Par Antonis Ntavanellos
Lors des élections pour la succession d’Alexis Tsipras à la tête de SYRIZA, Stefanos Kasselakis l’a emporté avec 56% des voix. Il s’agit d’une nouvelle «star» qui n’était pas membre du parti il y a peu et ne revendique aucun lien avec la gauche politique organisée, que ce soit avec son histoire ou avec ses objectifs.
Sa rivale battue, avec 44%, est Effie Achtsióglou. Elle dirigeait une coalition de membres historiques de SYRIZA, qui avaient leurs origines principalement dans la tradition eurocommuniste et qui avaient choisi –après la capitulation de 2015 – de rester dans SYRIZA et de servir en tant que ministres principaux dans le gouvernement d’Alexis Tsipras entre 2015 et 2019. Effie Achtsióglou occupait le ministère du Travail et Euclide Tsakalotos [qui a réuni 8,78% des suffrages au premier tour de l’élection interne] le ministère de l’Economie dans le gouvernement qui a imposé et mis en œuvre le troisième mémorandum d’austérité.
Stefanos Kasselakis est issu d’une famille prospère d’entrepreneurs et a grandi aux Etats-Unis, où il s’est engagé dans des activités de business (soit en travaillant pour Goldman Sachs, soit en évoluant dans les cercles des célèbres armateurs grecs). Pendant son séjour aux Etats-Unis, il affirme avoir contribué au CSIS (Center for Strategic and International Studies), tout en étant actif en marge du Parti démocrate, en tant que bénévole en faveur de Joe Biden, alors membre du Congrès. Juste avant les élections cruciales de 2023 [durant lesquelles SYRIZA a obtenu 71 sièges en mai et 47 en juin], dans le cadre du projet d’élargissement de SYRIZA vers le centre politique et afin de fournir un peu de glamour dans les bulletins de vote du parti, Alexis Tsipras a demandé à cet homme jeune prometteur d’occuper une position honorifique mais non éligible dans la liste de la «circonscription nationale». Kasselakis a accepté l’invitation et est rentré en Grèce. A l’époque, rien ne laissait présager les événements ultérieurs, à l’exception peut-être des liens politiques étroits que Kasselakis a rapidement développés avec la coterie d’Alexis Tsipras.
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Après la défaite écrasante de SYRIZA aux doubles élections de mai-juin 2023 (avec un score inférieur de 20% à celui de Nouvelle Démocratie et une perte nette de soutien parmi la classe ouvrière, voir l’article publié sur ce site le 3 juillet 2023), Alexis Tsipras a été contraint par la force des choses de démissionner [formellement le 29 juin], malgré sa tentative initiale de l’éviter. Lors des élections internes du parti pour la succession de Tsipras, Stefanos Kasselakis s’est présenté comme candidat, avec l’arrogance de prétendre qu’il est le seul à pouvoir battre électoralement Kyriákos Mitsotákis. Pourquoi en est-il ainsi? La réponse, selon les termes de Kasselakis, est étonnante. Il invoque les données suivantes: il parle mieux l’anglais que Mitsotakis, il est meilleur que lui en mathématiques et il a une plus grande expérience entrepreneuriale que lui…
La question qui se pose est de savoir comment un tel personnage a pu imposer son leadership dans un parti qui se définissait encore comme composante de «la gauche radicale». La presse grecque regorge d’articles analysant le «triomphe de la post-politique», où une personnalité «rayonnante» et des techniques de communication intelligentes peuvent éclipser le contenu politique. De telles analyses risquent de déboucher sur des conclusions qui relèvent du domaine du merveilleux. A mon avis, il existe des explications plus simples et plus concrètes. Pendant la campagne de Kasselakis, il est immédiatement apparu que de l’argent, beaucoup d’argent, était en jeu. La campagne de Kasselakis a été promue par une grande partie des médias en Grèce. Pendant plusieurs semaines, ils se sont coordonnés pour faire de chaque mot ou geste du jeune leader en devenir une information de premier plan, annonçant généralement, dans la foulée, sa victoire. Mais ces éléments n’auraient pas suffi à eux seuls. La victoire de Kasselakis a été organisée par une force à l’intérieur de SYRIZA: le cercle des associés les plus proches et les plus fiables d’Alexis Tsipras, alliés à une grande partie des politiciens sociaux-démocrates qui ont progressivement rejoint SYRIZA après 2015. Nikos Pappas (ancien bras droit de Tsipras), Giorgos Tsipras (cousin de l’ancien premier ministre), Pavlos Polakis (chien de garde idéologico-politique de Tsipras), l’amiral Evaggelos Apostolakis (ancien conseiller de Tsipras chargé de ses relations dans les forces armées) et le social-démocrate (plus discret) Christos Spirtzis constituent le tableau de ce cercle de cadres qui, jusqu’à hier, servaient de garde prétorienne à Tsipras et qui constituent aujourd’hui les piliers centraux du soutien à la victoire de Kasselakis.
