L’utilitarisme migratoire en question

Par Alain Morice

Je vais surtout m’appuyer sur le cas français, parce c’est celui que je connais le mieux et que la France est un très vieux pays d’immigration, pratiquement le premier pays d’immigration dans l’histoire de l’industrialisation européenne. En outre, nous avons le «privilège» d’être le pays qui sert de phare à l’Union européenne en matière de politique répressive et xénophobe. Bien que la Suisse ne fasse pas partie de l’UE, elle est concernée par les évolutions actuelles en matière de «politique migratoire», entre guillemets, puisque j’expliquerai en quoi il ne s’agit pas de «politique».

Je vais aborder surtout la question du travail car elle occupe une place centrale dans la vie des gens et dans les motifs de migrations. En général, le travail est l’élément structurant de la personne qui migre.

Parallèlement, je vais faire un rappel historique de ce qui s’est passé en France. Sans se pencher sur l’Histoire, on ne comprendrait pas ce qui se passe aujourd’hui. On ne comprendrait pas que ces mêmes questions ont déjà été posées presque dans les mêmes termes en ce qui concerne la xénophobie, le racisme, la fermeture des frontières, les lois discriminatoires sur le travail, etc. Tout cela existe depuis longtemps. La déréglementation actuelle et le développement de l’emploi illégal sont une production historique, sur laquelle je proposerai l’hypothèse que l’immigration a été instrumentalisée.

Enfin, j’aimerais consacrer du temps à une question qui est toujours plus présente dans la presse et les discours des politiciens, à savoir la question du retour sélectif à une immigration. On commence à reparler d’un déficit au niveau de la main-d’oeuvre – surtout celle qu’on n’a pas envie de très bien traiter – et on revient donc sur une stratégie que j’appelle le cynisme ou l’utilitarisme migratoire.

«Importation», «gestion sélective» et asile

Je pars de la doctrine française en matière d’importation d’étrangers et de gestion des étrangers en France. D’une part, on importe des gens en fonction des besoins qualitatifs ou quantitatifs – supposés ou réels dans les anticipations – et qui sont généralement liés au marché du travail. Donc un besoin en matière de producteurs, de bras; et, si l’on prend aussi les familles, c’est dans un but de paix sociale. D’autre part, on vise à les intégrer (à l’époque coloniale, on disait plutôt «assimiler») à la société d’accueil, en l’occurrence la société française. Nous avons donc deux volets: primo, contrôle des flux migratoires par l’introduction de gens en fonction des besoins, et secundo, assimilation de ces gens que l’on a accueillis.

Je précise tout de suite que ce programme théorique ne fonctionne pas ou fonctionne très mal; ensuite, qu’il est très largement motivé par des considérations idéologiques et devenues électorales depuis les années 80; enfin, qu’il est fréquemment contraire à l’esprit, sinon à la lettre des droits humains. A ce sujet, il est un peu abusif de parler de «politique migratoire» au sens noble que je me fais de la politique, à savoir un plan concerté, respectueux des gens, avec des objectifs clairs et justes, dénué de cynisme. Je pense qu’il s’agit de tout, sauf de «politique».

Le modèle actuel (français), qui est devenu peu à peu le modèle de toute l’UE, consiste, d’un côté, à importer de manière opportuniste des travailleurs. Notons qu’«importer» a une connotation à la fois pragmatique (au coup par coup) et utilitariste (par rapport à des besoins économiques, réels ou supposés). Et, de l’autre côté, à pratiquer une gestion sélective et même parfois eugéniste et raciste de cette immigration; ce qui oblige à l’application de deux principes, au moins dans le cas français: privilégier d’une part l’installation durable des immigrés considérés comme les plus proches de nous culturellement – le mot «racialement» était utilisé avant la guerre -, et donc supposés les plus assimilables; a contrario, donner le caractère le plus provisoire et le plus précaire possible à l’immigration des gens dont on dit qu’ils ne parviendront jamais à s’adapter à la population française. Là, naturellement, les premiers qui sont visés dans le cas français sont les arabo-musulmans.

Là où cela devient problématique, c’est que nous sommes dans une situation – conjoncture – qui est devenue extrêmement différente de l’époque où cette pseudo-politique, telle que je l’ai résumée, a été définie. Maintenant, la principale solution qui reste aux personnes désirant immigrer, c’est la solution de l’asile, c’est-à-dire se présenter comme réfugiées. La demande d’asile devient vecteur de la migration. Nous sommes donc devant une chose que les xénophobes ont beaucoup de mal à gérer: la demande d’asile peut être légitime, et en même temps, les objectifs d’assimiler – ou non – certaines personnes ne correspondent plus, aux yeux des gouvernants, à ces populations qui demandent l’asile. Nous sommes donc, sans surprise, confrontés à un système qui ne fonctionne pas bien.

Histoires d’une demande d’importation

Maintenant, je vais passer au rappel historique, car il faut bien comprendre que la situation actuelle n’est pas tombée du ciel. En France, nous avons eu trois guerres qui se sont pratiquement soldées par la même chose: une saignée des populations masculines en âge de travailler, à une époque où la force laborieuse était peu féminisée. Ce fut le cas en 1871, 1918 et 1945. Dans les trois cas, il y a eu par conséquent, ensuite, une demande d’importation de populations extérieures pour remettre en route l’industrie et la natalité. Voici, aussi brièvement que possible, quelques données concernant le siècle que nous venons de quitter.

