Par Yassine al-Hajj Saleh
Ce texte de Yassine al-Hajj Saleh, éminent intellectuel, ancien prisonnier politique et vivant en Syrie dans la clandestinité depuis plus d’un an (texte écrit pour un livre prochainement publié en allemand sous la direction de Larissa Bender), évoque la question qui divise le plus les opposants syriens depuis des mois: les armes. Il fait écho à l’article que nous avons publié sur ce site en date du 18 mai 2012, par Kalil Habash, et qui a pour titre : «Les actions populaires restent la forme principale de la résistance du peuple syrien». L’article de Yassine ah-Hajj Saleh est suivi par un article de Nadia Aissaoui et Ziad Majed, article publié sur le site de Médiapart. (Rédaction)
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Entre le début de la révolution, à la mi-mars 2011, et la mission des observateurs internationaux de Kofi Annan, treize mois se sont écoulés durant lesquels la révolution syrienne est passée par trois étapes.
La première s’étend du 15 mars au début août 2011, une phase d’élargissement des protestations populaires qui se sont étendues à tout le pays. La deuxième phase couvre la période allant de début août 2011 au début février 2012, durant laquelle le régime est passé d’un traitement sécuritaire dominant à un traitement militaire de la révolution. La troisième phase a débuté le 3 février 2012, c’est le stade du terrorisme d’Etat, de la politique de la terre brûlée et de la généralisation du meurtre et la destruction des quartiers et des villes, en particulier à Homs, Idleb, Hama et les banlieues de Damas.
Ces étapes se chevauchent. Le régime a fait face à la révolution avec des moyens violents dès le début et a pratiqué l’assassinat au quotidien. De nombreuses désertions au sein de l’armée ont été enregistrées dès les premières semaines de la révolution. Elles ont eu pour principal moteur la mauvaise conscience et le refus de tuer des citoyens pacifiques. La résistance armée n’a émergé quant à elle que dans la deuxième phase, alors que les manifestations étaient jusque-là le moyen primordial de protestation.
Les débuts de la militarisation
Durant la première phase, et plus précisément le 9 juin 2011, l’officier Hussein Harmoush a déserté et formé la «Coalition des Officiers Libres » (Harmoush fut enlevé en Turquie l’automne dernier. Il a été torturé et a ensuite été montré à la télévision syrienne tenant des propos soutenant le régime. Depuis, il a probablement été exécuté).
A la fin juillet, l’Armée Syrienne Libre (ASL) s’est formée sous le commandement du colonel Riad Al-Assaad comme cadre général pour les groupes dissidents, y compris les «Officiers Libres». D’autres groupes de civils, dont ceux de régions autrefois réprimées par le régime, ont rejoint l’ASL. Nombre d’entre eux ont ainsi manifesté leur forte indignation contre le système.
Ce qui est sûr c’est que l’apparition de cette composante militaire de la révolution n’a jamais été un choix ou une stratégie au service d’une idéologie combattante établie d’avance…
La première phase a atteint son apogée dans les manifestations de masse à Hama et Deir Ezzour auxquelles ont participé des centaines de milliers de personnes sur le modèle de la place Tahrir égyptienne. Le régime a sans doute hésité à réprimer les manifestations de Hama en particulier en raison de la persistance du souvenir du massacre de février 1982 dans la mémoire collective. Il se trouve aussi que la ville a reçu la visite des ambassadeurs américain et français le 7 juillet. C’était un vendredi et cela a peut-être constitué une sorte d’immunité relative… Cependant, au début du mois de Ramadan coïncidant avec le tout début du mois d’août, les chars ont pris la ville, de même que Deir Ezzour, Homs, Idleb, des régions de Damas ainsi que Deraa. Cela s’est accompagné par des niveaux inouïs de pratique de la torture et de mort sous la torture. Une violence rappelant celle des années quatre-vingt sans compter les victimes quotidiennes dont la moyenne avoisinait les 20 durant cette première phase.
Deuxième phase et signes de chaos
Après le déploiement de l’armée, l’occupation militaire des villes et des villages rebelles ainsi que l’escalade de la violence à l’encontre des Syriens, les initiatives arabes ont fait leur apparition pour répondre à la crise en Syrie. La plus importante était celle d’envoyer des observateurs Arabes dans le dernier tiers du dernier mois de l’année 2011, pour surveiller l’engagement du régime à un cessez-le-feu. Cette mission n’a pas abouti.
