Grèce: «la destruction d’un pays»

Entretien avec Stathis Kouvelakis

Le dimanche 12 février 2012 – à Athènes, à Salonique, et partout en Grèce – la population s’est levée contre le nouveau plan de rigueur voté par les députés. Stathis Kouvelakis, professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, spécialiste de la Grèce, analyse ce véritable traumatisme social. RFI indiquait le 13 février que : « Le porte-parole du gouvernement a confirmé ce lundi 13 février la tenue d’élections législatives anticipées en avril prochain. Ce scrutin s’annonce mouvementé tant les équilibres politiques en place sont en train d’être bousculés par un peuple en colère. Et ce seront sans nul doute les élections les plus incertaines que la Grèce aura connues depuis la fin de la dictature en 1974. Car le bipartisme, qui a marqué la vie politique ces 30 dernières années, socialistes du Pasok d’un côté, droite de Nouvelle démocratie de l’autre, est en train de voler en éclats. D’après un sondage paru la semaine dernière, le Pasok est même passé sous la barre des 10% d’intentions de vote. Une chose est certaine, on va assister dans les prochains mois à une recomposition du paysage politique grec, où les partis de gauche, des communistes à la gauche réformatrice, pourraient jouer un rôle important. Ils n’ont d’ailleurs jamais été aussi haut dans les sondages. » Quant aux affrontements sociaux multiples et d’ampleur, il semble peu probable qu’ils puissent être canalisés dans la seule tuyauterie électorale. Nous reviendrons assez vite sur quelques questions importantes abordées par Stathis Kouvelakis. Porter à la connaissance de nos lectrices et lecteurs cette première réaction, faite sous la forme d’un «entretien rapide», nous apparaît relever d’un impératif politique. «(Rédaction A l’Encontre)

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Le plan de rigueur voté hier soir au parlement peut-il être supporté par la société grecque ?

Je crois qu’on a atteint un point de rupture. La situation sociale du pays est unique en Europe occidentale dans l’histoire de l’après-guerre. La réalité grecque ne peut se comparer qu’avec la grande dépression des années trente, que ce soit par l’ampleur de la récession ou le taux de chômage. Près de 30% de la population a basculé en dessous du seuil de pauvreté.

Les rues d’Athènes et des grandes villes sont complètement méconnaissables. Nombre de magasins ont fermé leur porte au cours des deux dernières années. La population est à bout. Les pertes de revenus et de salaires sont trop importantes, d’abord dans la fonction publique, mais aussi dans le privé. Les nouvelles taxes sont un véritable matraquage. Une majorité de la société grecque a plongé dans l’abîme.

Ce qui se désintègre également en Grèce, c’est l’Etat, les services publics les plus élémentaires. Les manuels scolaires n’ont pas été distribués cette année. La situation sanitaire est absolument catastrophique. Les hôpitaux manquent de tout, y compris de médicaments. Ce sont des conditions du tiers-monde. Athènes et les grandes villes grecques ressemblent de moins en moins à des villes européennes, et de plus en plus à des cités sinistrées du grand sud.

Jusqu’où peut aller la colère de la rue ?

Il y a un traumatisme social immense. La population grecque ne peut plus supporter ça. Les nouvelles mesures sont une véritable provocation. Baisser de 22% un salaire minimum est un acte de folie. Couper de plusieurs milliards dans les dépenses publiques alors qu’on est en pleine récession est un acte suicidaire. Les prévisions officielles qui accompagnent ce plan montrent que rien de tout cela n’est soutenable. C’est la destruction du pays pour les décennies à venir.

A mon sens, il y a une stratégie délibérée de provoquer le chaos de la part de ceux qui imposent ce type de plans à la population, à commencer par l’Union européenne.

La crise sociale se double d’une crise politique ?