Alexis Tsipras n’est pas connu pour faire preuve de générosité, ni même pour traiter équitablement ceux qui l’ont assisté. La question de savoir pourquoi il a fait don de son parti à un homme qui est apparu comme une comète au sein de SYRIZA il y a quelques mois reste une question importante. Un autre candidat à la direction de SYRIZA, le social-démocrate de la vieille école Stefanos Tzoumakas, qui n’a recueilli qu’environ 2% des voix, agissant comme un «électron libre», a fourni la réponse. Il a affirmé que M. Kasselakis est et sera un «président de transition», suggérant que la voie reste ouverte pour le retour de Tsipras à la tête du parti. Cette réponse est en fait solidement fondée. Mais elle n’est pas complète. La vérité est que SYRIZA dans son ensemble est désormais un «parti de transition». Alexis Tsipras a clairement déclaré son engagement dans le projet stratégique d’une recomposition qui inclut à la fois SYRIZA et le PASOK [cet acronyme renvoie depuis mai 2022 au Mouvement pour le changement issu de la coalition réunissant quatre formations entre 2017 et 2018 dont le PASOK historique], vers la fondation d’un «camp» progressiste large, qui n’inclura plus aucune référence, symbole ou caractéristique (ou même le mot «gauche») qui rappelle les principaux affrontements politiques du passé.
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Il est vrai que SYRIZA a déjà fait de grands pas dans cette direction. Sa politique dans l’opposition à Mitsotakis (2019-2023) a rompu les liens entre la revendication du pouvoir gouvernemental et la formulation d’un «récit» ou d’un engagement à changer le monde au profit de la majorité laborieuse. Cette politique, promue sous le prétexte de renforcer les perspectives électorales de SYRIZA, s’est avérée désastreuse même en termes électoraux. Mais la leçon tirée par ces apprentis sorciers est que les raisons de la défaite sont à chercher du côté des «fardeaux» du passé, qui ont empêché Tsipras de mener à bien le virage à droite vers le «camp démocratique» de manière rapide et cohérente.
Dans ce processus de mutation conservatrice, les changements d’habitudes et de pratiques organisationnelles n’ont pas été secondaires. Lorsque Tsipras a revendiqué pour lui-même le privilège d’être élu directement par les membres et les sympathisants du parti, il a fait un grand pas contre la tradition d’un parti structuré qui est une caractéristique de la gauche. Aujourd’hui, 120 000 à 130 000 personnes ont participé au processus d’élection du président. La seule condition préalable pour y participer était de payer 2 euros. Sur ce total, une majorité de 56% a choisi comme président du parti une personne dont les opinions politiques restent totalement inconnues, alors que sa biographie avertit que si ces opinions existent, elles sont hostiles à toute variante d’une politique de gauche.
Mais il est également vrai que la mutation de SYRIZA n’est pas terminée. Au sein du parti, il existe encore des membres dont la vie politique est liée aux traditions de gauche, au mouvement ouvrier et à une perspective socialiste (au moins par le biais d’une stratégie réformiste, en tant qu’objectif final après de nombreuses «étapes» successives ou un cumul de réformes, etc.). La principale faiblesse de ces courants est la position qu’ils ont adoptée pendant la période cruciale de 2015 et leur différenciation tardive, réticente et timide de Tsipras après 2019. Mais ils ont clairement indiqué qu’ils n’avaient pas l’intention de suivre une voie qui aboutirait à un parti démocrate du type de celui des Etats-Unis.
Le contenu réel de «l’ère Kasselakis» est le nettoyage de SYRIZA de ces voix d’opposition. Et ce nettoyage ne se limitera pas à des individus ou à des regroupements de membres. Il comprendra également une insertion encore plus importante de parties de l’idéologie et de la politique bourgeoises dans l’ADN du parti. Il en découlera une transformation encore plus rapide des liens de SYRIZA avec des cercles sociaux, cela dans une direction conservatrice, avec les effets cumulatifs prévisibles. Et ce qui émergera à l’horizon sera un nouveau parti qui n’aura qu’à changer de nom.
Tsipras a choisi d’essayer de diriger cette voie par procuration, car elle implique des conflits et des pratiques impopulaires. Aujourd’hui, nous ne connaissons pas encore le calendrier de cette «transition», nous ne savons même pas si le Congrès de SYRIZA, prévu en novembre, aura finalement lieu. Nous ne savons évidemment pas si, à la fin de la «transition», Kasselakis rendra le leadership ou s’il se montrera plus résistant et menaçant pour son mentor actuel (Tsipras). Mon opinion est que le scénario le plus probable est une accélération du déclin de SYRIZA et sa dégénérescence en un rassemblement lâche de politiciens centristes «démocrates» d’importance politique secondaire.
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Une chose est sûre: cette évolution ne sera pas définie uniquement par la situation au sein du parti SYRIZA. Elle sera influencée, peut-être de manière déterminante, par les possibilités d’un affrontement étendu entre le mouvement social et le gouvernement sauvagement agressif de Mitsotakis.
