Par Nik Afanasiev
Elle veut juste que ses enfants ne vomissent pas dans le bus, mais personne ne la comprend. La mère ukrainienne s’énerve et parle au chauffeur de bus allemand, d’abord en ukrainien, puis en russe. Ses enfants sont toujours malades dans le bus. Ils auraient besoin de comprimés contre le mal des transports ou d’une place à l’avant, de préférence les deux. Des nuages blancs et touffus de gaz d’échappement s’échappent du bus dans la nuit glaciale, une pancarte est collée derrière son pare-brise: «Berlin – for free».
Des réfugiés ukrainiens sont assis dans le bus, le chauffeur est un bénévole, la mère est désespérée. Ses deux filles se tiennent derrière elle, les yeux écarquillés. Elles ont visiblement du mal à rester éveillées. Je m’approche et traduis ses paroles au chauffeur de bus. Il l’autorise à chercher une pharmacie à la gare toute proche. Elle se met à courir, passant devant onze policiers polonais qui restent figés au coin de la rue, comme s’ils étaient des statues.
Ces jours-ci, des millions de personnes fuient l’Ukraine vers l’Ouest. Ils ont déjà transformé de nombreuses localités frontalières, surtout en ce qui concerne l’équilibre entre l’initiative privée et les structures étatiques. Comme certains en ont longtemps rêvé, l’Etat ne semble plus être qu’un veilleur de nuit, un policier fixant la nuit comme une simple colonne qui surveille les principaux carrefours – mais rien de plus.
En Allemagne, ce gardien de nuit sera même bientôt fortement armé, lorsque les 100 milliards d’euros de «fonds spéciaux» [annoncés par le gouvernement d’Olaf Scholz] annoncés seront versés à l’armée fédérale. Au moins un autre terme aurait été approprié, car le Kremlin appelle sa guerre d’agression «opération spéciale». Dans un conflit, les ennemis se ressemblent souvent plus qu’ils ne veulent l’admettre, ne serait-ce que sur le plan terminologique.
Mais à Przemysl, en Pologne, la première semaine de la guerre n’est pas consacrée à la dissuasion, mais à la prise en charge des personnes qui ont fui.
C’est en fait un miracle que cela fonctionne, que tous obtiennent un repas et des couches pour leurs plus petits, un transport et des cartes SIM polonaises gratuites, distribuées par une agence d’intérim. Souvent, les bénévoles arrivent et demandent à qui ils doivent s’adresser pour aider, qui coordonne tout ici – personne ne le sait, car personne ne coordonne tout ici. Outre les policiers, la présence la plus visible de l’Etat est un hall logistique ouvert pour l’occasion non loin du poste frontière de Korczowa, rempli de lits de camp sur lesquels sont allongés des gens venus d’Asie centrale. Beaucoup racontent qu’ils ne savent pas où aller. Un vol vers leur pays d’origine serait cher, «et il n’y a pas de travail chez nous au Kirghizistan»!
Soudain des hooligans
On voit à quelle vitesse la situation peut dégénérer lorsque des hooligans apparaissent soudainement à Przemysl. Ils postent d’abord une photo sur le service de messagerie en ligne Telegram, plus de 100 hommes vêtus de noir, autoproclamés protecteurs de leur patrie. Puis ils se divisent en groupes d’environ cinq hommes et, selon leurs propres dires, «patrouillent», c’est-à-dire font la chasse aux étrangers non blancs.
En compagnie d’un journaliste polonais, je demande à un de ces groupes ce qu’il fait en ville. Les hommes – cheveux courts, vestes imperméables, baskets – font référence à des rapports publiés sur les réseaux sociaux selon lesquels des migrants auraient attaqué une femme polonaise avec un couteau et dévalisé des magasins. Les membres du groupe nous disent qu’ils «feront en sorte que l’ordre règne» à présent.
L’atmosphère est angoissante dans la ville, de nombreux étudiants venus d’Inde y séjournent. La plupart d’entre eux ont étudié à l’université technique de Poltava, dans l’est de l’Ukraine, comme ils le racontent. Ils ne savent pas qu’ils sont en danger, avec mon collègue journaliste, je préviens un groupe de trois jeunes Indiens de l’arrivée des hooligans. L’un d’entre eux ne porte qu’un pull fin et une couverture sur les épaules alors que les températures sont négatives. Tous trois semblent totalement épuisés par leur longue fuite. Ils disent qu’ils vont chercher un hôtel, ne veulent pas retourner à la gare, qui est sûre mais bondée.