Dès 1924, le patronat crée la «Société générale d’immigration» – étatisée, elle deviendra plus tard l’Office national d’immigration -, une société patronale chargée du recrutement, du transport et de la répartition de la main-d’oeuvre. A cette époque-là, ça concernait surtout l’industrie lourde et minière. Tous les secteurs de forte croissance ont été des secteurs de forte absorption de main-d’oeuvre immigrée. Par exemple, de 1921 à 1931, il arrive plus d’un million de personnes déclarées, 2 millions avec les familles, et sans doute encore le double avec l’immigration clandestine, qui était considérable. En 1931, les immigrés représentaient 42% des effectifs dans les mines et 38% dans la métallurgie.

Il faut aussi préciser qu’à cette époque-là, la règle était la privation des droits administratifs et sociaux: interdiction de se syndicaliser, incapacité électorale, déclaration obligatoire à la préfecture de police de tous les déplacements professionnels et domiciliaires. C’était un peu la continuation du livret de l’ouvrier de Napoléon 1er, sauf qu’ici ça ne s’appliquait qu’aux immigrés, dépourvus de tout droit.

Après 1945, on est pratiquement à nouveau dans le même schéma: la nation doit faire face en même temps à des impératifs économiques (reconstruction) et démographiques (fécondité). Mais entre-temps, la France s’est dotée, par l’ordonnance du 2 novembre 1945, d’une législation sur l’entrée et le séjour des étrangers, qui instituait, entre autres, le double titre de séjour et de travail, source constante de situations kafkaïennes (pour avoir l’un, il fallait avoir l’autre).

Ce texte est toujours en vigueur malgré une trentaine de refontes, dont les plus célèbres sont les lois Pasqua I et II, Debré et Chevènement. Sa fonction est de rappeler à l’étranger qu’il y a un statut des étrangers, c’est-à-dire qu’il y a un droit des étrangers, et que celui-ci n’est pas le droit commun des citoyens nationaux.

Le statut de cette loi, qu’elle soit appliquée ou pas, est de rappeler sa précarité juridique à l’étranger. Pendant les «30 glorieuses» (en fait peu glorieuses), période de croissance, 1945-74, la loi était peu utilisée. Les étrangers étaient recrutés sur place. On les faisait venir en France. Les recruteurs regardaient la dentition, la taille des biceps, etc. et mettaient des tampons sur les papiers, voire sur les corps; ensuite les «bons à immigrer» passaient par l’Office national de l’immigration.

Dans l’ouvrage La mémoire confisquée. Les mineurs marocains dans le Nord de la France (Ed. Septentrion, Lille, 1999), on trouve le témoignage d’émigrés qui se souviennent d’un ancien militaire chargé de les sélectionner: il fallait avoir entre 20 et 30 ans, une bonne vue, une aptitude physique et morale au travail à la mine, un corps sain, pas de maladie contagieuse ni de précédents avec la police. Le recruteur Mora examine dents et muscles, comme dans un album de Tintin. Enfin, «s’il t’affiche un cachet vert sur la poitrine, cela signifie que tu es accepté; un cachet rouge signifie que tu es refusé». Nous retrouverons cela dans les préoccupations sélectives actuelles.

Parallèlement, il y avait un afflux considérable d’immigrés clandestins. Tout le monde le savait. On parlait alors d’immigration «sauvage» – avec les relents racistes que ce mot contient – ou «clandestine», mais pas encore de «sans-papiers». Comme le contrat de travail et le titre de séjour étaient distincts, on amenait l’immigré à la préfecture, et s’il y avait un emploi, il était régularisé dans les 48 heures. La loi était là comme une épée de Damoclès, mais fonctionnait peu dans la réalité.

Il s’agissait de jeunes, célibataires, certains avec de la famille au pays – la famille ne venait pas en France -, qui logeaient dans les fameux foyers Sonacotra, logements précaires conçus pour des adultes isolés. Ils travaillaient plutôt dans l’industrie lourde et le bâtiment-travaux publics (BTP), mais aussi dans le nettoyage urbain.

Une phrase toute faite était déjà utilisée à l’époque: «Ce sont les immigrés qui font le boulot que les Français ne veulent pas faire.» Or ce n’est pas ça: c’étaient les employeurs qui ne voulaient pas de Français, mais qui voulaient des immigrés, car ils jugeaient qu’ainsi il y avait plus de possibilités de pratiquer la surexploitation. Se faire embaucher en tant que Français dans les usines Renault ou Citroën, dans les années 60-70 était quasi impossible.

Il existait enfin une sorte d’illusion partagée par tous les acteurs – les immigrés et les pouvoirs publics: l’illusion de l’espoir du retour, cette notion de «l’oiseau de passage» comme l’a dit un célèbre sociologue américain. Vingt ou trente ans après, ces gens sont toujours là, la famille a été fondée et ils sont complètement enracinés en France. Le moteur de l’immigration, ça a été cette espèce d’illusion du retour qui ne s’est pratiquement jamais vérifiée. Il n’existe en général pas d’immigration dans le monde sans peuplement: il n’y a aucun cas structurel d’immigration avec retour. L’exemple que je cite souvent, c’est Brasilia au Brésil: lors de la construction de la capitale du Brésil, au cours des années 60, les gens ont tous cru que les bâtisseurs, venant du Nordeste très pauvre, allaient repartir une fois le travail terminé. Ils sont restés et autour de Brasilia – 1 million d’habitants très exactement d’après le «plan pilote» initial – se sont constituées des cités satellites, comptant aujourd’hui plusieurs millions d’habitants. Mais on pourrait aussi citer le cas de la Suisse, qui s’est aperçue que les étrangers avaient une fâcheuse tendance à s’installer, et qui a cherché, en mars 1994, à exclure les étrangers du «troisième cercle» du travail saisonnier.

