Des ordures qui jonchent le sol, des hommes qui tentent péniblement de se construire un abri, des femmes qui balaient devant leurs tentes, des enfants qui jouent avec des débris… L’accès au camp de Moria, sur l’île grecque de Lesbos, est limité à une demi-heure. Un laps de temps amplement suffisant pour se faire une idée des conditions de vie épouvantables des 7500 migrants entassés dans un espace prévu au départ pour 1500 personnes. Des conditions atroces, même, en raison du froid qui a déjà tué, des rats qui terrorisent les petits, de la boue qui s’immisce dans les tentes, quand on a la chance d’en avoir une…
Ainsi, la moitié des plus de 14’000 migrants présents sur cette île européenne distante de quelques kilomètres des côtes turques croupissent à Moria. Les autres? Beaucoup vivent dans les oliveraies alentour, environ 1500 sont regroupés dans le plus petit camp de Kara Tepe, 1500 autres sont logés dans des appartements loués par le Haut-Commissariat aux réfugiés; les plus aisés, dont des Turcs, louent eux-mêmes des logements. Moria concentre la misère humaine. Dans le camp, une soixantaine de nationalités cohabitent, non sans frictions. Même si à eux seuls les Syriens, les Afghans et les Irakiens continuent à représenter 70 % des arrivées sur l’île via la Turquie. Les plus nombreux se sont regroupés par quartiers de nationalité. Les plus désespérés errent pendant des mois, surtout parmi ceux qui n’ont guère de chance d’obtenir l’asile en Europe.
Environ 10’000 d’entre eux, jugés «vulnérables», ont été envoyés sur le continent depuis le début de l’année. Mais dans le même temps plus de 14’000 ont débarqué à Lesbos (plus de 30’000 pour l’ensemble de la Grèce). Sur place, il est une chose que l’on ne voit pas de prime abord et qui pourtant préoccupe au plus haut point les ONG présentes, c’est la folie qui gagne petit à petit ces damnés de la terre. «Le camp de Moria n’est pas fait pour les humains, estime le docteur Alessandro Barberio, psychiatre de Médecins sans frontières. Même les personnes les plus équilibrées peuvent sombrer dans la folie. J’ai vu ici, souligne-t-il, les cas les plus graves et les plus nombreux de ma carrière. L’absence de réponses pour leur futur finit par les détruire. Traverser les procédures de demande d’asile des mois durant, tout en vivant dans ce cloaque empêche de dormir, pousse au désespoir ou au suicide.»
Rencontré à la sortie du camp, Rehmet Toulahan, réfugié pakistanais, témoigne de la façon dont certains tentent d’assister ceux qui ont perdu la raison. Il raconte l’évolution tragique de quatre professeurs d’université enfermés à Moria depuis trois ans: «Ils n’ont plus de contact avec la réalité. Ils tournent en rond toute la journée, ils ne sont ni renvoyés en Turquie ni soignés ici. Quand on les voit totalement souillés, sentir mauvais, c’est nous qui enlevons leurs vêtements sales pour les mettre sous la douche, c’est nous qui les changeons. Nous et personne d’autre.»
Rehmet, la quarantaine, est un ancien banquier. Comme il parle anglais, il s’est mis au service des communautés du camp pour servir de médiateur. Au bout de plusieurs semaines de négociations, il a réussi à stopper depuis trois mois les bagarres qui étaient quasi quotidiennes entre Africains et Arabes, entre ceux qui espèrent avoir un jour leur dossier accepté et ceux qui savent qu’ils ne l’auront jamais car ils ne viennent pas de pays en guerre. «Les tensions montent et les problèmes éclatent durant les heures interminables de queue pour prendre sa douche, aller aux toilettes ou même manger», explique-t-il.
Une situation que connaît bien Alessandro Barberio qui accuse, comme la majorité des volontaires et bénévoles, une certaine fatigue au bout d’un an de présence sur l’île: «Nous sommes témoins d’un traumatisme collectif. Et ce traumatisme se transmet, y compris aux soignants. Mes collègues et moi-même nous sommes affectés. Et tôt ou tard l’Europe aussi. Elle ne sortira pas indemne de cette crise si elle n’apporte pas une autre réponse à ce drame.»
S’il envisage malgré tout de poursuivre son action, Alessandro Barberio s’interroge sur les limites de l’exercice. «À chaque nouveau patient, je me dis: mon Dieu, je ne vais pas pouvoir l’aider, avoue-t-il. Si les séances apaisent, cela reste éphémère. Les patients retournent ensuite dans ce lieu de non-vie qu’est Moria, et tout est à recommencer.» Ce désarroi, Giorgos Ergas, membre de l’association Agkalia à Kaloni, à 30 km du camp, le connaît bien. Il a lui-même payé de sa santé ses années d’engagement à fournir les premières aides d’urgence aux personnes qui débarquent sur l’île.
«Il n’y a pas que les réfugiés qui deviennent fous, tous ceux qui y travaillent aussi, même les policiers sont très éprouvés, témoigne-t-il. Personne ne veut être dans ce lieu de folie. C’est pour cela que je dis aux psychologues qui viennent: occupez-vous aussi un peu des volontaires. Nous avons vraiment été secoués. Nous n’étions pas préparés à ça.» (Article publié dans le quotidien La Croix, en date du 18 décembre 2018)
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