Par Raquel Varela
Les résultats électoraux des dernières élections pour la Présidence de la République (23 janvier 2011) ont donné la victoire, avec 52,94% des voix, à Cavaco Silva, le candidat de la droite libérale et de la droite conservatrice. Manuel Alegre, le candidat du PS (parti qui est au gouvernement) et du Bloc de Gauche [Bloco de Esquerda- ci-dessous BE] a fait 19,75%. Fernando Nobre, une candidature indépendante liée aux ONGs et à l’Eglise, qui a ramassé des votes à droite et à gauche, a fait 14,10%, Francisco Lopes du Partido Comunista Português (PCP) 7,14% et José Manuel Coelho, un candidat indépendant de Madère, 4,5%. Quant à Defensor Moura, candidat du PS du Nord, il a fait 1,57%. Le taux d’abstention a battu tous les records.
La gauche aurait-elle des raisons de se sentir battue à plates coutures ? La réponse n’est pas claire. La droite a certes gagné l’élection, la droite qui se réunit autour du Partido Popular Democrático (PPD) et du Centro Democrático Social (CDS), en obtenant un total de votes de 1/5e des électeurs inscrits (Marx rappelait que la bourgeoisie, parce qu’elle domine l’Etat et l’armée, n’a pas besoin de plus du 20% des votes pour gouverner un pays). Ils sont donc restés avec leur quota.
Mais il y a eu une autre droite qui a perdu, celle du PS, parti reconverti de social-démocrate en néolibéral, qui vient d’approuver une coupe de 10% des salaires, l’augmentation des impôts à la consommation et la privatisation des entreprises lucratives. Cette droite, qui a démantelé l’état social et transfère les impôts vers des entreprises privées, est sortie défaite. Qui a gouverné contre les travailleurs a été durement puni par les urnes. Le PS et le Bloc de Gauche (BE) ont subi leur plus importante défaite électorale. Le BE qui avait surgi comme une espérance pour la gauche portugaise il y a 12 ans, en s’offrant comme une gauche socialiste, antibureaucratique, une gauche se refusant à gérer le capitalisme comme la social-démocratie le faisait, s’est joint à la social-démocratie et a appuyé le même candidat du Gouvernement PS, Manuel Alegre, au moment même où le PS a été le plus dur dans les mesures néolibérales.
Le BE est le parti qui a le plus perdu dans ces élections. Appuyé par le PS et le BE, Manuel Alegre n’a obtenu que la moitié du pourcentage (19,75%) de la somme individuelle des deux partis lors des législatives (46,37%, soit 36,6% pour le PS et 9,1% pour le BE).
Le Bloc de Gauche est arrivé à la croisée des chemins. C’est aujourd’hui un parti qui tourne autour du parlementarisme, reçoit plus de 90% de son budget de l’Etat et oriente tout l’appareil du Parti vers l’exposition médiatique et les résultats électoraux. Ce choix organisationnel est celui qui répond le mieux à la stratégie du Parti, à savoir occuper l’espace de la social-démocratie avec un programme social-démocrate. Mais le BE a subi des défaites successives avec cette politique. En 2006, quand il s’est joint au PS pour gouverner Lisbonne, son candidat, Sá Fernandes, a abandonné le BE et il est aujourd’hui le bras droit du PS à la Chambre (na Câmara) de Lisbonne. Son programme keynésien de réformes sociales et de sauvetage de l’Etat de bien-être social n’a pas apporté jusqu’à maintenant une seule victoire, parce qu’il s’est fait en cherchant l’unité avec celui qui détruit l’état social, le PS. Cette politique a culminé en 2010 avec le vote favorable du BE au «prêt» du FMI à la Grèce et maintenant avec la défaite de son candidat appuyé par le Gouvernement qui a approuvé les ajustements budgétaires.
Alegre n’a pas été accepté par les électeurs de gauche parce que le matin il défendait le système national de santé et l’après-midi il apportait son appui aux coupes salariales ; le matin il était contre la guerre en Irak et l’après-midi en faveur de la guerre en Afghanistan. En pleine précampagne, Alegre a défendu les mesures d’austérité, en disant seulement qu’on devait « ajouter à ce programme d’austérité un plan d’encouragement à la croissance et à l’emploi » (Jornal de Negócios, 30/9/2010).
Non seulement Manuel Alegre n’a pas été, comme l’affirmait Francisco Louçã, l’unique candidat pouvant mettre en échec Cavaco, mais il a été l’un des responsables de son élection, en conduisant à l’abstention d’une partie importante de l’électorat de gauche. Selon le directeur d’un institut de sondages, qui à partir de statistiques des votes (qui au Portugal sont divisées par âge), a comparé ces résultats électoraux avec les résultats antérieurs, le taux d’électeurs du BE qui s’est abstenu est de… 67%. En admettant même une erreur grossière dans cette estimation, celle-ci permet de conclure à une évidence – le BE a tendu les deux mains au Gouvernement qui a le plus retiré aux travailleurs au Portugal.