Car en Grèce, le retour à la normale est loin d’être acquis. Comme chaque année lors de la Foire Internationale de Thessalonique (9-17 septembre), Mitsotakis a dû présenter sa politique économique et sociale.
Or, le contexte était assez difficile. Lors des incendies et des inondations de cet été, plus de 200 000 hectares de terres [2000 kilomètres carrés] ont été détruits. Les références hypocrites de Mitsotakis au changement climatique n’ont pas suffi à répondre à la colère suscitée par l’effondrement des mécanismes les plus élémentaires de la protection civile, après de nombreuses années de réduction des financements publics et de limitation de l’embauche de nouveaux personnels.
Mitsotakis, conscient du retour à la discipline budgétaire à partir de janvier 2024, a déclaré que la politique de son nouveau gouvernement consisterait en «moins d’avantages» (!) par rapport à 2019-23 mais «plus de réformes» (!).
Ces deux volets constituent un défi. Les prix des denrées alimentaires battent record sur record [1] et dans ce contexte d’austérité extrême, le gouvernement met un frein aux «avantages», comme l’aide restreinte aux plus pauvres parmi les pauvres qui permettait une consommation minimale. Plus difficile encore est la menace des «réformes» : dans un pays où le temps de travail hebdomadaire moyen est le plus long d’Europe (41 heures!), le ministre du Travail d’extrême droite, Adonis Georgiadis, a introduit une loi qui permet une augmentation spectaculaire du temps de travail: elle légalise le travail 7 jours sur 7 et ouvre la voie à un temps de travail journalier pouvant aller jusqu’à 13 heures! [2] L’indicateur tragique des «accidents» mortels au travail témoigne de l’épuisement physique et psychologique des couches laborieuses en Grèce: 2022 a été une année record avec 122 décès sur le lieu de travail. Au cours des 9 premiers mois de 2023, on dénombre 135 décès, ce qui laisse présager une sombre tendance à la hausse…
C’est face à ce type de «défi» propre à la «réforme» anti-ouvrière du temps de travail qu’a eu lieu la première grève générale, le jeudi 21 septembre, sous le nouveau mandat de Mitsotakis initié le 26 juin. Malgré l’inertie de la bureaucratie de la Confédération générale du secteur privé, la grève a connu un succès notable et comme elle a été organisée quelques semaines après la victoire électorale de Mitsotakis, elle pourrait être un avertissement: cette fois-ci, il n’y aura pas de période de lune de miel.
A l’époque d’un système politique bipartite très fort, c’est-à-dire à l’époque où Nouvelle Démocratie et le PASOK avaient tous deux un grand pouvoir politique, des parlementaires chevronnés avaient l’habitude de dire qu’il ne suffit pas que l’un d’entre eux soit fort. Selon eux, une condition de stabilité systémique est que le vote cumulé des deux principaux partis avoisine les 70-80% de l’électorat, afin de garantir le rôle à la fois du gouvernement et de l’opposition institutionnelle.
Dans le camp de Mitsotakis, il règne actuellement un sentiment de suprématie invincible, en raison de la crise de l’opposition et en particulier de SYRIZA. C’est une erreur à courte vue et arrogante. En fait, la crise de l’opposition est un facteur d’instabilité pour le système. Les salarié·e·s sont amenés à réaliser que leurs mobilisations constituent la seule force pour s’opposer. En Grèce, ce facteur a prouvé à plusieurs reprises qu’il peut forcer Mitsotakis et Tsipras à modifier, même radicalement, leurs calculs politiques. (Athènes, 27 septembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
Antonis Ntavanellos est membre de la direction de DEA et rédacteur de la publication Ergatiki Aristera
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[1] Outre la hausse des prix des biens alimentaires – qui oscillent autour de 12% sur un an selon la statistique officielle –, une récente étude, publiée en septembre, de l’Association grecque des consommateurs indique qu’un ménage sur deux a réduit ses dépenses alimentaires afin de pouvoir payer ses factures d’électricité et de chauffage. Or, 75% des ménages ont réduit l’utilisation des chauffages et 50% l’utilisation de l’eau chaude. En outre, un tiers des ménages rapporte des problèmes de santé liés aux conditions de logement. Pour rappel, le salaire minimum horaire est de 5,46 euros, le salaire minimum mensuel est de 778 euros. Or, une grande partie des embauches ne sont pas à 100%. (Réd.)
[2] Le gouvernement veut introduire le contrat «zéro heure»: le travailleur ou la travailleuse embauché devrait attendre l’appel du patron quand celui-ci le juge bon, au plus tard 24 heures avant la prise du travail, seul le temps effectivement travaillé étant rémunéré. Il est question aussi de «travailleurs probatoires», employés «en apprentissage» et licenciés au bout de six mois sans compensation. (Réd.)
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