Le tournant de 1972-1974

En France, dès 1972, puis en 1974 avec le «choc pétrolier» [récession généralisée dans les pays de l’OCDE], on voit apparaître les premières mesures contre l’immigration. A cette date, l’arrêt total, provisoire, de toute immigration de travail est prononcé, ce qui se révélera illusoire. Apparaît alors la notion de sans-papiers, c’est-à-dire des gens qui tout à coup s’aperçoivent qu’ils ne sont plus désirables et qui, par conséquent, commencent à être pourchassés, situation relativement nouvelle. C’est aussi l’époque des premières grèves de la faim – significativement, la première, fin 1972, qui fera reculer les autorités, est celle d’un étranger dont les titres n’avaient pas été renouvelés pour cause d’activité politique.

Il y a aussi eu progressivement un changement radical qui se manifestera au début des années 80: l’irruption de l’immigration sur le plan idéologique et électoral, qui jusque-là était traitée sur le plan administratif. En 1974 encore, à l’occasion de la première présentation de Le Pen à l’élection présidentielle, l’immigration n’était pas présente dans son discours ou dans son programme. Au fur et à mesure de ce changement, ça devient une affaire de démagogie, une affaire de dresser les gens contre une population qui sert de bouc émissaire. C’est nouveau, bien que cela ait eu lieu dans le passé aussi. La nouveauté réside dans un fait: cela va devenir un thème incontournable de la propagande politicienne de la représentation nationale, alors que sur le plan local la question du «seuil de tolérance» à l’égard des étrangers a commencé à être agitée dès le début des années 70.

Au niveau du dispositif législatif, tout se durcit peu à peu. On introduit en 1975 la notion d’«opposabilité de la situation de l’emploi»: lorsqu’un employeur veut employer un étranger et lui obtenir un titre de séjour, il lui faut d’abord commencer par prouver qu’aucun national ou qu’aucun résident étranger en règle ne pourrait occuper ce poste de travail. En 1977, intervient la circulaire dite «du million» (de centimes) qui incite les étrangers à repartir moyennant en contrepartie une aide de 10000 FF [quelque 2500 francs suisses]. Ce sera un fiasco: quelques dizaines d’étrangers seulement repartiront. Il y a également un durcissement sur le plan pénal.

Malgré tout, c’est l’époque où la question sociale est telle que le gouvernement de Raymond Barre [il a été premier ministre et ministre de l’Economie et des Finances du 25 août 1975 au 31 mars 1978, puis premier ministre du 3 avril 1978 au 13 mai 1981] est obligé de pratiquer le regroupement familial. Et c’est là aussi la naissance des problèmes que nous rencontrons à présent en France, qui sont en fait les problèmes rencontrés par ceux et celles qu’on appelle de la «2e génération». C’est-à-dire des enfants qui sont nés en France, qui sont souvent de nationalité française par acquisition à la majorité, et qui maintenant sont l’objet d’un assez grand nombre de discriminations racistes, sur le plan scolaire, des loisirs, de l’embauche, du logement, à cause de l’origine de leurs parents. Parallèlement, avec les restructurations dans l’industrie et dans l’économie, l’immigration a été instrumentalisée dans le sens d’expérimentations de nouvelles formes de mise au travail qui vont progressivement s’étendre à l’ensemble de la population.

Flexibilisation et instabilité: l’immigration comme «laboratoire»

La période actuelle s’est annoncée par l’introduction plus systématique du néo­libéralisme et du monétarisme avec le plan du ministre de l’Economie Jacques Delors, en 1983 [sous la présidence de François Mitterrand]: l’heure est aux gains de productivité, aux regroupements d’entreprises, à la désinflation compétitive, à la limitation des déficits publics, à la déréglementation des salaires et des prix, etc. Au profit de la stabilité monétaire, la question du plein emploi passe désormais au second plan, à tel point qu’on peut croire que le chômage devient un mode de gestion de la force de travail.

C’est ainsi une nouvelle période où l’on voit cette instrumentalisation de l’immigration à l’oeuvre avec, particulièrement, la multiplication de tous les contrats précaires, c’est-à-dire les formes d’embauche auxquelles on suppose que l’immigration, et en particulier les sans-papiers, va se prêter de bon gré. La notion d’emploi à vie est désormais considérée comme complètement réactionnaire: flexibilisation et instabilité sont à l’ordre du jour.

Quand on commence à licencier massivement au début des années 80, les immigré·e·s sont les premiers à absorber le choc du chômage. Par exemple, dans l’automobile, ils encaisseront à eux seuls plus de 42% de la suppression des emplois. Même phénomène dans le BTP. Au niveau national, on estime qu’ils représentent 12% des pertes d’emplois par an après 1983, pour un total de plus d’un demi-million de salariés entre 1975 et 1990.

Parallèlement, le travail des immigrés prendra peu à peu toutes les caractéristiques de la main-d’oeuvre telle que le patronat commence à la désirer. Le cas du BTP est éclairant: développement de la sous-traitance et de toutes les formes d’externalisation, hausse vertigineuse du travail temporaire, croissance du travail dissimulé (dit abusivement «clandestin») et de toutes les formes du salariat déguisé en travail «indépendant». Sur le plan général, la mobilité intersectorielle s’accélère, les restructurations se traduisent par un mouvement de la main-d’oeuvre des grandes vers les petites unités, de l’industrie vers le secteur des services, de la grosse entreprise vers le sous-traitant, et de l’emploi déclaré vers l’emploi plus ou moins informel. De par la position particulière des étrangers dans le pays, l’immigration a donc joué un rôle expérimental dans ce processus.

Triple rôle de l’immigration

Si l’on reprend l’ensemble de ces périodes pour voir ce qui se cache derrière cette périodisation, on peut dire avec divers chercheurs – voir notamment les travaux de Claude-Valentin Marie – qui ont étudié la question que ce rôle spécifique de l’immigration est triple.

