Italie. Migrants: les centres pour mineurs débordés

Par Maryline Baumard

Tee-shirts sales et chaussettes propres emmêlés; couvertures tire-bouchonnées sur le pied des lits… Après leurs longs mois de route, Mohamad, Assan et Boubakar réapprennent doucement les règles de la vie sédentaire. Face à la plage de Melito, dans la banlieue de Reggio di Calabria, tout au sud de l’Italie, 90 autres mineurs, venus comme eux d’Afrique, tentent de dépasser le bonheur d’être arrivés en vie en Europe.

Un matin d’avril, l’Ivoirien, le Malien et le Nigérien de 17 ans sont descendus d’un bus devant l’hôtel Stella Marina, où on leur a donné la chambre qu’ils partagent désormais. Quelques jours plus tôt, ils s’étaient entassés dans un canot sur une plage libyenne, avant d’être secourus par le bateau d’une ONG, puis débarqués à Reggio di Calabria, la capitale de la Calabre.

L’été est à peine installé que, déjà, la pointe de la Botte vit au rythme des débarquements. Un en mars, trois en avril, quatre en mai et déjà deux en juin pour le seul port de Reggio… Chaque fois que Rome prévient la préfecture de l’arrivée d’un bateau humanitaire, le petit groupe What’s Up, composé des officiels, de la sécurité civile, de Caritas et de quelques rares ONG étrangères, se prépare.

Répondre à l’urgence

Dimanche 18 juin, le Prudence, navire de Médecins sans frontières, a encore débarqué 1045 migrants dans cette province où le produit intérieur brut par habitant est deux fois plus faible qu’en Lombardie. Alors que les adultes repartent au plus vite en bus vers des centres situés dans le nord du pays, ceux qu’on appelle les bambini restent là. Dimanche, Reggio, qui voit ses écoles et ses hôpitaux déjà sous-dotés, a encore reçu 20 mineurs. Ils viennent s’ajouter aux 50 du débarquement précédent, aux 800 envoyés là depuis janvier et aux 1845 arrivés en 2016.

«Les fugues depuis ces centres ouverts oscillent entre 10 % et 50%», estime l’une des travailleuses sociales de la mission de Médecins du monde en Calabre. Les gamins érythréens filent vers la Suède ou l’Angleterre. Pour les autres, «si la loi prévoit désormais que le séjour dans les centres de premier accueil ne devrait pas excéder un mois, faute de place ailleurs, la plupart y restent jusqu’à leur majorité», rappelle Jean-Pierre Foschia, coordonnateur de l’ONG. Ce qui explique que les 35 centres calabrais pour mineurs soient saturés. D’autant qu’en 2016, un seul des 25’846 mineurs isolés ayant débarqué en Italie a été accepté dans un autre pays d’Europe dans le cadre de la réunification familiale.

«Nous venons de lancer un nouvel appel d’offres pour ouvrir de nouveaux centres», indique-t-on à la préfecture de Reggio, où l’on se réjouit de la quinzaine de propositions déjà remontées. Mais, s’il faut répondre à l’urgence, les autorités doivent aussi s’assurer du sérieux des candidatures: les 45 euros quotidiens (35 pour les adultes) octroyés par Rome pour la prise en charge d’un adolescent ne suscitent pas que des vocations humanitaires.

Si Giusi Malaspina, la gérante de l’association du Stella Marina où vivent Assan et Mohamad, passe pour un modèle de sérieux, d’autres sont moins regardants. Une association très présente à Reggio fait actuellement l’objet d’une enquête. Des mineurs arrivés en août 2016 ont travaillé des mois durant sans toucher un centime. Et plusieurs se sont retrouvés à la rue pour avoir réclamé leur dû. «J’ai perdu un an et, entre-temps, je suis devenu majeur», commente l’un d’eux, conscient qu’en Italie, comme ailleurs, seuls les mineurs ne sont pas expulsables. Mais il a été relogé dans l’hôtel Faro, pas vraiment achevé, construit au bord d’une route à quelques dizaines de kilomètres de Reggio, que tous veulent éviter.

