Par Antonis Ntavanellos
Après les deux tours de scrutin des élections municipales et régionales d’octobre dernier, le cycle électoral de 2023, qui a reconfiguré le paysage politique grec, est arrivé à son terme.
Avant les élections locales, les élections nationales avaient eu lieu en mai et juin 2023. Les deux tours de scrutin (le premier ayant conduit à un parlement sans majorité) ont abouti à un nouveau mandat pour le parti de droite Nouvelle Démocratie (ND), dirigé par une fraction néolibérale réunie autour de Kyriakos Mitsotakis.
Mitsotakis s’est trouvé, suite au deuxième tour, dans une position dominante, au moins au sein du parlement. Rassemblant environ 40% des votant·e·s et profitant du système de vote avec prime majoritaire (qu’il avait lui-même remis en place: le premier parti obtient 50 députés en plus), Mitsotakis a obtenu une majorité parlementaire absolue pour son parti. La ND a obtenu au-delà de 20% de plus (40,56%) que le deuxième parti, SYRIZA d’Alexis Tsipras (17,83%), qui a subi une défaite cuisante, de sorte que le premier ministre ne fera face à aucune contestation sérieuse au parlement. C’est la première fois depuis la période turbulente de 2012 que l’opposition de gauche n’a pas la présence parlementaire nécessaire pour se présenter comme un rival alternatif au pouvoir gouvernemental. C’est ce que la presse traditionnelle décrit comme un «système parlementaire d’un parti et demi» [au lieu du système traditionnel de «deux partis»]. Mais attention: le taux d’abstention, en particulier dans la classe ouvrière et les quartiers pauvres, a atteint un niveau record, même dans la ville d’Athènes «hyperpolitisée». Mitsotakis a obtenu 40% des 51% de la population qui s’est rendue aux urnes. Cela représente près de 25% de la population, qui a toujours été considérée comme le noyau «traditionnel» du soutien électoral à la droite en Grèce. La victoire électorale de Mitsotakis s’explique principalement par l’échec politique de l’opposition à convaincre et à rallier la majorité de la classe laborieuse (voir les articles publiés sur ce site le 29 septembre 2023 et le 3 juillet 2023). Cela a provoqué une crise ouverte au sein de SYRIZA et a contraint Alexis Tsipras à démissionner de la présidence du parti.
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Comme prévu, la domination politique de Mitsotakis, enregistrée lors des élections nationales, a eu un impact sur les élections régionales et municipales d’octobre.
Sur les 13 régions [1], les candidat·e·s officiellement soutenus par la Nouvelle Démocratie en ont remporté facilement 7 (dont la région de l’Attique, où se concentre une grande partie de la population et de l’activité économique du pays: Athènes, le Pirée…). Quatre régions ont été remportées par des «rebelles» de droite (des hommes politiques de droite qui se sont présentés en tant qu’indépendants, contre les candidats soutenus par la ND), certains d’entre eux se situant à la droite de Nouvelle Démocratie (comme le gouverneur régional raciste élu dans la région de l’Egée septentrionale). Une région (la Crète) a été remportée par un candidat soutenu à la fois par le PASOK et par la Nouvelle Démocratie. L’opposition n’a remporté qu’une seule région, la Thessalie, récemment dévastée par des inondations. Le candidat victorieux en Thessalie s’est présenté avec le PASOK et a été soutenu par SYRIZA au second tour.
Ce panorama reflétant une domination de la droite, avec la carte électorale du pays peinte aux couleurs bleues de la Nouvelle Démocratie, a provoqué un réflexe de réaction, principalement au second tour des élections municipales. L’état d’esprit qui prévalait était «n’importe qui sauf celui favorisé par Mitsotakis».
Dans le centre d’Athènes et à Thessalonique, les deux plus grandes municipalités du pays, les «outsiders» ont fini par l’emporter. Il s’agissait de candidats du PASOK qui ont également été soutenus par SYRIZA au second tour. Au Pirée, la municipalité a été remportée par Yannis Moralis [occupant le poste de maire depuis 2014], qui a ses origines dans le PASOK mais est en fait choisi par le puissant oligarque Vagelis Marinakis (propriétaire du populaire club de football Olympiakos Piraeus). «Sur le papier», Moralis a été soutenu par la ND et le PASOK. A Patras, au nord du Péloponnèse, le candidat du Parti communiste [Kostas Peletidis] a gagné. Il était soutenu, tièdement, par SYRIZA au second tour.
Ce résultat est l’une des rares fois, au cours des dernières décennies, où la droite perd simultanément le contrôle de toutes les grandes villes (Athènes, Thessalonique, Le Pirée, Patras), ainsi que d’une série de circonscriptions populaires, pauvres.
Ce résultat paradoxal envoie quelques messages politiques importants: 1° Il fait apparaître les premières «fissures» dans la domination politico-électorale de Mitsotakis. 2° Il montre, une fois de plus, les problèmes que la Nouvelle Démocratie a rencontrés dans les grandes villes, mettant ainsi, a contrario, en lumière les responsabilités de l’opposition – et principalement de SYRIZA – dans les victoires de Mitsotakis aux élections nationales et régionales. 3° Il change l’équilibre des forces dans les rangs de l’opposition. Tous les vainqueurs dans les municipalités (à l’exception de Patras) et dans la région de Thessalie sont des représentants politiques du PASOK; et SYRIZA a été contraint de leur apporter son soutien au second tour. Le renforcement du PASOK dans les instances locales, dans l’accès à des ressources matérielles et dans l’influence des réseaux locaux ne doit pas être sous-estimé.