Le premier, c’est ce qu’on pourrait appeler la «disponibilité sociale». On entend par là ce qu’attendent les employeurs: une plus grande mobilité, une plus grande adaptabilité aux postes de travail, pas de tradition politique ou syndicale, de faibles exigences salariales et, en matière de conditions de vie et de travail, une situation de dépendance salariale (jusqu’à la servitude pour dettes), la fluidité des conditions de recrutement, et une plus grande vulnérabilité vis-à-vis des pouvoirs publics.

Le deuxième rôle de l’immigration, c’est celui d’«amortisseur de crise» dont j’ai déjà parlé. Les immigrés sont les premiers embauchés en cas de reprises sectorielles ou nationales, et les premiers licenciés en cas de crise [récession].

Le troisième rôle de l’immigration, c’est celui d’«amortisseur social». Cela revient au rôle d’expérimentation et au fait que sur le plan social, les employeurs et l’Etat trouvent avantage au fait que l’immigration soit souvent très structurée sur un plan communautaire: à partir de réseaux dans lesquels la police ou la régulation sociale et politique se fait d’elle-même, avec des mécanismes de pouvoirs complexes qui font qu’effectivement ça porte plutôt les personnes à la docilité et à une absence de réactions trop fortes, par rapport à l’individualisme exacerbé de la société occidentale en général. Cela va favoriser également toute une série de d’éléments, notamment le dumping social et les infractions généralisées au Code du travail, qui petit à petit concerneront des fractions plus étendues de la population laborieuse. Ce qu’on a fait pendant toute une période avec les immigrés, maintenant on le fait avec les femmes, les enfants et les enfants d’immigrés en situation régulière ou naturalisés. On saura que le premier maillon de la chaîne est celui des sans-papiers, qui sont mis d’emblée hors droit.

Mécanismes de la mise au travail illégal

Il faut se pencher sur le sens d’un constat significatif: les secteurs gourmands en main-d’oeuvre immigrée, en général, sont également les secteurs qui sont gourmands en main-d’oeuvre immigrée sans papiers. Parmi ces secteurs, en France comme dans d’autres pays européens, on trouve le BTP, les récoltes dans l’agriculture, la confection (la France est une place mondiale du prêt-à-porter), l’hôtellerie et la restauration, le secteur des services en général (dont le nettoyage, la surveillance et la distribution ambulante de prospectus), le travail domestique.

Ces secteurs se caractérisent fréquemment par: des rythmes saisonniers et des conditions variables; une très forte sensibilité à la conjoncture économique; des besoins surtout en main-d’oeuvre non qualifiée; des traditions ethniques en matière d’embauche comme c’est le cas pour la confection; un caractère familial et paternaliste des relations de travail calquées sur le modèle familial; des traditions en matière de négation du droit du travail, et une capacité de corrompre les dépositaires de l’autorité publique, ce qui débouche sur des habitudes en matière de chantage à l’emploi et de non-respect du Code du travail. D’ailleurs, un des arguments forts du BTP et de la confection, où notoirement des quantités importantes d’argent circulent frauduleusement, est que si la loi était respectée, les entreprises n’auraient plus qu’à fermer et à jeter leurs employés à la rue. Même scénario dans l’agriculture.

On peut maintenant s’attarder sur cette superposition assez étonnante entre les secteurs qui sont donc variables, archaïques ou peu réglementés, et les secteurs du travail illégal. Quels sont les mécanismes de la mise au travail illégal?

En France, depuis une loi de mars 1997, la notion de «travail clandestin», à cause de ses ambiguïtés, a disparu du vocabulaire juridique français. Elle a été remplacée par la notion de «dissimulation». A présent, dans le Code du travail français, il y a deux articles qui nous donnent une première infraction qui s’appelle «activité dissimulée», qui est le fait de ne pas se déclarer en tant qu’entrepreneur; et une deuxième qui s’appelle «dissimulation d’emploi» qui est le fait de ne pas déclarer ses employés.

Mais il y a un amalgame qui revient fréquemment. Il consiste à mélanger les gens qui sont «clandestins» du point de vue du séjour – c’est-à-dire qui n’ont pas de papiers – et ceux qui seraient «clandestins» au niveau du travail, si cette notion avait un sens. La notion de «travailleurs clandestins» en France n’a aucun sens juridique parce que, au contraire, chez nous, le Code du travail protège les personnes qui sont employées illégalement. Elles sont considérées par le Code du travail comme des victimes et non pas comme des travailleurs clandestins. Même en cas de rupture de la relation de travail, elles ont droit aux indemnités comme si elles étaient déclarées. Le terme «travail clandestin» n’existe plus, on parle de travail non déclaré ou d’emploi illégal.

Cet amalgame a fait beaucoup de tort au mouvement des sans-papiers parce que les gens faisaient la confusion entre prétendus «travailleurs clandestins» et ceux qui étaient entrés clandestinement. Ce sont deux choses complètement différentes, si ce n’est qu’un employeur n’a pas le droit d’embaucher quelqu’un qui ne possède pas de papiers.

Les ressorts du mécanisme de la mise au travail illégal sont les suivants: officiellement on ferme les frontières. Mais tout le monde sait que la fermeture des frontières est impossible, que c’est un mensonge et que les frontières sont des passoires. Les flux ne diminuent pas, simplement l’entrée sur le territoire devient plus difficile et plus coûteuse. La personne qui est candidate – et qui maintenant vient de plus loin, comme du Sri Lanka ou de la Chine par exemple – paie de plus en plus cher et se met de plus en plus en dépendance à l’égard de tous les groupes concernés, qui ont tendance à se constituer en réseaux que certains qualifient de «mafieux», à savoir les passeurs, les fabricants de faux papiers, les logeurs et les employeurs.