Dans une ville voisine de la capitale régionale, les lustres en verroterie, aujourd’hui dépourvus d’ampoules, et la porte à tourniquet de bois de la bâtisse en face de la gare rappellent la splendeur du lieu passé. Désormais, les jeunes migrants qu’elle abrite racontent qu’ils se vêtent avec ce qu’ils trouvent dans les poubelles et ne mangent que du pain et des pâtes dans cet hôtel où leur situation administrative semble aussi suspendue que l’écoulement du temps. Ils se sentent piégés.

Personne n’ose en parler, mais la Ndrangheta ne serait pas étrangère à cette situation. La mafia calabraise prélève en effet son obole du juteux marché de l’hébergement des migrants, estimé à 3 milliards d’euros en 2017 en Italie. Soixante-dix personnes viennent d’ailleurs d’être arrêtées dans la région pour détournement de fonds destinés à un camp de migrants situé à Isola di Capo Rizzuto, plus au nord sur la côte.

Rêves enterrés

A cause de l’urgence de la situation, la prise en charge des adolescents reste très disparate. «On ne peut blâmer personne, car, ici, on ne laisse pas les gens dormir dehors et on les nourrit. En revanche, nous souhaitons accompagner les autorités dans leur montée en gamme», observe Jean-Pierre Foschia.

Médecins du monde est l’une des seules ONG vraiment présentes en Calabre; les autres lui préférant souvent la Sicile voisine. Jeudi 15 juin, pourtant, autour de Yodit Estifanos et de Frederika Amatori, les deux travailleuses sociales de Médecins du monde, un groupe de bambini du centre de Modena, près de Reggio, échangent sur les «héros de l’Afrique». Pour Kouyaté, 16 ans, parti depuis deux ans de Côte d’Ivoire, le chanteur Alpha Blondy serait «le plus grand philosophe africain». Ses voisins, plus âgés, choisissent plutôt le leader burkinabé assassiné Thomas Sankara (1949-1987) ou l’écrivain nigérian Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature.

Juste avant, en matinée, Alberto Polito, le psychologue de l’ONG, avait travaillé avec un autre groupe sur les rêves d’Europe. «La rudesse du voyage oblige les migrants à se concentrer sur l’instant. Une fois retombé le bonheur d’être arrivés, ils perçoivent que l’Europe n’est pas ce qu’ils attendaient. A partir de là, nous les aidons à se construire un avenir», résume-t-il.

Vendredi, dans des bouteilles en plastique coupées en deux et remplies de terre, une dizaine de garçons ont planté leur rêve le plus cher, inscrit sur un petit papier à côté de graines de piments. Toutes les graines ne sortent pas de terre, comme le savent bien ces Africains habitués aux sols arides. Certains comprendront qu’Alberto Polito leur explique par cette métaphore que leur rêve de devenir footballeur, par exemple, restera peut-être à jamais enterré. (Aricle publié dans Le Monde daté du 22 juin 2017, p. 4)

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«La rudesse du voyage oblige les migrants à se concentrer sur l’instant»

25’846 mineurs isolés. Parmi les quelque 180’000 personnes arrivées sur les côtes italiennes en 2016, 25’846 étaient des mineurs venus sans leur famille.

2050 enfants de moins de 15 ans. Les autorités italiennes ont recensé 2050 jeunes de moins de 15 ans parmi les mineurs isolés arrivés en 2016. Ils étaient 698 en 2012.

6020 demandeurs d’asile. Les mineurs restent de plus en plus dans la région dans laquelle ils arrivent. Ils ont été 6020 à demander l’asile en Italie en 2016, deux fois plus qu’en 2015.