Le résultat de cette combinaison d’agressivité croissante du régime et le sentiment d’abandon (en particulier après le torpillage de la Russie et la Chine des efforts arabes et internationaux le 4 novembre 2011) ont masqué les voix appelant à une lutte pacifique en faveur de celles prônant une réponse violente à la violence. En outre le caractère général de la révolution est resté pacifique. Les éléments de «l’armée libre» ont davantage été un élément de dissuasion et de protection des manifestants.
Dans le même temps, les slogans et les banderoles des manifestations exprimaient le sentiment des Syriens d’être livrés à leur sort. Une banderole particulièrement marquante et célèbre est apparue à l’automne 2011: «A bas le régime et l’opposition, à bas la nation arabe et islamique, à bas le Conseil de sécurité, à bas le monde entier, à bas tout!» Un tel état psychologique qui pourrait induire abattement et renoncement a mené à la confrontation par la force dans le contexte syrien. La ville qui a soulevé la bannière est Kfarnabbel, située dans la province d’Idlib, un des berceaux les plus actifs de la révolution sur le plan civil et militaire, proche de la frontière turque et qui se dit occupée.
Troisième phase et les combats de Baba Amr
La troisième phase a débuté le 3 février 2012. Son fief principal était la ville de Homs, en particulier le quartier de Baba Amr, qui était un bastion de la résistance armée. Cependant, le quartier est tombé entre les mains des forces de l’ordre au début du mois de mars, après près d’un mois de siège et de bombardement quotidien. Le régime en a fait de même dans d’autres quartiers rebelles de Homs: massacres sectaires,le plus célèbre étant dans le quartier de Karm al-zaitoun, le 11 mars 2012, qui a coûté la vie à 47 femmes et enfants, tués dans des conditions effroyables. Beaucoup de femmes ont été violées. Cependant plus de deux mois et demi après l’invasion de Bab-Amr, il semblerait qu’il n’y ait aucun avenir pour cette conquête du régime, ni aucun résultat constructif.
La politique de la terreur généralisée et de la terre brûlée s’est également propagée dans les régions d’Idlib, Alep, Deir Ezzour, et les zones rurales de Damas. Elle s’est caractérisée par la démolition et le pillage des domiciles des militants, ainsi que leur incendie avec les victimes à l’intérieur. Durant cette période, la moyenne des victimes variait entre 70 et 100 par jour.
Cette escalade intervient un jour après le second veto de la Russie et la Chine, contre une résolution sur la Syrie et la visite du ministre des Affaires étrangères ainsi que du chef des services secrets russes en Syrie. Il semblerait que les deux hommes aient encouragé le régime à bénéficier de la couverture politique au Conseil de sécurité de l’ONU pour en découdre rapidement sur le terrain.
Pendant ce temps, les composantes militaires et civiles de la révolution coexistaient dans le même espace, sauf peut-être un nombre limité de régions sur la frontière turque. Avec leur armement léger, leurs ressources limitées et leur origine sociale modeste, la plupart des soldats déserteurs ont rejoint leur région d’origine pour y vivre et protéger les leurs. Cela s’applique plus aux civils parmi eux qui essaient de faire face au régime du mieux qu’ils peuvent.
Cette réalité est précisément ce que le système s’efforce de briser en s’en prenant à l’environnement social des combattants, en s’appuyant sur la couverture sino-russe et le soutien militaire irano-russe. La modestie des moyens des combattants et ceux de leur environnement social n’ont permis de fournir que de l’assistance humanitaire et une collecte de dons auprès de citoyens sympathisants.
Le point très important à garder à l’esprit c’est que pendant tout ce temps la révolution populaire civile est restée pacifique dans une large mesure et ne s’est jamais transformée en un face-à-face entre deux parties armées (le régime et l’opposition) comme le suggèrent les médias du régime et certains médias arabes et internationaux.
Avides de sang et de violence, plus que des faits réels, les médias rattachent systématiquement la dimension armée à la révolution alors qu’elle est en réalité secondaire. La révolution n’est pas la rébellion armée syrienne, il s’agit d’une révolution pacifique, avec une composante armée.
Pour ou contre les armes
Vers la fin de la deuxième étape, et plus précisément dans la troisième, on a entendu au sein d’une partie de l’opposition syrienne de plus en plus de réserves concernant la militarisation de la révolution qui tendent à lui faire porter la responsabilité du durcissement du régime et expriment une certaine nostalgie des premiers jours de la révolution.