Il y a donc une situation de dépendance, et éventuellement une situation d’endettement. Par conséquent, à la limite, la personne va rentrer dans un processus typique de servitude pour dettes: elle va donc finir par travailler uniquement pour rembourser sa dette. La loi Chevènement [Jean-Pierre Chevènement a été ministre de l’Intérieur du gouvernement Jospin du 4 juin 1997 au 29 août 2000], qui a considérablement durci les conditions d’entrée en 1998 en France, a permis le doublement du prix du voyage entre la France et la Chine, à savoir environ 120000 FF [un peu moins de 30000 francs suisses]. C’est la mise en place d’un dispositif fondé sur la dette, y compris la dette morale. C’est aussi, éventuellement, le point de départ de bagarres ethniques entre demandeurs d’asile d’origines différentes.

L’agriculture: clandestinité, volatilité des flux et déni d’existence juridique

Prenons l’exemple de l’agriculture: l’agriculture s’articule de très près à d’autres formes du travail précaire, et notamment au travail saisonnier. Entre parenthèses, les statistiques sur l’emploi illégal ne veulent pas dire grand-chose parce que, par exemple, un employeur peut déclarer deux heures de travail payé, alors que son employé en fait dix. Le problème n’est donc pas seulement la quantité de travailleurs non déclarés, mais aussi la quantité de travail clandestin de personnes employées légalement.

L’agriculture s’articule sans contradiction avec le travail saisonnier. A propos des émeutes racistes en Andalousie à la suite d’un crime commis par un Marocain, un chercheur de l’Institut national de recherche agronomique (INRA) en France a expliqué: «L’immigration clandestine joue un rôle complémentaire de l’immigration officielle. L’exploitant doit disposer d’un volant supplémentaire d’ouvriers pour faire face aux aléas et ces ouvriers doivent pouvoir être engagés et renvoyés selon les besoins. L’immigration clandestine apporte cette superfluidité indispensable et constitue également un moyen de pression sur les immigrés officiels.» (Forum civique européen, F-04300 Limans, 11.12.2001)

Cette citation est intéressante car elle va beaucoup plus loin encore que le mécanisme que j’ai mentionné avant: c’est l’intégration de l’immigré clandestin à l’économie comme nécessité, mais c’est aussi une transformation de l’économie qui va fonctionner en fonction de l’anticipation de la clandestinité.

Plus loin, il est aussi question dans ce texte de la formation d’un véritable apartheid sur place. C’est-à-dire qu’il y a une espèce de ségrégation raciale qui se crée et qui double le cas des réserves marocaines: non seulement le Maroc constitue une réserve de main-d’oeuvre dans laquelle on peut puiser assez facilement par l’intermédiaire des passeurs, mais encore il y a également des réserves sur place dans lesquelles les employeurs des serres vont puiser en fonction d’une demande qui devient actuellement une demande quotidienne.

Le mécanisme est ici le suivant: vous avez une division du travail qui se fait au niveau européen, pour les pays du Nord c’est la viande, le lait et les céréales, pour les pays du pourtour méditerranéen (Espagne, Italie, Grèce) ce sont les légumes et les fruits cultivés sous serre, où règnent des conditions de travail épouvantables.

La France est le pays le plus développé du monde au niveau des supermarchés et c’est la France également qui est le premier commanditaire de l’Espagne pour ce qui a trait aux fruits et légumes. Les gens passent leurs ordres, par exemple, à deux heures du matin au moment des Halles [lieu de courtage – Rungis], et il faut que les légumes soient arrivés le soir ou le lendemain tôt. Voyons le résultat: aujourd’hui, moi, exploitant agricole, j’aurai besoin de 20 travailleurs marocains pour récolter mes fraises, demain j’en aurai besoin de 50, après-demain de 100… et le lendemain de 0. Par conséquent, vous avez ce phénomène d’accordéon: la réserve est créée sur place et ça, en plus, c’est créateur de racisme, bien évidemment, car un peuple qu’on exploite de cette façon est un peuple qu’on offre au mépris des habitants. C’est effectivement ce qui se passe en Europe, pas seulement en Andalousie.

Tout cela, c’est la soumission à la grande distribution et aux donneurs d’ouvrage. On observe, dans le même genre, des phénomènes qui se développent, notamment en France ou en Grande-Bretagne, par exemple dans la cueillette de fruits et légumes avec le système du «gang-master», c’est-à-dire du chef d’équipe – qu’on appelait avant le patron ou le «marchandeur» – qui constitue une équipe dans son environnement. Par exemple, un homme monte une équipe parmi ses compatriotes et se responsabilise pour louer son travail et celui de ses compatriotes; et il va ensuite répartir l’argent. D’un point de vue disciplinaire c’est excellent parce que cela repose sur des ressorts communautaires où en général la discipline est librement consentie.

L’efficacité fonctionne à partir d’un déni d’existence juridique, et ce y compris pour les travailleurs plus ou moins déclarés, car en Andalousie, par exemple, il y a des restrictions qui empêchent les travailleurs de se stabiliser et de faire venir leur famille. Il y a dans ce cas une absence d’existence juridique: le sans-papiers est toujours entravé par ces difficultés.

N’avoir pas d’existence juridique signifie n’avoir pas de recours possible contre les employeurs en mobilisant la loi. Et surtout, c’est un mécanisme subjectif: il y a une espèce d’inversion idéologique de la responsabilité ou de la domination et une espèce de gratitude à l’égard de l’employeur, de celui qui fait souffrir.

