Par Alexia Kefalas
et Charles-André Udry
Dans l’Antiquité, l’hospitalité envers les étrangers était sacrée, à tel point que Zeus, le dieu suprême, protégeait les hôtes. On l’appelait Xenios Zeus pour xenos, l’étranger en grec.
Salim connaît bien la Grèce antique, Il s’empresse donc de raconter cette histoire à Shiraz, sa fille de 5 ans, en sortant du ferry, tout juste amarré au port du Pirée. Une manière de l’encourager à continuer leur odyssée, commencée il y a un an, en Afghanistan.
Ce professeur d’histoire voyage aussi avec Nasia, la grand-mère de Shiraz. Elle est fatiguée, ses jambes ne la portent plus et Salim pousse son fauteuil roulant d’une poigne de fer. Le visage marqué, les dents altérées et les mains abîmées, cet homme de 42 ans en paraît au moins dix de plus. Ses bagages se limitent à deux sacs en plastique et quelques photos des jours heureux auprès de sa défunte épouse et de ses frères. «Ma mère me supplie de la laisser ici. Elle souhaite que sa route s’arrête en Grèce et pense être un fardeau pour moi, mais je refuse de l’écouter», confie-t-il dans un anglais approximatif.
Il se fraye un chemin au milieu des quelque 1700 réfugiés et migrants qui débarquent ce matin-là. Il veut se rendre en Allemagne et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Sa détermination est telle qu’il refuse même de se fier aux représentants des ONG qui affluent sur le port pour les prévenir de la fermeture des frontières au nord du pays.
«Impossible d’aller à Idomeni, c’est interdit aux Afghans, même si vous avez un passeport», prévient un bénévole en diverses langues. Les rêves s’effondrent dans la panique. Certains préfèrent rejoindre leurs compatriotes, qui campent depuis trois jours dans une salle d’embarquement du Pirée, transformée en centre d’accueil face à l’afflux massif des dernières heures; d’autres, comme Salim, consultent leur téléphone portable et demandent aussitôt la direction d’Athènes. «Un cousin m’a envoyé un message pour me conseiller de le rejoindre à la place Victoria, en ville», lance-t-il en marchant vers la station de train la plus proche. Il est persuadé de faire le bon choix en s’éloignant de ses compagnons de voyage restés sur le port, mais, une fois arrivé, il comprend vite que la situation est plus compliquée qu’il ne l’imaginait.
Se protéger du froid
Plus de 500 réfugiés y vivent, dans des conditions insalubres, en dormant à même le sol. La nuit, chacun cherche à se protéger du froid sous des couvertures données par des habitants. La fatigue se lit sur le visage de ces femmes et de ces enfants. Des ONG leur distribuent eau et nourriture, mais Salim ne veut pas s’attarder ici. «Je suis content d’être en Europe, mais je dois poursuivre ma route pour rejoindre mon frère à Berlin. Nous ne demandons pas l’aumône, nous voulons juste partir. Je pourrai enseigner l’histoire dans une école pour Afghans en Allemagne.»
Son cousin, Lasheen, 38 ans, a été refoulé à deux reprises à la frontière gréco-macédonienne, avec sa femme et ses trois enfants, et se retrouve bloqué sur cette place Victoria. Agacé, il révèle que des personnes passent tous les jours pour proposer de les conduire jusqu’en Allemagne moyennant 2500 euros. «Nous sommes des hommes, pas des marchandises, ni des numéros et encore moins des monnaies d’échange. Nous cherchons un peu de sécurité car chez nous, c’est la guerre», dit-il, alors que son cousin Salim tourne les talons pour retourner au Pirée, et attendre le prochain car pour la frontière. «C’est peut-être inutile, mais je veux tenter ma chance», souligne-t-il, avant d’ajouter: «J’espère juste que ma mère et ma fille tiendront, parce que s’il faut y aller à pied, nous marcherons.» Il risque de parcourir 500 km, mais ce qui l’effraie, ce n’est pas la distance, mais un retour à la case départ. (26 février 2016, article publié dans le Figaro, Alexia Kefalas)
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Depuis août 2012 et afin de combattre «l’immigration irrégulière», le gouvernement grec a lancé l’opération Xenios Zeus. Le choix du nom n’a pas été fait au hasard. En mythologie grecque, Xenios Zeus représentait le dieu de l’hospitalité. Ironie et cynisme étaient évidents: les migrants et les demandeurs d’asile subissant des contrôles policiers parfois violents, des détentions arbitraires et des comportements racistes.