Il convient de noter les résultats satisfaisants des campagnes électorales unitaires de la gauche radicale-anticapitaliste. En particulier à Athènes et à Thessalonique, ces listes ont dépassé les limites d’un simple affichage et ont démontré une présence politique disposant d’un potentiel (Athènes: 6,1%, Thessalonique: 5,53%). Il est évident que ces candidatures ont profité en partie du ressentiment d’un électorat de gauche contre la nouvelle direction de SYRIZA sous la direction du «centriste» Stéfanos Kasselakis [voir l’article publié sur ce site le 29 septembre].
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Il est intéressant de «projeter» les résultats électoraux locaux à l’échelle nationale, afin d’étudier la force politique actuelle des partis de l’opposition. Selon Costas Poulakis, analyste électoral officiel de SYRIZA et membre de son comité central, l’ascension de Stéfanos Kasselakis à la tête de SYRIZA, non seulement ne parvient pas à inverser l’effondrement du parti, mais entraîne également de nouvelles pertes majeures, principalement au profit de la gauche (Parti communiste, forces de la gauche radicale-anticapitaliste), mais aussi du PASOK. Son analyse montre que SYRIZA ne dispose plus que de 12,9% (contre 17,8% lors de la défaite écrasante de juin), s’accrochant marginalement à la deuxième place, puisque le PASOK a atteint maintenant 12,2%, et que – pour la première fois après une longue période – une «menace» provient du Parti communiste, qui se situe à 10,5%.
Le premier grand sondage d’opinion (pour une élection parlementaire supposée), réalisé par l’institut de sondage traditionnel GPO, a confirmé ces tendances. GPO enregistre le léger déclin de la Nouvelle Démocratie [-2,8%], une différence marginale entre SYRIZA et le PASOK, les deux oscillant autour de 14% [respectivement 14,7%, -3,5 et 13,5%, +1,7], et les pertes d’intentions de vote de SYRIZA sur sa gauche [KKE, 9,7%, +2,2]. Les analystes de l’institut GPO ont fourni un commentaire politique amer pour leurs résultats: «Il semble que les électeurs de gauche maintiennent leur habitude de voter pour un parti de gauche.»
Pour comprendre cette image, il faut également prendre en compte le choc politique provoqué dans la base de SYRIZA par les premières initiatives de Kasselakis en tant que leader d’un parti qui insiste pour s’identifier comme étant de gauche. Le premier jour de la nouvelle «crise en Palestine», SYRIZA a publié une déclaration avec une phrase effarante: «Solidarité avec l’Etat d’Israël»! S’adressant à l’assemblée annuelle de la Hellenic Federation of Enterprises (SEV), Stefanos Kasselakis a affirmé qu’il cherchait à mettre fin à la «diabolisation du capital». Il a évité toute référence à la lutte des classes en affirmant que les aspirations des travailleurs et travailleuses à une vie meilleure devraient être poursuivies par la pratique des «bonnes pratiques de management», à la manière des Etats-Unis (il a fait référence aux «stock-options», a appelé à un comportement «collaborationniste» de la part des directions d’entreprise, etc.). Lorsque certains cadres du parti ont bien entendu exprimé leur désapprobation, Kasselakis a réagi en annonçant (sur X, ex-Twitter!) qu’il renvoyait au comité disciplinaire pour expulsion deux anciens secrétaires généraux du comité central du parti – soit Panos Skourletis et Dimitris Vitsas –, ainsi qu’un membre historique de premier plan de la tradition eurocommuniste (Nikos Filis) et un social-démocrate bien connu de longue date qui avait rejoint SYRIZA lors de «l’élargissement» du parti par Alexis Tsipras (Stefanos Tzoumakas).
A l’heure où nous écrivons ces lignes, une nouvelle scission organisationnelle majeure au sein de SYRIZA n’a pas encore eu lieu. Mais cette perspective est considérée comme presque certaine par tous les analystes, tant à gauche qu’à droite. Elle pourrait se produire à la mi-novembre (11-12 novembre), lors de la session du Comité central qui pourrait soit sanctionner les expulsions, montrant ainsi à une fraction importante du parti où se trouve la porte de sortie, soit les refuser, annulant de la sorte les «pouvoirs» présidentiels de Kasselakis. Une autre possibilité est que la scission soit reportée jusqu’au Congrès du parti en février prochain.
Mais dans les faits de nombreux membres de gauche de SYRIZA quittent déjà les sections locales.
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Quelles sont les perspectives politiques de ce marais politique?