A partir de l’absence de statut juridique du sans-papier, celui-ci tend à devenir reconnaissant envers son employeur, son logeur ou son passeur. Par analogie, voici ce que j’ai pu constater dans le BTP au Brésil, avec le système des «gatos». Le «gato» (le chat), comme recruteur, chef d’équipe et interlocuteur du donneur d’ouvrage, est celui qui domine et qui exploite au premier degré, mais il est souvent considéré comme le protecteur, quoique ce soit une illusion. C’est la finesse du mécanisme: faire voir les choses pour ce qu’elles ne sont pas. L’ultime ressort de ce phénomène du point de vue subjectif, c’est la peur et la menace. Autrement dit, la loi xénophobe qui interdit aux étrangers d’entrer est une aubaine pour tout un ensemble de secteurs économiques, même si, évidemment, ce ne sont pas les sans-papiers qui font tourner l’économie globale du pays.

Un rapport dominant/dominé

Revenons sur l’idée d’une instrumentalisation de l’immigration qui a donc maintenant une portée un peu plus importante. Cette instrumentalisation est parfois présentée positivement, et cela m’a personnellement toujours un petit peu gêné. On entend beaucoup de personnes qui tiennent un discours très généreux, qui affirment que l’immigration est utile à notre société, qu’on manque de reconnaissance à l’égard des immigrés parce qu’ils sont un apport. On parle également de richesse venant du brassage culturel, dans le respect des différences, etc.

Je trouve ce discours parfois extrêmement hypocrite ou au moins inconscient des réalités. S’il y a une utilité, elle est pour le Capital. Le reste, ça n’existe pas, l’utilité culturelle ça ne veut rien dire, ça ne passe pas nécessairement par l’immigration de travail exploité, et tous les échanges sont bien sûr culturellement utiles, donc cela ne vaut pas la peine d’en parler.

En même temps, on a un autre élément de cet utilitarisme qui consiste à dire que celui qui reste chez nous doit respecter les lois du pays, ses coutumes, et ne pas abuser. La Suisse est un peu pionnière dans cette question de respect de l’esprit national, qui est apparue déjà dans les années 20. Il y a tout un débat là-dessus: est-ce qu’un étranger doit ou non s’intégrer au point de perdre sa personnalité? Les règles sont un peu faussées dans le sens où nous sommes dans un rapport dominant-dominé et non pas dans un rapport entre égaux. Par conséquent, on ne peut pas raisonner sainement sur le fameux débat «le communautarisme contre le républicanisme à la française». Demander une pure et simple «assimilation», dans la tradition du colonialisme français, c’est aussi oublier qu’une nation n’est pas fixée une fois pour toutes, sauf si elle se donne comme définition d’elle-même une hostilité de principe à tout ce qui est étranger. Ce débat est certes délicat et difficile, mais il faut voir que du paternalisme à la xénophobie, il n’y a qu’un pas.

Par ailleurs, un peu comme chez vous en Suisse, cette espèce de méfiance permanente envers les étrangers se traduit par une multiplication des titres de séjour à caractères statutaire et juridique différents au fur à mesure que l’on avance dans le temps. La notion de «résident de plein droit» – c’est-à-dire en France avec une carte de séjour de 10 ans (comme le titre de 5 ans chez vous) – est remise en cause et maintenant, pour des raisons d’ordre public notamment, des titres de séjour ne sont parfois plus renouvelés. En outre, il importe de savoir que jusqu’à maintenant, les régularisations faites en France l’ont presque toujours été avec un titre d’un an, donc précaire – la loi prévoit un titre de 10 ans après le troisième renouvellement, mais l’étranger a intérêt, dans l’intervalle, à éviter tout incident.

Sélection, xénophobie, racisme et assimilation

Passons à la question de la sélection et du racisme en matière de politique d’immigration. La question de la sélectivité est au coeur des nouvelles politiques stratégiques européennes en matière de reprise de l’immigration. Ce qu’un de mes collègues belges appelle le «racisme européen», c’est-à-dire cette espèce de préférence pour les étrangers issus de l’UE par rapport aux autres, est fondé sur un discours extrêmement ambigu à l’égard des immigrés. La formule est la suivante: «On a besoin de vous, mais si on pouvait se passer de vous, ça serait quand même beaucoup mieux.» L’économie française, à la fois, en a besoin, et s’en méfie. Mais la dialectique entre le besoin et la méfiance est quand même une contradiction.

En France, on avait autrefois plutôt une préférence pour les gens catholiques: alors on allait les chercher du côté de la Pologne, de la Belgique ou de l’Italie, ce qui n’a pas empêché beaucoup de ra­cisme.

Et puis on a mobilisé la science démographique avec des grands pionniers comme Alfred Sauvy [1898-1990] et Georges Mauco [1899-1988]. Mauco a tenté, entre les deux guerres, de démontrer que certaines personnes étaient moins assimilables que d’autres. Il a proposé un classement qui rappelle un peu celui qu’on trouvait dans la presse suisse il y a quelques années, entre les migrants «haut de gamme» et les migrants «bas de gamme». En 1937, à partir d’un sondage auprès de 17000 salariés de l’industrie automobile, il les classe par nationalité selon l’opinion des employeurs en fonction d’un certain nombre de critères: tenue, obéissance, aptitude à travailler, rapidité, etc. Cela donnait des classements de 1 à 10 où on voyait que, pour l’aspect physique, les employeurs notaient par exemple les Belges 10/10, tandis que les Arabes avaient 1,2/10; pour la «mentalité» les Belges avaient 6,8 et les Arabes 2,8; pour la discipline le rapport était le même. En conclusion, nous avions, selon Mauco, deux catégories d’étrangers: une catégorie d’étrangers «désirables» et une catégorie d’étrangers qui ne sont pas particulièrement désirables. Parmi ceux qui étaient à peu près désirables, nous avions les «Nordiques», qui devaient constituer 50% des personnes que l’on devait importer, les «Méditerranéens proches» (30%), et les Slaves (20%). Petite curiosité: les Suisses faisaient partie des Nordiques; je ne savais pas que la Suisse était au Nord de l’Europe, mais Mauco, lui, le savait. Le critère est évidemment raciste. Quand on parle des pays du Nord et du Sud maintenant, l’Australie est un pays du Nord, alors…

Concernant les réfugiés, Mauco invente aussi une hiérarchie, qui met les «Slaves» en tête. Mais, parmi la catégorie des «non désirables» et «non assimilables», on compte entre autres les Arméniens et les Juifs.

