Grèce. La configuration socio-politique à l’issue des élections européennes est grosse d’une crise politique

Kyriakos Mitsotakis, 9 juin 2024 (KEYSTONE/XINHUA/Marios Lolos)

Par Antonis Ntavanellos

Le résultat des élections européennes en Grèce ouvre officiellement une période de difficulté politique, où le régime aura besoin de percées politiques importantes s’il veut assurer sa stabilité, alors que tous les acteurs politiques actuels aptes à prendre des initiatives dans ce sens sont affaiblis. Les urnes ont validé l’analyse de ceux qui insistaient sur le fait que le gouvernement de Kyriakos Mitsotakis n’est pas stable, malgré le triomphe électoral de Nouvelle Démocratie il y a un an, en mai-juin 2023 (lorsque la ND a remporté les suffrages de 40,56% des électeurs et obtenu la majorité absolue des sièges parlementaires, soit 158 sur 300). A l’époque, le fait que le parti de droite ait réussi à distancer avec une différence de plus de 20% le deuxième parti, SYRIZA (dirigé par Alexis Tsipras à l’époque: 17,83% des suffrages et perte de 24 sièges) était surtout un produit de la crise et du déclin de SYRIZA, plutôt qu’un signe de la capacité de Mitsotakis à séduire la majorité de la population.

L’événement politique majeur affiché lors de ces élections européennes du 9 juin 2024 a été le taux d’abstention, qui a été le plus élevé (58,6%) dans la période qui a suivi la chute de la dictature militaire (1974). Pour la Grèce, un pays qui avait une tradition de politisation intense, le fait que seulement 41,4% des électeurs et électrices inscrits aient pris la peine de voter constitue un choc. Les taux d’abstention sont plus élevés au sein de la classe ouvrière et augmentent encore lorsque l’on passe aux catégories les plus pauvres de la population: aux chômeurs, aux travailleurs précaires, aux agriculteurs pauvres, etc. Les taux d’abstention sont également liés à l’âge. Selon les sondages de sortie des urnes, 51,5% des personnes qui sont allées voter avaient plus de 55 ans!

L’explication est simple et elle est considérée comme acquise par tous les stratèges de la classe dirigeante, y compris les chefs de parti et la presse traditionnelle. L’explosion des inégalités sociales au cours des 15 dernières années – plus récemment les prix élevés des denrées alimentaires et de l’énergie, le déclin des écoles et des hôpitaux publics, l’extrême précarité des emplois, etc. – a éloigné la majorité des travailleurs et des pauvres de l’UE et de la politique, y compris des batailles électorales. Même lors des élections parlementaires nationales de juin 2023, où la question plus pertinente du pouvoir gouvernemental était théoriquement en jeu, seuls 53,7% de la population se sont rendus aux urnes.

Pendant la période électorale et le jour même des élections, il n’y a eu aucune activité qui aurait pu laisser penser que l’énorme tendance à l’abstention était liée à la montée d’une radicalisation antiparlementaire. Le retrait des gens ordinaires de la politique est lié à un climat de déception sociale et politique. C’est pourquoi il ne s’agit pas seulement d’un problème pour l’establishment, mais aussi d’un moment difficile pour nous tous dans le mouvement de la classe laborieuse et de la gauche.

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Dans ce contexte général, les résultats spécifiques du 9 juin 2024 obtenus par chacun des principaux partis ont constitué un second choc politique.

Mitsotakis savait déjà qu’il serait politiquement impossible de répéter le score de 41% qu’il avait obtenu en juin 2023. Avant les élections européennes, il avait fixé la barre du succès à un niveau supérieur à 33%. Les instituts de sondage (pas si indépendants que cela) ont suggéré qu’il serait facile pour le parti au pouvoir de franchir ce seuil. En fin de compte, Nouvelle Démocratie a obtenu 28,31% (1 125 602 suffrages, 7 eurodéputés sur un total de 21 pour la Grèce, perte de 1), perdant plus d’un million d’électeurs par rapport au résultat d’il y a un an.

L’échec était si évident que les efforts initiaux des responsables du parti pour banaliser le résultat n’ont duré que le soir de l’élection. Mitsotakis a rapidement été contraint de concéder que «les 41% n’existent plus». Et dès lors il a promis des changements «radicaux» au sein du gouvernement.

Mais ces changements dits «radicaux» se sont avérés être un flop, démontrant que lorsqu’un parti est confronté à des défis politiques et sociaux, sa marge de manœuvre est limitée.