La crainte justifiée du risque lié à la militarisation, les complications potentielles dans le futur, la complexité d’aujourd’hui, toutes ces questions font l’objet d’un débat en cours au sein de l’opposition. Il risque cependant d’être perverti en débat idéologique ou en concurrence entre des «brigades» politiques et intellectuelles au lieu de rester proche de la réalité et de ses considérations.
L’organisation des combattants, administrativement, politiquement et intellectuellement, physiquement et moralement, est l’option préconisée par l’auteur de ces lignes. C’est compatible avec la préservation du caractère pacifique de la révolution. A chaque fois que les opposants à la militarisation ont dû discuter sérieusement les politiques adéquates concernant cette composante, ils sont arrivés à quelque chose de proche de cette option.
Mon point de vue est que le rôle de la composante militaire a été un facteur aidant pour la révolution pacifique. Il a contribué à son expansion et sa consolidation contrairement à ce que prétendent certains.
La contestation pacifique peut rendre la révolution plus vulnérable aux yeux du régime malgré sa supériorité morale.
Un aperçu de la révolution dans son ensemble montre que la protestation pacifique et la résistance armée ont fonctionné ensemble. On ne voit pas pourquoi la révolution devrait renoncer à une composante militaire, sans le moindre signe de changement dans le climat politique général dans le pays, sans aucune volonté par le régime d’abandonner son option militaro-sécuritaire ou de restreindre la violence, y compris celle de «ses civils» contre les manifestants. Les «chabbiha» (civils fidèles au régime) sont pour beaucoup d’entre eux des criminels et d’anciens employés du régime. Si le régime persiste dans l’escalade de la militarisation, et rien n’indique le contraire, l’expansion de la tendance à l’armement et à la confrontation armée serait probablement la première option. «L’Armée Syrienne Libre », titre pompeux donné à la résistance armée, risque d’être dépassée dans certains cas par des groupuscules jihadistes. Ces derniers défendent une cause religieuse et non nationale et leur langage est la violence radicale ou le «terrorisme».
Les implications de la militarisation
Il importe dès à présent de tenir compte des implications de la militarisation de la révolution.
La première de ces implications est que les conséquences des pertes humaines et matérielles du conflit armé interne sont autrement plus élevées que celles causées par des protestations purement pacifiques. De plus, un conflit armé a plus de chances de susciter des interventions extérieures que les manifestations pacifiques.
La seconde est le rétrécissement du champ d’identification et d’adhésion à la révolution. Nul doute qu’une révolution totalement pacifique attire un public diversifié en termes de sexes, de générations et en termes communautaires et religieux. Elle gagnerait également une sympathie plus large provenant de l’étranger. Le débat sur la militarisation parmi les militants dans la sphère publique se réfère à cette réalité. Durant les premiers mois de la révolution syrienne, les hésitants n’avaient aucun argument pour s’y opposer. Mais l’émergence d’éléments armés de la révolution a offert à un public réticent à des degrés divers des excuses pour conforter ses hésitations voire même de décider à s’opposer à la révolution.
La troisième implication de l’apparition de la militarisation est la complexité des difficultés auxquelles sera confrontée la nouvelle Syrie suite à la chute du régime par la force. Les expériences historiques, de la France à la Russie, et de la Chine à l’Algérie, montrent bien que les révolutions violentes peuvent plonger les pays dans des années de troubles et de tensions. Dire que la révolution a été forcée de prendre les armes, ce qui est vrai, ne devrait pas empêcher, dès maintenant, de réfléchir à toutes ces implications et à en anticiper les conséquences.
En réalité, ce qui fait preuve de la profondeur de la Révolution syrienne et de l’équité de sa cause est que la militarisation était un mécanisme de défense dans une large mesure. La militarisation ne s’est pas faite au détriment des autres formes de lutte. De plus, la révolution dispose de mécanismes intrinsèques pour pallier certains débordements. Ce qui est plus important que d’avoir une révolution qui prétend être sans débordements (une impossibilité en soi) ou sans autocritique et sans remise en question.