Tout tourne autour de la question de l’assimilation. Ces choses ne sont aujourd’hui pas dites dans les mêmes termes, mais si vous dépouillez un peu la presse et les discours des politiciens, on n’en est pas si loin.

Alfred Sauvy, de son côté, démographe internationalement connu, a repris l’idée de l’impossibilité d’assimiler les Nord-Africains; pour les Algériens, ça a évidemment été son cauchemar, puisqu’ils étaient dans un département français et par conséquent de nationalité française. Quand il y a eu les accords d’Evian (1962), ils ont continué à bénéficier de l’accord de libre circulation. On retrouve un peu dans tout cela la théorie des trois cercles, qui a sévi pendant pas mal de temps en Suisse.

A la Libération, le général de Gaulle – qui dirige le gouvernement provisoire de la République française (GPRF) – fait cette déclaration devant l’Assemblée consultative provisoire: «Il faut appeler à la vie les 12 millions de beaux bébés qu’il faut à la France en dix ans, et introduire au cours des prochaines années avec méthode et intelligence de bons éléments de l’immigration dans la collectivité.» Vous avez là la synthèse complète de l’eugénisme: les «beaux et bons bébés» et «avec méthode et intelligence» les «bons éléments». A ce moment, entre en vigueur l’ordonnance du 2 novembre 1945, citée précédemment, qui est donc la loi sur les étrangers. Dans cette loi, ce n’est pas le point de vue de Mauco qui a gagné. G. Mauco voulait une loi raciale: que la loi définisse quels étaient les «bons» et les «mauvais» immigrés du point de vue de leur origine. C’est le point de vue républicain qui a prévalu – même si la loi n’est pas bonne -, à savoir que l’entrée et le séjour relèvent du droit commun, que cela ne concerne pas l’origine des gens. Il n’y a rien de raciste dans l’ordonnance de 1945: c’est un ensemble de mesures qui encadrent l’entrée et le séjour des étrangers, sans hiérarchie entre les origines. Le point de vue de Mauco, là, a été battu en brèche. Mais le général de Gaulle crée le Haut Commissariat à la population et il nomme secrétaire général… Georges Mauco en personne, qui restera en poste jusqu’en 1970. C’est dire que derrière les querelles de façade entre les politiciens, on voit quand même que ce qui domine, c’est l’accord en matière de xénophobie et de racisme.

Un combat unifié: libre circulation, droit du travail et antiracisme

Pour conclure, de manière générale, nous sommes actuellement dans une conjoncture où l’immigration commence à se faire toujours plus sous couvert d’asile. En tenant compte que les occasions (guerres, famines…) de flux migratoires basés sur l’asile se multiplient, et que c’est souvent le seul créneau d’immigration qui reste aux gens, il est logique qu’ils aient tendance à l’utiliser. Au regard d’autres législations internationales, qui ont été fabriquées successivement pour les Russes après la révolution d’Octobre, pour les Juifs avec la persécution nazie, puis également pour les victimes de la guerre froide après la Seconde Guerre mondiale, on peut supposer que la législation internationale (notamment la Convention de Genève) est un peu périmée. Autrement dit, elle ne correspond pas aux réalités d’aujourd’hui. Au niveau européen, en matière d’asile, les doctrines sont en train de se chercher.

Elles sont en train de se chercher dans deux directions: dans le sens d’un besoin face à une démographie vieillissante en raison du déficit de renouvellement de la natalité des populations indigènes; et dans le sens d’un besoin sectoriel nouveau, par exemple dans l’agriculture sous serres ou dans l’informatique.

Donc on en arrive à des discours qui commencent à prôner de plus en plus clairement une ouverture raisonnée mais sélective des frontières, c’est-à-dire qu’on va retrouver toute cette histoire de racisme.

En France, ça a commencé dès 1995 avec un rapport intitulé «La France dans vingt ans», rapport qui disait: «D’ici cinq ans nous allons avoir besoin d’immigration à nouveau.» Il y a eu la petite bombe du rapport de l’ONU l’an passé, disant que l’Europe allait avoir besoin de 70 millions d’immigrés d’ici les cinquante prochaines années. Il y a eu la fameuse déclaration du patronat, notamment français, sur le thème «il faut renouveler notre stock de main-d’oeuvre étrangère». On se retrouve dans la problématique des bons et des mauvais immigrés: à nouveau, les pays vont essayer de se mettre d’accord sur des choses qui ne vont pas marcher, parce que c’est impossible. Et de gérer de façon de plus en plus déréglementée le travail au noir, qui lui-même n’est que le point de départ de la déréglementation. A la limite, le travail au noir n’existera plus lorsqu’il n’y aura plus de Code du travail!

D’une part, on recherchera une main-d’oeuvre non qualifiée extrêmement mo­bile, «en accordéon» selon les besoins instantanés de l’économie. Et d’autre part, une main-d’oeuvre ultraqualifiée, c’est la fameuse «fuite des cerveaux» qui indigne certains tiers-mondistes incapables de voir là les effets d’une stratégie d’exploitation néocoloniale bien concertée: ce ne sont pas les cerveaux qui «fuient», ce sont les pays qui sont désormais traités comme un élevage de cerveaux, où l’on puise selon les besoins. Mais dans les deux cas, de plus en plus se développe l’idée de gérer l’immigration par des «contrats à durée de chantier»: on fait venir des salariés, qu’il s’agisse d’informaticiens ou de saisonniers agricoles, pour une durée déterminée, et ensuite on leur demande de repartir. Mais les gens ne repartent pas, l’Histoire nous l’a appris.