La seule chose que Nouvelle Démocratie a faite a été de sacrifier deux ministres (Kostas Skrekas, ministre du Développement et des investissements, et Elefthérios Avgenakis, ministre du Développement rural et de l’Alimentation) comme boucs émissaires de la persistance des prix élevés et de la frustration des agriculteurs, et de lancer l’opération politique consistant à courtiser les électeurs d’extrême-droite. Un militaire à la retraite, membre du courant «droite dure» du parti (Nikolaos Panayotopoulos), a été nommé ministre des Migrations et de l’Asile le 14 juin (il avait été ministre de la Défense de juillet 2019 à mai 2023). Il s’agit d’une annonce d’un traitement «guerrier» des migrant·e·s et des réfugié·e·s [1].

Niki Kerameos, une «croisée» fanatique du néolibéralisme, a été nommée au ministère du Travail (en remplacement de Domna Michailidou), où elle préparera une nouvelle réforme des retraites. C’est ce dernier cas qui, à mon avis, revêt la plus grande importance politique: Mitsotakis n’a ni la volonté ni la capacité de changer d’orientation politique. Il insistera pour poursuivre jusqu’au bout la voie des «réformes» néolibérales anti-salarié·e·s et anti-sociales. Cela signifie qu’à l’occasion des futures élections nationales (normalement prévues pour 2027), y compris le faible score électoral actuel de Nouvelle Démocratie pourrait apparaître comme un objectif optimiste.

Si les résultats actuels se répètent lors d’une éventuelle élection parlementaire (anticipée) se profilera l’incapacité à former un gouvernement. Les responsables du parti sont déjà en alerte et ont entamé les débats sur les changements nécessaires à la direction du parti (débats qui, pour l’instant, restent «clandestins»). Les deux «gourous» de la droite en Grèce, les anciens premiers ministres Kostas Karamanlis [mars 2004-octobre 2009] – qui appartient à la fraction qui adhère à un prétendu «libéralisme à orientation sociale» – et Antonis Samaras [juin 2012-janvier 2015] –qui appartient au courant nationaliste dur et souverainiste – restent «silencieux» quant à leurs opinions à l’égard de Mitsotakis. Ce «silence» devient de plus en plus menaçant et méprisant. Selon la presse de droite, la cristallisation des changements politiques en cours en Europe et le résultat des élections aux Etats-Unis serviront probablement de déclencheurs à de nouveaux développements politiques dans les rangs de la droite grecque. Jusqu’à présent, il existait un terrain d’entente entre le courant traditionaliste-nationaliste et la tendance néolibérale «extrême-centriste» [2], mais le fossé qui les sépare est en train de se creuser.

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Mais les urnes ont également réservé de mauvaises surprises aux deux partis qui prétendent représenter l’alternative en termes de pouvoir gouvernemental, SYRIZA et PASOK.

Chez SYRIZA, la nouvelle direction de Stefanos Kaselakis avait placé la barre du succès à 17,83%, soit le pourcentage remporté par le parti lors des élections nationales de juin 2023. C’était un objectif plutôt modeste, puisque ce score lui-même avait signifié un effondrement qui a conduit à la démission forcée d’Alexis Tsipras ainsi qu’à la crise et à la scission de SYRIZA qui s’en sont suivies. Et pourtant, SYRIZA n’a finalement obtenu que 14,9% (4 élus, perte de 2), perdant un tiers des voix qu’il avait gagnées il y a un an. Stefanos Kaselakis tente de s’accrocher à sa position, en présentant comme une «victoire» le fait que SYRIZA… soit resté le deuxième parti, même si la différence avec le PASOK [qui a obtenu 12,79% des suffrages, avec 3 élus, gain de 1] s’est encore réduite à une marge de 2 points. Mais ce pourcentage de 14,9% signifie pour SYRIZA la fin des «élaborations» sur les perspectives de revendiquer, seul, le pouvoir gouvernemental.

Tous les «barons» du parti, qui s’identifiait autrefois à la gauche radicale, parient désormais sur une recomposition du centre gauche, un effort conjoint avec le PASOK pour co-construire le camp «progressiste», ce qui est désormais considéré comme une condition préalable nécessaire pour qu’ils puissent enlever des mains de Mitsotakis le pouvoir gouvernemental. L’avenir politique plutôt incertain de Stefanos Kaselakis sera déterminé au cours du processus de cette recomposition, qui fait déjà ses premiers pas après la réactivation politique d’Alexis Tsipras, qui ne cache pas son intention de revendiquer un nouveau rôle de premier plan dans ce projet.