La situation a déjà complètement échappé au contrôle du système politique. Ce gouvernement baroque était déjà dépourvu de légitimité. Là, on plonge dans une crise sans précédent. L’ensemble des partis qui formaient la coalition gouvernementale dépasse à peine le tiers de l’électorat. Le Pasok (social-démocrate) qui a gagné les élections de 2009 avec 44% des voix est à moins de 10% aujourd’hui, selon les sondages. Il est désormais la cinquième force politique du pays, derrière les deux partis de la gauche communiste (le KKE et la coalition Syriza). La participation à ce gouvernement a aussi déjà coûté très cher en termes de soutien au parti conservateur de la Nouvelle démocratie qui a vu également les intentions de vote décliner.

Le vote de hier soir au parlement a révélé des ruptures majeures dans les deux partis. Je ne pense pas que, même en tant que sigles, les partis politiques grecs survivent à cette crise. Le Pasok n’est plus qu’une coquille vide. Le Parti conservateur prend le même chemin en assumant les choix politiques qui viennent d’être faits. Il y aura des scissions et de nouvelles formations qui font naître à la faveur de cette très grande instabilité.

L’image de la Grèce, berceau de la démocratie, qui s’estime spoliée de son droit de décider elle-même de son destin, est-elle justifiée ?

Les Grecs ont un sentiment profond d’humiliation nationale qui va de pair avec le désastre social qui l’accompagne. Ils comprennent bien que ce ne sont plus eux qui gouvernent. Les notions de légitimité démocratique, de souveraineté, ont été complètement bafouées. Il s’agit de diktats purs et simples qui sont imposés. Les taux de soutien à cette politique sont négligeables dans la population grecque. Il s’agit d’un révélateur brutal d’une réalité qui va bien au-delà du cas grec ; cela concerne l’Europe. Quelle est cette Europe qui agit de la sorte?

Comment analysez-vous l’attitude du Premier ministre Lucas Papadémos qui agite le spectre du chaos et de la faillite ?

Il y a une mystification qui est en train de se faire sur le terme faillite. Tout le monde sait que la dette grecque ne pourra pas être payée. Ce dont on discute, ce sont des négociations qui vont aboutir à l’annulation d’une partie de la dette. Le chantage du gouvernement avec cette idée de faillite a pour but de masquer le fait que la cessation de paiement est inévitable. Ils veulent la rendre gérable pour l’Union européenne [et aux banques], en empêchant la contagion à d’autres pays et en minimisant les pertes. C’est ça la véritable stratégie.

La cessation de paiement n’est pas une catastrophe. Si elle se faisait à l’initiative du gouvernement grec pour renégocier sa dette dans des conditions qui seraient soutenables, ce serait l’arme la plus adéquate. Un gouvernement grec responsable devrait faire ce que gouvernement Kirchner a fait dès 2003 dans une situation assez comparable face à l’effondrement de l’Argentine en 2001. Le gouvernement agit de manière irresponsable dans le seul but d’essayer de protéger ce qu’il est encore possible de protéger des intérêts du secteur bancaire.

Comment voyez-vous l’avenir de la société grecque ?

Aucune politique ne peut passer si elle ne dispose pas d’un socle minimal de soutien dans la société, même minoritaire. Ce socle n’existe tout simplement pas dans la société grecque actuelle. Nous assistons à la destruction d’un pays. L’avenir va venir de la réaction populaire qui imposera des solutions viables et soutenables. Au centre de ces solutions se trouve la cessation de paiement et l’annulation de la majeure partie de la dette grecque qui doivent être accompagnées de mesures radicales comme la reconsidération des rapports avec l’Union européenne et la sortie de l’euro.

Etant donné l’ampleur du désastre, il est difficile de ne pas éprouver des sentiments de colère et de peur, mais je pense que l’espoir réside dans le fait que le peuple ne se laisse pas faire. Les Grecs vont réagir et c’est là que se trouve l’espoir pour trouver des alternatives qui soient à la fois justes et socialement soutenables. (Cet entretien a été donné le 13 février 2012 au site du Nouvel Observateur)

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