L’opération a commencé, en 2012, afin de repousser l’immigration dite irrégulière de la frontière nord (Evros) et de «nettoyer» le centre d’Athènes. Le but est le renvoi des migrants dans leurs pays d’origine. Pour l’opération qualifiée aussi de «balai», ont été «utilisés» 4500 policiers supplémentaires, dont 2500 à Evros et 2000 dans la capitale, Athènes. Selon le rapport de l’époque de Human Rights Watch sur l’opération Xenios Zeus, entre le 4 août 2012 et le 22 février 2013, 85’000 étrangers ont été contrôlés et arrêtés, dont seuls 6% se trouvaient en Grèce en situation irrégulière.
Aujourd’hui, en février 2016, sous le deuxième gouvernement d’Alexis Tsipras, c’est une opération militaire, placée sous le drapeau de l’OTAN et la direction politique grecque du ministre de la Défense — Panos Kammenos, issu de la Nouvelle Démocratie, fondateur des Grecs Indépendants, formation membre de la coalition gouvernementale — qui a pour but de renvoyer, en mer, les demandeurs d’asile vers les navires policiers (gardes-frontière) turcs. En fait, sous le parapluie de l’OTAN, c’est l’armée grecque qui a la main et cela implique, en plus de la chasse aux demandeurs d’asile, de possibles affrontements entre les armées grecque et turque, à l’occasion de la «découverte» d’un îlot, d’une surface de deux ou trois terrains de football, qui pourrait être réclamée, à cette occasion, par l’une ou l’autre armée, dans la mesure où elles ne sont pas toutes cataloguées comme appartenant à la Grèce ou à la Turquie. Aube dorée, le parti néonazi, organise chaque année, fin janvier, une manifestation «revancharde» à propos de l’affrontement entre les gouvernements turc et grec et leurs armées, en 1966. Il eut lieu autour des îlots d’Imia. Il avait failli tourner à l’affrontement militaire entre la Grèce et la Turquie.
L’insistance de l’OTAN sur la collaboration entre les deux armées n’est que l’expression de ce danger connu par les cercles militaires dirigeants occidentaux. L’OTAN renforce d’ailleurs l’intégration à son dispositif de petits Etats, comme le Monténégro, tout en disposant d’une base immense au Kosovo. Simultanément, les sommets de l’OTAN doivent traiter avec Erdogan pour l’utilisation de la base d’Incirlik (proche de la ville d’Adana), une des six bases aériennes de l’OTAN censées pouvoir disposer «d’armes nucléaires tactiques». En outre, la collaboration entre l’armée israélienne et l’armée grecque (voir l’article sur ce site en date du 9 août 2015) s’inscrit, en perspective, pour une possible opération ponctuelle en Iran.
Et tout cela se fait au moment où les sommets de l’UE payent pour que le gouvernement d’Erdogan «garde ses réfugiés» (sic!) et où le gouvernement de l’AKP est militairement actif dans le «conflit syrien» et, surtout, dans sa guerre contre les Kurdes. Alors que l’UE veut faire de la Grèce un «hot spot», présenté comme le résultat de la cascade de fermetures des frontières avoisinantes. La «question des réfugiés» s’inscrit dans une crise multiface, d’une ampleur sans analogie depuis des décennies, au sein d’une aire très ample et avec des traits forts économiques, sociaux dramatiques, militaires (Syrie, Irak, Afghanistan, Libye, etc.), institutionnels (Traité de Schengen, pour faire exemple) et de troubles et péril de leadership politique (entre autres dans des pays comme la Grèce, la Turquie, la Macédoine, la Bulgarie, le Kosovo, sans mentionner les pays de Visegrád: Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie). Il faut être bigle pour ne pas le saisir ou se centrer sur les élections communales helvétiques. (26 février 2016, C.-A. Udry)
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