Francisco Lopes, du PCP, a été le seul avec Coelho, mais avec beaucoup plus de consistance que celui-ci, à faire un diagnostic plus ou moins correct de la situation actuelle du pays. Il a réussi à mener une campagne moins mauvaise de ce que l’on craignait (pour un homme sans charisme particulier), mais il n’est même pas parvenu à «s’assurer» tous les votes du PCP. Il a obtenu 7,86% des votes, un peu plus de 300’000 votes, bien en deçà des 500’000 qu’il avait l’habitude d’obtenir aux législatives. Surtout, il n’a réussi à « ouvrir » aucun terrain nouveau alors qu’il y avait de meilleures conditions que lors d’autres élections (comme les présidentielles antérieures) pour croître, en raison du fait que le BE et le PS étaient « accrochés » à un candidat (Alegre) qui ne convainquait l’électorat d’aucun des deux partis. Il a «manqué» au PCP l’audace pour une mobilisation sociale contre le PS qui aurait résulté en une victoire électorale.
Le PCP a appelé à la grève générale des mois après que les coupes salariales ont été annoncées et, après la grève, il n’a pas présenté de plan de lutte, se concentrant plutôt sur la bataille électorale. Il a accepté que le mouvement de grève n’exige pas la démission du Gouvernement.
Il a présenté dans cette campagne une candidature « patriotique et de gauche » qui était au fond la défense de la production nationale bourgeoise (ou bien existerait-il une économie nationale qui soit simultanément bourgeoise et ouvrière ?), l’augmentation de la productivité et le nationalisme économique, tout cela pour qu’il n’y ait pas d’affrontement de classes et en espérant que la situation au Portugal puisse encore être résolue, comme cela a été le cas jusqu’à maintenant, dans la concertation sociale.
Cette élection a encore montré que la gauche combative, la gauche qui ne passe pas d’accords – ni dans les élections ni dans la concertation sociale – aurait dû avoir l’audace d’avoir son propre candidat, capable de mobiliser et d’organiser un sentiment aujourd’hui généralisé dans la société portugaise selon lequel nous sommes gouvernés par des voleurs ne méritant plus aucun crédit social.
Les presque 200’000 voix du vote José Manuel Coelho, qui ont été un vote contre le régime, montrent qu’il y avait un espace à gauche pour une candidature radicale de rupture avec le régime et le système. Madère profitera peut-être de la victoire de Coelho, mais cela aurait pu être la victoire de tous les travailleurs portugais si quelqu’un avait réuni cette énergie dans une campagne contre le paiement de la dette, pour la démission du gouvernement, pour la renationalisation de la banque et du système financier et des compagnies lucratives.
Le PCP et le BE semblent être les victimes d’un processus historique objectif les obligeant à mener des politiques inconsistantes. Il n’existe pourtant pas, dans le cadre actuel de l’économie portugaise, de marge de manœuvre pour une politique qui maintienne la production nationale, l’accumulation de capital, les droits des travailleurs et les salaires. La crise s’impose dans sa dimension violente, les années dorées sont passées et le fait de défendre aujourd’hui les salaires, la santé et l’éducation publique, au moins dans les pays périphériques d’Europe, ne peut se faire sans défendre le non-paiement de la dette et l’étatisation du système bancaire et financier. Aujourd’hui, il n’y a pas de droits des travailleurs si les luttes sont transformées en négociations autour de la table de la concertation sociale ou en Pactes qui mettent en échec toute une classe, comme l’a fait la Federação National dos Professores (Fenprof) avec le mouvement des enseignants. Aujourd’hui au Portugal, Pacte social est synonyme de coupes salariales, de licenciements et de privatisations.
Le BE et le PCP se sont refusé à présenter un programme qui exige la nationalisation de la banque et le non-paiement de la dette. Ils ont tout au plus proposé un capitalisme moralisé, sans gestionnaires ni banquiers corrompus, dans lequel les banques et les entreprises « participent plus aux sacrifices nationaux ». C’est ainsi qu’au beau milieu de la soirée électorale, au milieu d’une déroute formelle impressionnante, on a pu entendre le premier ministre du PS lâcher avec un grand contentement les mots suivants : « Le pays a choisi la stabilité ».
Une alternative à gauche est urgente. Elle ne peut se faire sans les millions de militants et de sympathisants du plus grand parti de travailleurs au Portugal, le PCP, et sans les secteurs du BE qui refusent encore la tendance à la social-démocratisation du Parti. Une alternative est urgente, une alternative qui ne laisse pas d’espace à la stabilité des 16% de chômage, des 10% de coupes salariales, des 23% de TVA [IVA au Portugal] et des partenariats public-privé.
Il est urgent d’en finir avec le désordre capitaliste en se rappelant que si une banque est trop grande pour qu’on la laisse faire faillite, elle est aussi trop grande pour être privée. Il est urgent que la gauche se détache des alliances utopiques et qu’elle revienne à croire qu’il faut prendre un nouveau départ, parce que c’est ce que le pays veut. (Traduction A l’Encontre)
* Animatrice de la revue Rubra. Nous publierons d’autres contributions sur ce thème.
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