Ainsi, ce qui est évident, c’est qu’on va vers les mêmes errements – errements dus à une conception qui ramène l’homme à une marchandise. Mais l’Histoire ne se répète pas. Ce qu’on voit se profiler, c’est une accentuation de la tension raciste de gestion de cette main-d’oeuvre, parce que là on va définir un nouveau système de devoirs qui consiste à dire aux gens: «Vous avez accepté, vous allez jouer la règle du jeu; sinon vous repartez.» Ceux-ci, et c’est normal, vont trouver cela absolument injuste et ne repartiront pas. Et par conséquent, on va avoir des tensions qui vont devenir encore plus dangereuses que ce que nous avons connu jusqu’à présent.

Ce type de débats, on le trouve aux Etats-Unis depuis longtemps. Il y a par exemple le «modèle Virginie» qui sélectionne les gens selon leur appartenance religieuse; et le «modèle Massachusetts» qui sélectionne les gens par leurs compétences. A l’intérieur des pays riches industrialisés, nous sommes en face de tout un débat – y compris de la part des dirigeants de l’UE – pour savoir comment «reprendre» l’immigration à l’heure actuelle.

Quant à ma position, compte tenu que les partisans d’une ouverture des frontières se sont souvent fait traiter de complices du néolibéralisme, compte tenu de ce que, de façon de plus en plus manifeste, le néolibéralisme s’alimente au contraire de la précarisation des travailleurs consécutive à la fermeture des frontières, je crois qu’on doit énoncer ceci, en partant des observations précédentes: le combat pour la libre circulation des hommes est inséparable d’un combat simultané pour le respect du droit du travail et contre la déréglementation, ainsi que du combat contre toute forme de racisme.

Sans cette position globale, il n’y a aucun sens à revendiquer l’ouverture des frontières. Il faut ajouter enfin que cet ensemble de luttes n’aura désormais de sens qu’à l’échelle européenne.

Sources et références

– Sur le statut de l’étranger et son histoire, voir: Danièle LOCHAK, Etranger: de quel droit?, PUF, Paris, 1985.

– Sur l’intégration et l’histoire générale de l’immigration, voir: Jean FABER, Les indésirables. L’intégration à la française, Grasset, Paris, 2000; Gérard NOIRIEL, Le creuset français. Histoire de l’immigration, XIXe-XXe siècles, Seuil, Paris, 1988.

– Sur l’emploi et le travail, voir: Gérard NOIRIEL, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècle, Seuil, Paris, 1986; Maryse Tripier, L’immigration dans la classe ouvrière en France, CIEMI-L’Harmattan, Paris, 1990 (surtout pour la période 1945-1988); Claude-Valentin MARIE, A quoi sert l’emploi des étrangers, in Didier FASSIN, Alain MORICE, Catherine QUIMINAL, Les lois de l’inhospitalité. Les politiques d’immigration à l’épreuve des sans-papiers, La Découverte, Paris, 1997, p. 145-175 (surtout pour la période après 1974); Emmanuel TERRAY, «Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place», inEtienne BALIBAR et autres, Sans-Papiers: l’archaïsme fatal, La Découverte, Paris, 1999; ma propre bibliographie sur demande à morice@paris7.jussieu.fr.

– Sur l’évolution du droit des étrangers, outre le livre de D. LOCHAK pour avant 1985, consulter la revue: Plein droit, GISTI, 3 villa Marcès, 75011 Paris ou le site www.gisti.org

– Sur la sélection et l’eugénisme, outre le livre de Gérard NOIRIEL, voir: Patrick WEIL, La France et ses étrangers. L’aventure d’une politique d’immigration, 1938-1991, Calmann Levy, Paris, 1991; Sandrine BERTAUX, «Le concept démographique d’assimilation: un label scientifique pour le discours sur l’intégration?», Revue française des Affaires sociales, n° 1, 1998, p. 37-51.

– La littérature sur les discriminations racistes (souvent dite à tort raciales, comme si les racesexistaient) est très abondante. On peut simplement recommander, à cause de la qualité des textes, des auteurs et de quelques bibliographies, deux numéros thématiques de revues sortis presque ensemble: «Connaître et combattre les discriminations», Hommes & Migrations, n° 1219, mai-juin 1999 (4 rue Villermé, 75011 Paris); «Le modèle français de discrimination. Un nouveau défi pour l’antiracisme», Mouvements, mai-juil. 1999 (Société du journal M, 4 rue Béranger, 75004 Paris).

-Enfin, sur les luttes des immigrés (travail, logement, droits, papiers, asile), partir de: Mogniss H. ABDALLAH et le Réseau NO PASARAN, J’y suis, J’y reste! Les luttes de l’immigration en France depuis les années soixante, Editions Reflex, Paris, 2000, où l’on trouvera des repères chronologiques et bibliographiques. – A.M.

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Alain Morice est anthropologue, chargé de recherches au Centre national de recherche scientifique (CNRS, Paris). Ce texte est la transcription d’une conférence donnée le 23 janvier 2002 à Fribourg et organisée, entre autres, par le collectif des sans-papiers. Les références aux textes ayant été utilisés lors de la conférence sont omises. Toutefois, on en trouvera les principales ci-dessus. La transcription a été revue et complétée par l’auteur le 10 février 2002. Alain Morice a établi les «Sources et références». Les sous-titres sont de la rédaction.

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