Moscou : la Mecque des mouvements réactionnaires européens

Marine Le Pen (FN), Franz Obermayr (FPÖ), Philip Claeys (Vlaams Belang- Belgique-Flandres)
Marine Le Pen (FN), Franz Obermayr (FPÖ), Philip Claeys (Vlaams Belang- Belgique-Flandres)

Par Frédéric Koller

Vers qui se tourner lorsqu’on est un parti d’extrême droite ayant quelques problèmes de trésorerie et de grandes ambitions nationales? Moscou, pardi. C’est ce qu’a fait le Front national de Marine Le Pen qui vise la présidence française en 2017. Parle-t-on d’un prêt de 9 millions d’euros ou de 40 millions, comme l’affirme le site d’investigation Mediapart. Peu importe. Le fait est que le Kremlin est disposé à donner de sérieux coups de pouce aux personnalités politiques européennes affichant un profil pro-Poutine. Il s’en trouve dans beaucoup de partis, mais ces voix se concentrent à la gauche de la gauche et, plus encore, à la droite de la droite.

Le Front National n’est en effet pas un cas isolé. La presse allemande  révélait lundi que les services de renseignement russes financeraient le parti eurosceptique AfD (Alternative pour l’Allemagne). En Autriche, ce sont les socialistes qui accusent le FPÖ (Parti de la liberté du défunt Jörg Haider) de bénéficier de l’argent russe. Les autorités hongroises et lettones ont, pour leur part, ouvert des enquêtes sur les partis pro-russes du Jobbik [c’est l’acronyme en Jobboldali Ifjúsági Közösség et signifie «le meilleur»] et Latvijas Krievu savieniba [Union russe de Lettonie], soupçonnés d’être soutenus par le Kremlin. Nigel Farage, le leader europhobe de l’Ukip britannique  (UK Independence Party – Pari pour l’indépendance du Royaume-Uni), admire Vladimir Poutine plus que tout autre chef d’Etat. Et il le clame haut et fort. Une fascination que partagent les leaders de la de la Ligue du Nord italienne et bien d’autres figures populistes.

Comment se fait-il que le chef d’Etat russe soit devenu le héros des ultra-conservateurs [pour ne pas dire fascistes dans certains cas? Réd.] européens? Pourquoi l’ex-agent du KGB |Poutine] qui dénonce les «fascistes» au pouvoir en Ukraine fait-il un tel tabac chez les nostalgiques de l’ordre ancien?

Vladimir Poutine n’est pas un idéologue. Mais il s’est entouré de personnages qui se sont chargés de formuler un discours qui forme un système de pensée ancré dans une certaine tradition russe, mais pas seulement. Peu à peu, le chef du Kremlin s’est ainsi gagné un nouveau statut, bien au-delà de ses frontières. Personne d’autre que lui n’incarne mieux le désenchantement envers les idées qui dominent l’ordre actuel du monde [1]. Il est la voix des humilié·e·s, ou plutôt de ceux qui se perçoivent comme tels, face aux élites mondiales de plus en plus coupées des peuples [ou de ceux qui en font un «résistant à l’impérialisme américain». Réd.]

Le poutinisme est un nationalisme exaltant une identité crispée et le retour à la puissance perdue. C’est la défense de la chrétienté, l’affirmation de la famille, de la virilité, de la souveraineté. C’est un Etat paternaliste, clientéliste et protectionniste. C’est un impérialisme contrarié qui se définit mieux encore par ce à quoi il s’oppose: l’anti-américanisme, l’anti-atlantisme, l’anti-multiculturalisme, l’anti-globalisation, l’anti-islamisme, «l’anti-droit-de-l’hommisme», l’homophobie, le rejet des élites et du capitalisme libéral. Aux valeurs universelles, corpus qualifié d’«occidental», doit se substituer la culture d’essence nationale.

Le poutinisme est cousin du national-communisme chinois et n’est pas sans affinité avec le Tea Party américain. Mais c’est avec le populisme européen qu’il est le plus en phase. Les sanctions de l’Union européenne contre le Kremlin ont accéléré ce rapprochement. La soi-disant soumission des Européens à un plan américain de déstabilisation de la Russie se conjugue avec l’idée que les élites technocratiques du continent sont déconnectées des aspirations populaires. Il y a complot.

Mais attention: d’un côté, il y a Poutine et le poutinisme, de l’autre la Russie et les Russes. Ce n’est pas la même chose. Même si une majorité de Russes se reconnaît actuellement dans sa politique. De même, les diverses voix en Europe prenant le parti de la Russie dans la question ukrainienne ou dénonçant les sanctions européennes ne sont pas forcément pro-Poutine.

Il est nécessaire de questionner l’attitude des divers acteurs de la crise ukrainienne. Il est sain de s’interroger sur les structures du pouvoir dans un monde de plus en plus interconnecté. On peut être en sympathie avec les Russes dont les traditions sont bien plus riches que la caricature qu’en offre Poutine. Mais on ne peut plus nier que Moscou, aujourd’hui, fait figure de nouvelle Mecque des mouvements réactionnaires. En finançant Marine Le Pen, le Kremlin mise sur l’une des forces les plus dangereuses pour l’Europe de demain. (Cet article, publié pour information, est paru dans quotidien Le Temps, page 2, du samedi et dimanche 29-30 novembre 2014, Rédaction A l’Encontre)

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[1] Stéphane Jourdan et Anya Stroganova, le 15 septembre 2013, écrivaient sur Slate.fr: «Plus généralement, les intellectuels de la droite radicale sont de plus en plus courtisés par les Russes. L’essayiste Alain de Benoist fut ainsi invité à l’université Herzen de Saint-Pétersbourg en avril 2012. Cette conférence sur la mondialisation était co-organisée par la présidente du comité littéraire franco-russe, Irina Rekchan. Le même De Benoist recevait, en mai 2013, dans une somptueuse salle parisienne, le politologue Alexandre Douguine qui prône la constitution d’une nouvelle Eurasie, sorte de bloc européano-russe susceptible de contrer l’impérialisme américain…

Ce rapprochement entre Moscou et les diverses composantes de l’extrême droite hexagonale s’opère évidemment au nom de valeurs communes: même rejet du «nouvel ordre mondial» imposé par l’Amérique et ses alliés, même goût pour l’autorité, même conservatisme sur le plan des mœurs.

L’extrême droite française cherche à gagner en crédibilité en s’affichant aux côtés du «grand frère» russe. Le Kremlin poursuit quant à lui des objectifs tout aussi pragmatiques. Le FN est le «seul allié idéologique sur lequel le Kremlin peut compter en France», souligne Alexis Prokopiev, président de l’association Russie-Libertés. «Ce rapprochement est à usage politique interne, renchérit le spécialiste de l’extrême droite Jean-Yves Camus. «Sur les droits des homosexuels, des opposants politiques, il s’agit de montrer aux Russes que leur pouvoir n’est pas isolé mais soutenu par des partis de premier plan en Europe occidentale. L’extrême droite française, Au- delà du FN, s’oppose aux Femen, aux Pussy Riot, au mariage pour tous. Les catholiques intégristes qui font le déplacement à Moscou partagent un national-cléricalisme fréquent en Russie. Cela suffit à les faire accueillir.» (Rédaction A l’Encontre)

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