Le PASOK a enregistré les pertes les plus faibles. Comme il n’a perdu «que» 100 000 voix [509 399 voix le 9 juin 2024] par rapport au 23 juin [617 487 suffrages ], dans le contexte actuel de taux d’abstention élevés, il a augmenté sa part de voix à 12,79%. Le PASOK talonne désormais SYRIZA (un écart de 85 000 voix), et il s’est déjà imposé comme le deuxième parti dans 20 préfectures. Mais les vétérans les plus aguerris des batailles électorales au sein du PASOK, ce «vieux renard» de la politique grecque, sont conscients qu’il ne s’agit pas d’un résultat politique satisfaisant. Car il a été obtenu alors que Nouvelle Démocratie a subi des pertes massives et a reculé dans des secteurs disputés de l’électorat, et alors que SYRIZA est dirigé par un leadership épisodique. Ainsi, c’est le PASOK qui est devenu le premier parti dont la direction s’affronte déjà à un défi ouvert. Pour s’accrocher à son poste, Nikos Androulakis [mandat initié en décembre 2021] devra passer l’épreuve d’une élection anticipée à la direction du parti [la presse de droite mentionne actuellement les conflits internes du PASOK liés à cette échéance]. Comme chez SYRIZA, au PASOK aussi, ceux qui sont considérés comme les plus qualifiés pour la direction du parti sont ceux qui peuvent le mieux promettre un rôle de premier plan dans le processus de formation du vaste camp «progressiste».

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De l’autre côté du spectre politique, conformément à la tendance européenne, l’extrême droite s’est particulièrement renforcée. Bref tour d’horizon: le parti «Solution grecque» (Elliniki Lysi), dirigé par l’ultra-nationaliste Kyriakos Velopoulos (9,3%, 2 élus), le parti ultra-conservateur grec-orthodoxe «Victoire» (Dimokratikó Patriotikó, Kinima “Niki”), 4,3%, 1 élu), la liste raciste-sexiste «branchée» et «moderne» «Voix de la raison» (Foni Logikis, 3,04%, 1 élu) et les «Patriotes» (Prodromos Emfietzoglou, 1,41%), la formation de l’oligarque Prodromos Emfietzoglou où les néo-nazis ont trouvé un refuge électoral. Au total, ils atteignent près de 20%. Il ne faut pas sous-estimer la menace que représente l’extrême droite, mais il convient de faire deux remarques.

1° Si l’on tient compte du taux d’abstention, ce pourcentage électoral se traduirait par un soutien d’environ 8% à l’extrême droite dans la société grecque. C’est la taille d’un courant qui a toujours existé en Grèce, soit sous la forme de monarchistes et de nostalgiques de la junte militaire dans les années 1970 et 1980, soit sous la forme d’Aube dorée et d’électeurs du LAOS (Rassemblement populaire orthodoxe) au début du XXIe siècle.

2° Les dirigeants actuels des partis d’extrême droite sont des figures dérisoires et ne peuvent être comparés ni à la ferme direction néonazie d’Aube dorée, ni au politicien expérimenté et démagogue Georgios Karatzaferis qui dirigeait le LAOS [jusqu’en 2019].

La véritable menace en Grèce, du moins pour l’instant, est la diffusion d’idées racistes-nationalistes-sexistes, qui fournit un terrain fertile pour la croissance d’un courant politique réellement dangereux et menaçant, comme celui qu’Aube dorée a constitué dans un passé récent. C’est pourquoi la lutte systématique et permanente contre les idées et les politiques d’extrême droite reste une tâche centrale en Grèce, en s’attaquant au racisme et au nationalisme institutionnels et dirigés par l’appareil d’Etat.

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Une autre différence avec de nombreux Etats membres de l’UE est la résilience de la gauche politique organisée en Grèce. Le Parti communiste (KKE) a conservé son niveau de soutien (367 800 voix) et, dans un contexte d’une forte abstention, cela s’est traduit par un pourcentage accru de 9,25 % (2 élus). En juin 2023, il avait obtenu 401 200 voix et 7,69%. L’existence d’une force organisée autour du Parti communiste n’est pas la même chose dans toutes les conjonctures et à toutes les époques.

Dans les années 1970 et 1980, cette force a servi de facteur «stabilisateur» lors de la «transition» vers une démocratie parlementaire (bourgeoise). Pendant les luttes de masse de 2010-2015, le KKE a fonctionné comme une entrave à la nécessité d’initiatives politiques et sociales unitaires et massives de lutte contre l’assaut frontal de la classe dirigeante et de la Troïka. Aujourd’hui, il sert néanmoins de rappel menaçant du potentiel des luttes ouvrières et de barrière à certains appétits répressifs du gouvernement (par exemple, la criminalisation du soutien public à la Palestine).

Au-delà du Parti communiste, il existe un éventail de forces «radicales» présentant divers niveaux de lacunes politiques.

L’alliance autour de MERA25, payant le prix des ambiguïtés du discours public de Yanis Varoufakis, n’a pas atteint le seuil d’élection d’un député européen, tout en recueillant le nombre – non négligeable – de 100 000 voix (2,54%).