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«Détention illégale de mineurs migrants en Suisse:
un état des lieux»

Rapport de Terre des hommes. Aide à l’enfance. Juin 2016

Nous ne pouvons qu’inciter nos lectrices et lecteurs à lire le rapport susmentionné. Instructif. Il peut être lu sous cette référence: https://www.tdh.ch/sites/default/files/tdh_plaidoyer-ch_fr_web_0.pdf

Nous publions ci-dessous la préface remarquable à ce rapport écrite par Jean Zermatten. Fondateur et ancien directeur de l’Institut international des droits de l’enfant (IDE), ancien président du Comité de l’ONU des droits de l’enfant.

«Les enfants qui se trouvent dans le contexte de la migration, qu’ils soient accompagnés, séparés ou non accompagnés ne devraient pas être placés en détention. Le statut migratoire ne saurait constituer une infraction et ne saurait justifier que l’on détienne des enfants à ce titre. Ceci n’est en rien une déclaration en l’air, mais représente bien la doctrine du Comité des droits de l’enfant exprimée tant dans l’Observation générale n° 6 [1] que dans les recommandations faites aux Etats, à la suite de la Journée de discussion générale de 2012 (Rno 78): “… In this light, States should expeditiously and completely cease the detention of children on the basis of their immigration status.” [1]

Pourtant, l’on assiste un peu partout dans le monde, particulièrement pour nous en Europe, à une tendance à «criminaliser» la migration et à faire naître un sentiment de défiance envers le migrant, homme, femme ou enfant, qui devient, presque de manière automatique un «suspect» et pour qui on aura tendance plutôt à trouver une solution de renvoi ou de refoulement, qu’une attitude ouverte ou accueillante.

L’art. 22 de la Convention relative aux droits de l’enfant exige des Etats-parties qu’ils «prennent les mesures appropriées pour qu’un enfant (…) bénéficie de la protection et de l’assistance humanitaire voulues pour lui permettre de jouir des droits que lui reconnaissent la présente Convention…» [2]

Par ailleurs, la même Convention rappelle qu’aucune catégorie d’enfants ne peut être laissée pour compte. Dès qu’un enfant est sur le territoire d’un Etat partie à la CDE, il bénéficie des droits reconnus par celle-ci aux moins de 18 ans. Ce principe s’applique donc aussi aux enfants migrants qu’ils soient accompagnés ou séparés de leurs parents. La catégorie des enfants migrants constitue aux yeux de la Convention une catégorie d’enfants vulnérables.

On est donc troublé de voir combien les réflexes de repli jouent en matière de migrations et combien on oublie rapidement les obligations élémentaires des Etats, y compris de la Suisse, par rapport aux enfants qui sont sur son territoire. L’enquête menée par la Fondation Terre des hommes – Aide à l’enfance a le mérite de nous donner enfin des chiffres objectifs (mentionnons au passage la difficulté de les obtenir!) sur le recours à la privation de liberté à l’égard des enfants migrants et, par effet miroir, de montrer que nous ne respectons pas, dans ce domaine, nos engagements. Certains argumenteront du nombre relativement faible d’enfants privés de liberté recensés et diront qu’il y a des questions plus urgentes et plus importantes du point de vue du nombre. Peut-être. Toujours est-il que nous savons depuis longtemps que la privation de liberté d’enfants a des effets à court, moyen et long terme sur le développement des enfants. On sait aussi très bien qu’il existe des alternatives à la privation de liberté, y compris quand les enfants ont commis des délits. Nous sommes ici en présence d’enfants «victimes de migrations» et en aucun cas auteurs du crime de migrer. Il n’y a donc aucune raison de les enfermer. Revenons à la raison et respectons nos engagements internationaux, qui nous demandent de respecter les enfants, tous les enfants.»

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[ 1] Observation Générale n°6 (2005), Traitement des enfants non accompagnés et des enfants séparés en dehors de leur pays d’origine.

[2] Committee on the rights of the child, report of the 2012 day of General Discussion on the rights of all children in the context of international migration.

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