, où ils pouvaient être vendus, en quelle quantité et à quel moment.

En outre, des décennies après la signature des accords d’Oslo [septembre 1993], qui prévoyaient le transfert du contrôle du registre de la population palestinienne à l’Autorité palestinienne, Israël continue pratiquement de contrôler le registre. Il conserve ainsi le pouvoir de désigner les Palestiniens comme résidents de Gaza ou de Cisjordanie, et de leur dicter où ils peuvent vivre, travailler et fonder une famille.

Le contrôle permanent d’Israël sur Gaza s’étend également au territoire maritime et à l’espace aérien de la bande. Contrairement aux accords d’Oslo, Israël a interdit la construction d’un port maritime et la reconstruction de l’aéroport international de Gaza, détruit par les bombardements israéliens en 2001. Il a bloqué l’espace aérien de Gaza et renforcé son contrôle sur les télécommunications, en limitant les fréquences disponibles de manière à priver les Palestiniens des technologies de troisième et quatrième génération. Israël impose aussi par la force une «zone de pêche» de 10 à 15 milles nautiques au large de la côte de Gaza et a établi une «zone tampon» le long de la barrière de séparation, restreignant l’accès à la zone où se trouvent la plupart des terres agricoles de la bande de Gaza.

Par conséquent, malgré les affirmations persistantes du contraire, le contrôle actuel d’Israël équivaut effectivement à une poursuite de l’occupation – et ce contrôle entraîne des obligations morales et juridiques envers la population civile. Mais au lieu de reconnaître son devoir fondamental de protéger les droits de l’homme des Palestiniens, Israël a constamment renié sa responsabilité et opté pour la punition collective et la guerre économique, en violation du droit international.

Isolement, séparation et fragmentation

Le bouclage de Gaza a toujours fait partie d’un ensemble plus large de restrictions de mouvement imposées dans le cadre de la «politique de séparation» d’Israël, dont l’objectif est d’isoler et de séparer le territoire de la Cisjordanie et d’Israël. Israël a justifié cette politique par la nécessité d’assurer la sécurité. Toutefois, les vastes restrictions en matière de déplacements des personnes et de circulation des marchandises ne peuvent s’expliquer uniquement par la sécurité.

Ces restrictions sont plutôt imposées pour faire avancer les objectifs politiques et démographiques illicites [du point de vue du droit international] d’Israël: saper les institutions nationales qui étaient censées étayer un Etat palestinien; fragmenter la société palestinienne et son économie; promouvoir l’annexion de facto de la Cisjordanie et limiter l’accès des Palestiniens à cette dernière; et maintenir le contrôle israélien sur l’ensemble de la région.

Cette politique a eu pour effet de séparer l’économie palestinienne entre Gaza et la Cisjordanie. Les étudiants de Gaza n’ont pas pu étudier dans les universités de Cisjordanie. Les équipes médicales, les universitaires, les employés des organisations de la société civile et les spécialistes de tous les domaines ne pouvaient pas voyager entre les deux zones, même pour des réunions ou des formations. Les familles dispersées entre Gaza et la Cisjordanie ne peuvent pas se réunir, sauf dans des circonstances très exceptionnelles.

Ces dernières années, les quelques Palestiniens qui ont obtenu un permis de sortie via Erez appartenaient tous à une ou plusieurs des trois catégories suivantes: commerçants ou ouvriers (soumis à des quotas étroits dictés par Israël), patients (et leurs accompagnateurs) ayant besoin de traitements médicaux particuliers et urgents qui ne sont pas disponibles à Gaza, et une poignée d’autres cas définis comme «humanitaires et exceptionnels», tels que les personnes souhaitant assister à un mariage, rendre visite à un parent malade ou assister à des funérailles – mais uniquement d’un membre de la famille au premier degré.

Les déplacements via l’Egypte, l’autre voisin de Gaza, ont également été restreints au fil des ans, tout comme l’accès aux marchandises. L’Egypte a elle aussi des obligations envers les Palestiniens de Gaza en raison de sa proximité physique, notamment celle de faciliter l’accès de l’aide humanitaire et, comme tous les autres pays du monde, de prévenir activement les violations du droit international. Mais contrairement à Israël, l’Egypte n’a pas d’obligations envers les Palestiniens en vertu du droit découlant de l’occupation et ne contrôle pas non plus l’accès des habitants de Gaza aux autres parties des territoires occupés.

Les tentatives de détournement de la responsabilité vers l’Egypte – un poncif courant, de longue date, dans le discours israélien – font partie d’un projet plus large d’occultation et d’évitement de la propre responsabilité d’Israël envers les résidents de Gaza. Quelle que soit la politique de l’Egypte à l’égard de la bande de Gaza, Israël a le devoir, au minimum, de permettre l’accès à tout ce qui est nécessaire pour assurer des conditions de vie normales à l’ensemble de la population sous son contrôle.

Cinq mois après le début de la guerre la plus sanglante et la plus destructrice que Gaza ait jamais connue, il est difficile, mais d’une importance vitale, de se rappeler que tout plan pour le «jour d’après» doit inclure le libre passage entre Gaza, Israël, la Cisjordanie et le reste du monde. Le retour au statu quo ante – une vie faite de bouclage, de séparations, de permis et de guerres sans fin – n’est pas une option.

Les menaces israéliennes de fermer la bande de Gaza «de façon permanente» peuvent être motivées par la peur, mais cela ne rendra personne plus en sécurité. L’avenir de toutes les personnes vivant entre le Jourdain et la mer Méditerranée dépend de la liberté et des droits de l’homme, y compris la liberté de circulation, pour tous et toutes. (Article publié sur le site israélien +972 le 10 mars 2024 – cet article a été publié en hébreu sur Local Call; traduction rédaction A l’Encontre)

Noa Galili est chargée des relations avec les gouvernements, de la recherche et du plaidoyer à Gisha – Centre juridique pour la liberté de circulation.

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