«L’Europe: leader mondial dans l’érosion des droits des travailleurs et travailleuses»

Paris, 1er mai 2023, la police «accueille» les manifestants.

Par Luc Triangle

Les droits des travailleurs et travailleuses, fondamentaux pour la démocratie, sont attaqués partout dans le monde et nulle part ailleurs plus qu’en Europe.

L’Indice mondial des droits 2024 de la Confédération syndicale internationale (CSI), publié le 12 juin, montre que les travailleurs européens ont vu leurs droits fondamentaux et démocratiques sur le lieu de travail s’effriter plus rapidement que dans toute autre région du monde.

L’Europe a souvent été présentée comme un exemple positif à suivre pour le reste du monde en matière de droits des salarié·e·s, mais ce n’est plus le cas. Le «modèle social européen» s’érode rapidement, alors que nous assistons à une attaque concertée contre les droits des travailleurs et travailleuses ainsi que contre le mouvement syndical.

L’indice, qui en est à sa 11e édition, est un examen complet des droits des travailleurs dans la législation. Il classe 151 pays sur la base d’une liste de 97 indicateurs, dérivés des conventions et de la jurisprudence de l’Organisation internationale du travail (OIT), ce qui le rend unique en son genre. Il classe les pays sur une échelle de 1 (élevé) à 5 et 5+ en fonction du degré de respect des droits des travailleurs (voir l’infographie ci-dessous). Les violations sont enregistrées chaque année d’avril à mars.

Un bilan sombre

Pour l’Europe, la dernière édition est sombre. Le continent européen aura une note moyenne de 2,73 en 2024. Cela peut sembler satisfaisant par rapport à la pire région du monde, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, dont la note est de 4,74. Mais la note de l’Europe a passé de 1,84 en 2014, lorsque l’indice a été calculé pour la première fois, à 2,73, ce qui représente la plus forte baisse de toutes les régions du monde au cours de la décennie écoulée.

Cette année, trois pays européens sont moins bien notés qu’en 2023. La Finlande a été rétrogradée de 1 à 2, en raison des attaques de la coalition gouvernementale, dirigée par le premier ministre de droite, Petteri Orpo [en fonction depuis le 20 juin 2023, membre du Parti de la coalition nationale], contre les droits fondamentaux des travailleurs et travailleuses. Les «réformes», qui limitent le droit de grève, sapent les négociations salariales et réduisent la protection sociale, constituent une attaque sans précédent contre les modèles sociaux finlandais et nordiques au sens large, ainsi que contre les droits syndicaux.

La Suisse, quant à elle, est passée de 2 à 3, les autorités ayant unilatéralement suspendu la médiation tripartite sans explication [1]. Le Kirghizstan est passé de 4 à 5, le gouvernement ayant réprimé les syndicats indépendants par des attaques, des détentions et des confiscations. La Fédération de Russie et l’Ukraine sont réintroduites dans l’indice en 2024, avec une note de 5.

Au cours de l’année écoulée, l’Europe a connu des exemples de violations des droits auxquels pratiquement tous les gouvernements ont souscrit. En Belgique et en France, les grèves ont été criminalisées et les grévistes stigmatisés. Une définition excessivement large des services essentiels a été utilisée pour restreindre ou interdire les grèves en Albanie, en Hongrie, en Moldavie, au Monténégro et au Royaume-Uni.

En Arménie et en Pologne, les employeurs se sont immiscés dans les élections syndicales, tandis qu’en Grèce, aux Pays-Bas et en Macédoine du Nord, des syndicats «jaunes» non démocratiques ont été créés sous l’influence indue des employeurs, afin d’empêcher une représentation indépendante et démocratique des travailleurs. En Suède, Tesla a refusé de s’engager dans des négociations collectives, ce qui a donné lieu à un élan de solidarité historique de la part des syndicats de ce pays et des pays voisins.

Deux points positifs ont été relevés. La Roumanie a amélioré son score de 4 à 3, le gouvernement ayant étendu le droit de grève et rendu la négociation collective obligatoire dans les entreprises de plus de dix salariés. En Bulgarie, les syndicats ont gagné une bataille de 25 ans pour garantir dans la loi le droit des employés à s’organiser en syndicats.