Le parti de Zoe Konstantopoulou, «Sailing for Freedom» (Plefsi Eleftherias), a toujours affirmé qu’il ne représentait «ni la gauche, ni la droite». En étant très «vocal» au Parlement, autour de questions telles que les responsabilités gouvernementales dans le crime d’Etat de Tempé [«accident» de chemin de fer], les féminicides, la corruption, etc., elle a réussi à faire passer son parti au-dessus du seuil, obtenant 135 000 voix et 3,4% des suffrages (1 élu).

Le parti «Nouvelle Gauche» (Néa Aristera), issu de la scission de SYRIZA après l’élection de Kaselakis, a échoué électoralement, obtenant 2,45% et 97 000 voix. Leur refus de réfléchir de manière autocritique à la position qu’ils ont prise en 2015 et leur insistance à défendre les décisions du gouvernement Tsipras ne pouvaient que conduire à des effets démobilisateurs.

ANTARSYA, le «front» de certains groupes de la gauche anticapitaliste, qui rassemble une couche vitale de militants dans ses rangs, est resté au niveau étroit du simple enregistrement de sa présence. Après avoir obtenu 0,52% et 20 000 voix, ils ne peuvent se satisfaire de leur tactique électorale.

Nous sommes pleinement conscients que la somme totale de ces forces n’existe pas en tant qu’ensemble unifié. Leurs idées, leurs politiques et leurs tactiques présentent des différences importantes qui les divisent. Mais les personnes qui ont opté pour l’un de ces choix électoraux partagent un point de départ: à savoir la volonté de résister aux politiques dominantes, du point de vue des intérêts des salarié·e·s et d’une perspective d’émancipation sociale.

Ces personnes peuvent servir de «ferment» important pour l’émergence de luttes à-devenir, dans lesquelles devront se faire jour des orientations et des tactiques en direction de l’ensemble des masses laborieuses. Et, dès lors, qui se structurent avec une dimension unitaire et radicale. Sachant que le déroulement de ces luttes dans la période à venir déterminera les caractéristiques des développements politiques préfigurés par les élections européennes de 2024. (Athènes, 17 juin 2024, traduction rédaction A l’Encontre)

Antonis Ntavanellos, membre de la direction de DEA, dirige la publication Ergatiki Aristera (Gauche ouvrière)

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[1] Lucile Smith et Ben Steele, de la BBC TV Current Affairs, ont publié le 17 juin un reportage documentaire sur la façon dont le pouvoir grec «se débarrasse de potentiels requérants d’asile au péril de leur vie», pour reprendre la formule d’Andrés Allemand Smaller dans les quotidiens suisses La Tribune de Genève et 24 heures (17 juin). La BBC présente son documentaire ainsi: «Des témoins affirment que les garde-côtes grecs ont causé la mort de dizaines de migrants en Méditerranée sur une période de trois ans, dont neuf ont été délibérément jetés à l’eau. Ces neuf personnes font partie d’un groupe de plus de 40 personnes qui seraient mortes après avoir été forcées de quitter les eaux territoriales grecques ou ramenées en mer après avoir atteint des îles grecques, selon une analyse de la BBC. Les garde-côtes grecs nous ont déclaré qu’ils rejetaient fermement toutes les accusations d’activités illégales.

Nous avons montré à un ancien officier supérieur des garde-côtes grecs des images montrant 12 personnes embarquées sur un bateau des garde-côtes grecs, puis abandonnées sur un canot pneumatique. Lorsqu’il s’est levé de sa chaise, son micro toujours allumé, il a déclaré que c’était «manifestement illégal» et qu’il s’agissait d’un «crime international».

Le gouvernement grec est depuis longtemps accusé de procéder à des retours forcés, c’est-à-dire de repousser des personnes vers la Turquie, d’où elles ont traversé, ce qui est illégal au regard du droit international.

Mais c’est la première fois que la BBC calcule le nombre d’incidents dans lesquels il est allégué que les actions des garde-côtes grecs ont entraîné des décès. Les 15 incidents que nous avons analysés – datés de mai 2020-23 – ont fait 43 morts. Les sources initiales étaient principalement les médias locaux, les ONG et les garde-côtes turcs.

Il est extrêmement difficile de vérifier de tels récits – les témoins disparaissent souvent, ou sont trop craintifs pour s’exprimer. Mais dans quatre de ces cas, nous avons pu corroborer les récits en parlant avec des témoins oculaires.

Nos recherches, qui figurent dans un nouveau documentaire de la BBC intitulé «Dead Calm: Killing in the Med?», nous a permis de dégager un système bien défini.» (Réd.)

[2] Pour une approche en français de l’extrême-centrisme, on peut se référer aux travaux de Jean-François Bayart. Voir son article sur le site AOC du 19 juin 2024: «Le visage français d’une révolution conservatrice globale». (Réd.)

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