Un petit supermarché est encore ouvert dans le centre de Przemysl, à un moment donné, une vingtaine de hooligans se rassemblent devant, ils crient des slogans, se saluent poing contre poing, fêtent avec bonne humeur. Ils ont pris le contrôle. Une question à la vendeuse du supermarché: «Vous sentez-vous menacée par tous ces hommes dehors?» Sa réponse: «Non, maintenant je me sens en sécurité. Ils me protègent des migrants.»
Le lendemain, les médias polonais écrivent que les messages sur les actes de violence commis par des fugitifs sur Telegram étaient inventés. Selon eux, de sérieux indices montrent qu’ils ont été diffusés de manière ciblée par une source russe. Ils rapportent en outre que les hooligans ont passé à tabac trois jeunes Indiens, l’un d’entre eux ayant été battu et a dû être hospitalisé. Je ne sais pas s’il s’agit des trois étudiants indiens que nous avions essayé de prévenir.
Il faut ensuite attendre un jour de plus pour que la police intervienne et que les hooligans disparaissent du paysage des rues de Przemysl. Le «gardien de nuit» [l’Etat] réagit, même si c’est avec un étrange retard.
Il n’y a probablement jamais eu de guerre en Europe dont la gestion est autant marquée par l’initiative privée, très souvent bénévole, avec des Etats impuissants et par contre des aides courageuses. Même dans le cas des sanctions contre la Russie, il semble parfois que le retrait des grands groupes, d’Apple ou d’Ikea par exemple, soit presque plus important que les mesures de sanction officielles de l’Etat, du moins plus tangible pour les gens et donc plus tranchant. Parallèlement, même les armes européennes sont parfois acheminées en Ukraine avec l’aide d’entrepreneurs privés. L’attaque de la Russie contre l’Ukraine accélère la domination du secteur privé sur le secteur public.
Au poste frontière de Medyka, à un quart d’heure de Przemysl, la solidarité et l’entraide sont grandes. De nombreux réfugié·e·s ont les larmes aux yeux lorsqu’ils passent la frontière du côté polonais, la plupart d’entre eux ont voyagé pendant des jours. Dans le sens inverse, c’est-à-dire vers l’Ukraine, des hommes isolés continuent de rouler, surtout des Ukrainiens émigrés qui repartent désormais volontairement pour faire la guerre.
A un moment donné, Paul Ziemiak – secrétaire général de la CDU (Christlich Demokratische Union Deutschlands) jusqu’à récemment et né à Szczecin en Pologne – apparaît à Medyka. Il raconte qu’il conduit deux familles à Hambourg dans son petit bus et qu’il est donc venu de sa propre initiative. Ziemiak dit: «Avec toutes les crises que nous avons en Europe, nous sommes d’accord: c’est la force du droit qui prévaut et non le droit du plus fort.» Il se réjouit visiblement qu’au moins quelqu’un parmi les journalistes ait remarqué ce qu’il fait ici. Paul Ziemiak est suffisamment décontracté pour ne pas prévenir lui-même quelqu’un, mais tout de même assez politicien pour vouloir que sa bonne action soit remarquée.
Toutes les places sont bientôt occupées dans son bus. Paul Ziemiak prend la route, direction Hambourg. Si même l’homme qui était encore secrétaire général de la CDU aide à titre privé, la primauté de l’initiative personnelle sur l’organisation étatique semble scellée.
«Ruskie» est biffé
Les initiatives privées ne veulent pas toutes la paix. Dans un restaurant de Przemysl, le plat populaire «Pierogi ruskie» a été rebaptisé, le mot «ruskie» a été biffé, désormais les raviolis sont ukrainiens. Une famille ukrainienne arrivée s’assoit là à la table et commence à discuter à voix haute. «Il ne s’agit quand même pas de diaboliser tout ce qui est russe!», dit une femme âgée en colère. Sa petite-fille lui répond en ukrainien: «C’est quand même eux qui nous ont attaqués!»
Przemysl reste bruyante et agitée ces jours-ci. Les ambulances traversent toujours la nuit à toute vitesse, gyrophares allumés et klaxons d’intervention bruyants. La petite gare de la ville est en permanence bondée. On ne peut pas imaginer ce qui se passerait ici si des bénévoles ne distribuaient pas gratuitement des burritos et de l’eau, des poussettes et des manteaux chauds.
Dans un centre commercial en principe abandonné, les gens sont répartis sur des surfaces de magasins où l’on vendait autrefois des parfums et des sacs pour dames et où sont désormais collés des papiers avec «Francfort» ou «Prague», afin que les bénévoles sachent qui veut aller où. C’est ici qu’est née l’image d’une petite Europe solidaire, qui pourrait survivre idéalement à la guerre actuelle. (Article publié sur le site de Der Freitag, le 10 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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