Les véritables défis
Pour conclure, la composante militaire de la révolution fait face aujourd’hui à quatre défis majeurs. Le premier est l’organisation interne et la mise en place de règles de conduite militaires internes. Le second est la résistance aux tentatives des personnes ou entités ou groupes régionaux de la financer. Ceci crée un risque de fabriquer des milices dont l’objectif ne serait pas nécessairement de faire chuter le régime ni de reconstruire une nouvelle Syrie, mais plutôt de servir les intérêts des financiers. Le troisième défi est le défi terroriste, qui est susceptible d’être généré par le régime syrien. Le quatrième est l’efficacité et la flexibilité dans la confrontation du régime et l’établissement de mécanismes adéquats à ce niveau. Chacun de ces défis est essentiel. Ils représentent ensemble une entreprise colossale. Mais nous sommes dans la gueule du monstre et seules notre sagesse et notre vision politique nous sauveront. (Texte traduit par Nadia Aissaoui et Ziad Majed)
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Syrie: état de la situation
Par Nadia Aissaoui et Ziad Majed
La révolution syrienne a entamé son quinzième mois avec la plus grande mobilisation jamais connue. Vendredi 18 mai 2012, 850 manifestations dans 647 points différents du pays ont eu lieu. Des dizaines de milliers de personnes ont défilé encore une fois défiant la machine de mort que la mission des Nations Unis n’a pas réussi à contenir. Selon les comités de coordination locaux de la révolution, 1401 personnes ont trouvé la mort depuis le 12 avril, date du « cessez-le-feu » mis en place par cette mission. L’évolution de la situation dans le pays permet trois constats.
Le premier concerne le statu quo
Le régime qui a déployé toute sa force et sa brutalité n’arrive pas à écraser la révolution. Malgré les assassinats, les bombardements des villes et villages, le siège des quartiers résidentiels, les massacres et les campagnes d’arrestations, le nombre de manifestations évolue positivement d’un vendredi à l’autre. Il suffit que l’armée du régime retire ses chars d’une place publique, pour que le lendemain, les manifestants l’investissent de nouveau. Dans le même temps, le régime Assad réduit à sa plus simple dimension de machine de répression ne semble pas encore sur le point de tomber. Il reçoit toujours, selon les différentes sources de l’opposition à l’intérieur du pays, un soutien économique et militaro-sécuritaire russe, iranien et irakien. Ce qui conduit à dire que sans nouveaux paramètres décisifs, le rapport de force actuel est appelé à durer dans les prochains mois.
Le second révèle une montée en force de l’aile pacifique de la révolution
Le tableau suivant illustre l’évolution du nombre des manifestations dans le pays tous les vendredis:
Evolution des manifestations au cours des derniers quatre mois, de 603 à 850 par vendredi de mobilisation – Préparé par le centre indépendant syrien pour les statistiques de la contestation.
Damas et Alep, souvent considérées comme des villes hésitantes ou fidèles au régime, figurent maintenant parmi les villes qui bougent le plus. Damas connaît quotidiennement des manifestations et l’université d’Alep a été baptisée «l’université de la révolution». Les contestations et sit-in dans son campus se multiplient, et l’armée du régime l’a à deux reprises envahie, tuant, blessant et arrêtant des dizaines d’étudiant. La semaine dernière, les cours ont été suspendus, et les dortoirs fermés. Les vidéos montrent les étudiants de l’université, le 17 mai, qui profitent de l’arrivée des observateurs des Nations Unies pour manifester et appeler à la chute du régime:
Ceci confirme l’élargissement de l’assise populaire et géographique de la révolution (urbaine comme rurale, de classes sociales comme de catégories d’âge). Ce regain de mobilisation pacifique prouve une fois de plus que la militarisation (comme nécessité pour se défendre et comme conséquence de la désertion des soldats et officiers refusant de tirer sur les leurs) ne constitue pas la force principale, même si impérative, de la contestation. Sa forte médiatisation avait caché pendant des mois l’autre aspect, pacifiste de la révolution, alors qu’en réalité les deux fonctionnent en parallèle.
Le troisième est que le régime Assad est désormais qualifié de «force d’occupation» par beaucoup d’intellectuels et activistes
Pour imposer son autorité, le régime Assad doit occuper militairement le pays, et maintenir la violence et la terreur quotidiennement. Il suffit d’une journée de trêve, pour que les mêmes espaces – la veille désertés par les citoyens – soient de nouveau envahis par les hommes et les femmes réclamant la chute du régime. La pancarte ci-dessous, faite par le fameux comité de Kfarnebbel (petite ville au nord ouest du pays), illustre bien cette réalité. Non seulement les Syriens se sentent en territoire occupé, mais en plus ils accusent Assad d’être la vrai «Al- Qaeda » dans le pays (allusion aux dernières explosions à Damas, Alep, Idleb et Deir Ezzour, souvent attribuées par le régime à la nébuleuse terroriste).
Le statu quo s’installe donc temporairement en Syrie. Il pousse certains écrivains à revenir sur des débats de fond quant à la révolution, les questions de la lutte armée, l’islamisation et les outils de mobilisation. (22 mai 2012)
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