Le soir du second tour des élections municipales, la direction de SYRIZA a ouvertement évoqué la possibilité que le PASOK et SYRIZA unissent leurs forces pour former un camp «progressiste». Kasselakis affirme que c’est le seul moyen de battre Mitsotakis. Christos Spirtzis [ancien ministre des Infrastructures de janvier à août 2015, puis au même poste de novembre 2016 à juillet 2019], un social-démocrate et un proche allié de Kasselakis, a publiquement proposé une liste commune SYRIZA-PASOK pour les élections européennes de juin 2024.
L’idée d’un «pôle progressiste» trouve un public enthousiaste au sein du PASOK. Au soir des élections municipales, George Papandreou, ancien dirigeant du PASOK, a publiquement appelé à l’unification des «forces démocratiques-progressistes». Mais c’est là que les choses se compliquent. L’actuel leader du PASOK, Nikos Androulakis, n’a aucune raison de se presser. Il comprend que son parti gagne en force, même en avançant à «une vitesse d’escargot», et que SYRIZA, dirigé par Kasselakis, perd du terrain. Il se rend également compte que le déclin de SYRIZA pourrait être accéléré par une probable scission. Il reporte donc tout processus de recomposition après les élections européennes, lorsque le nouvel équilibre des forces entre les deux partis sera connu.
Bien entendu, tous ces scénarios ne se dérouleront pas dans un laboratoire, à l’abri des évolutions politiques et sociales. Le récent «assainissement» du capitalisme grec par les experts internationaux, avec l’approbation de Christine Lagarde et de la Banque centrale européenne, indique que les agences de notation finiront par faire passer la note de la Grèce de BB+ (catégorie spéculative, ou junk bonds, obligations pourries selon la notation de 2010) à BBB-. Autrement dit, dans la catégorie officielle investment grade (catégorie investissable). Ce qui a suscité un vent d’optimisme parmi les milieux capitalistes. Ce sentiment d’optimisme est principalement lié aux projets d’investissement et aux fusions des groupes d’entreprises les plus actifs. La banque Alpha, l’une des quatre principales banques «systémiques» en Grèce, a annoncé un processus d’«alliance stratégique» avec la banque italienne Uni-Credit, qui acquerra une part importante des actions d’Alpha. La compagnie publique d’électricité (DEI-Dimósia Epichírisi Ilektrismoú), déjà privatisée, a annoncé l’acquisition du réseau de l’italien Enel en Roumanie, donnant ainsi le signal d’une nouvelle incursion dans les Balkans, un processus qui s’était arrêté pendant la crise, dans les années qui ont suivi 2011.
Mais ces mouvements sont superficiels et ne concernent que les quelques «acteurs» les plus dynamiques du capitalisme grec. Le tableau d’ensemble est plus complexe et incertain. Le budget de l’Etat prévoit une croissance de 3% pour 2024. Personne ne partage cet optimisme. La Commission européenne estime la croissance à 1,9%, tandis que le FMI prévoit +1,5%. En 2022 et 2023, Mitsotakis a réalisé d’importants excédents budgétaires, ce qui a été le principal argument des agences de notation pour «rehausser» la note de la Grèce. Mais ces résultats ont été obtenus principalement grâce à la très bonne performance des recettes fiscales indirectes (TVA), dans un contexte d’inflation élevée (9,6%) et de hausse incontrôlée des prix des produits de consommation courante et indispensables, principalement l’alimentation et l’énergie. C’est ce qui a permis un accroissement des recettes budgétaires de 35,2 milliards d’euros supérieur à l’objectif prévu! Au cours de l’année écoulée, la part des impôts indirects dans l’ensemble des recettes fiscales a dépassé 60%, ce qui prouve que l’excédent est basé sur l’imposition de la consommation des citoyens et citoyennes.
Mais cette politique gouvernementale connaît toutefois certaines limites: la colère face à la hausse du coût de la vie est déjà considérée comme le facteur le plus menaçant pour la stabilité politique. Cette politique ne peut s’étendre sans rivages. Et il faut rappeler que l’accord de 2018 avec les créanciers fixe 2024 comme l’année où l’Etat grec est obligé de recommencer à rembourser sa dette [selon Eurostat du 23 octobre, 166,5% du PIB au deuxième trimestre 2023], excluant ainsi toute perspective de «détente» budgétaire (relance) et fiscale.
Mitsotakis est conscient de ces difficultés et a donc lancé un avertissement public: la politique du nouveau gouvernement sera définie par «moins de prestations» (!) et «plus de réformes».
Face à cette déclaration menaçante, ni Androulakis ni Kasselakis ne prendront une orientation décisive. Cela renvoie aux exigences et aux initiatives propres au mouvement ouvrier et populaire et à sa traduction politique à gauche du PASOK et SYRIZA. (Article reçu le 3 novembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
Antonis Ntavanellos est membre de la direction de DEA et rédacteur de la publication Ergatiki Aristera
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[1] La Grèce est divisée en 13 régions: au nord, l’Epire, la Macédoine de l’Ouest, la Macédoine centrale, la Macédoine de l’Est et la Thrace; au centre, la Thessalie, la Grèce centrale, l’Eubée et l’Attique; au sud, le Péloponnèse, les îles de la mer Egée (Egée septentrionale et Egée méridionale), les îles Ioniennes et la Crète. (Réd.)
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