Néanmoins, dans toute l’Europe, les chiffres ne mentent pas:

  • 73 % des pays ont violé le droit de grève,
  • 54 % des pays ont violé le droit à la négociation collective,
  • 41 % des pays excluent les travailleurs du droit de créer un syndicat et d’y adhérer,
  • 16 pays ont empêché l’enregistrement des syndicats,
  • dans 13 pays, les travailleurs ont un accès limité ou inexistant à la justice,
  • six pays ont restreint la liberté d’expression et de réunion,
  • des travailleurs ont été détenus et arrêtés dans 12 pays et
  • des travailleurs ont été victimes d’attaques violentes dans quatre pays.
Crise démocratique

Il s’agit d’une crise démocratique pour l’Europe. Les syndicats, les droits des travailleurs et la démocratie sont intimement liés: l’un ne va pas sans l’autre.

Au cours de l’année écoulée, dans les pays nordiques et dans toute la région, nous avons assisté à des tentatives déterminées de la part des gouvernements et des entreprises pour démanteler les piliers fondamentaux de la démocratie, tels que le droit de grève et le droit de manifester. Dans le même temps, les mouvements de droite ont eu recours à des politiques régressives visant des syndicats et des travailleurs et travailleuses.

Il est clair que le «modèle social européen basé sur les droits des travailleur» n’est plus une réalité pour des millions de personnes, ce qui a de graves conséquences pour les salarié·e·s de la région et risque d’accélérer le «nivellement par le bas» des droits des travailleurs à l’échelle mondiale. Dans le monde entier, l’indice 2024 montre que les valeurs démocratiques et les droits fondamentaux soutenus par la plupart des pays au niveau international sont en train de s’atrophier.

Malgré quelques améliorations modestes, l’image générale est celle d’une attaque incessante contre les libertés civiles, les droits des salarié·e·s et donc les intérêts de l’ensemble des travailleurs et travailleuses. Cette situation s’inscrit dans un contexte d’inégalités croissantes, de bouleversements technologiques qui modifient rapidement le monde du travail et d’aggravation des conflits violents, où les salarié·e·s s’affrontent aux conséquences catastrophiques de la guerre.

La réponse à ces problèmes commence sur le lieu de travail, avec le respect des droits syndicaux sur le lieu de travail en Europe et dans le monde. Cela permettra de renforcer la démocratie et la justice sociale dans l’ensemble de la société et au niveau mondial – une revendication centrale de la campagne «Pour la démocratie» de la Confédération syndicale internationale-CSI.

Les salarié·e·s sont le cœur battant de la démocratie et leur droit d’être entendus est crucial pour garantir la vitalité et la durabilité des systèmes démocratiques. Lorsque leurs droits sont violés, c’est la démocratie elle-même qui est attaquée.

L’Indice mondial des droits de l’homme de la CSI illustre également l’histoire de travailleurs et travailleuses ainsi que de syndicalistes courageux qui bravent les pires dangers pour améliorer la vie de leurs collègues et défendre les droits démocratiques. Alors que le mouvement syndical international s’efforce ensemble de défendre les valeurs démocratiques et les droits qui les sous-tendent, notre mouvement doit continuer à jouer un rôle essentiel dans la construction d’un monde plus juste et plus sûr pour tous. (Article publié dans Social Europe le 12 juin 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Luc Triangle est secrétaire général de la Confédération syndicale internationale.

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[1] Selon Swiss Info du 12 juin, «le ministre de l’économie Guy Parmelin avait mis en place cette médiation entre partenaires sociaux en 2019. Malgré les différentes pistes proposées, il est toutefois apparu qu’aucune entente n’était envisageable actuellement, a indiqué son département en décembre». Dans son rapport, la CSI précise: «Une tentative des dirigeants syndicaux d’obtenir une meilleure protection contre les licenciements antisyndicaux a échoué en décembre 2023, lorsque le Conseil fédéral a suspendu une médiation tripartite, sans explication.»

En février 2024, Pierre-Yves Maillard précisait dans L’Evénement syndical: «En décembre dernier, le conseiller fédéral Guy Parmelin a suspendu la médiation visant à adapter la protection contre les licenciements en Suisse aux normes minimales internationales. Après quatre ans de discussions, le processus a pris fin, sans résultat à la clé. C’est une déclaration de faillite face à l’attitude irresponsable de refus des employeurs, peut-on lire dans un communiqué de presse. Le manque de volonté et de courage du Conseil fédéral et de l’Union patronale suisse d’élever la protection des travailleurs contre les licenciements abusifs au niveau minimal internationalement reconnu est scandaleux.» (Réd.)

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