11 septembre 2001. Folie meurtrière et désordre impérial I et II

 

 

 

 

 

 

 

 

Par Charles-André Udry

Les protagonistes des actes terroristes du 11 septembre 2001 ont utilisé des victimes – passagers et pilotes d’avions civils – pour perpétrer un meurtre de masse. Ces actions ne souffrent d’aucune justification. Ce massacre, sans aucune revendication politique, n’a d’autre effet que de tuer des milliers de civils: concierges, nettoyeuses, employé.e.s de bureau ou cadres…

Cet assassinat sans discrimination de civils n’a rien à voir avec les luttes d’émancipation des salariés et des myriades d’exploité.e.s et opprimé.e.s dans le monde.

Pour avoir la plus petite chance d’aboutir, ces luttes doivent s’inscrire dans une perspective: celle d’un combat renforçant la confiance des «masses» en  leurs capacités, leurs forces et leur intelligence. Ces combats devraient anticiper – certes dans des limites imposées par les dominants – la conduite et la gestion coopérative et démocratique d’une société, après avoir brisé le carcan de l’appropriation privatisée de la créativité des individus et des divers moyens de production de la richesse sociale. En effet, une usurpation privée des ressources – sous les coups de boutoir de la concurrence déchaînée et du profit – ne peut se faire que sans considération pour la majeure partie des êtres humains de la planète et de leur «environnement de survie». Dans ce combat, le droit à la violence collective contre les oppresseurs possède une légitimité. Nous y reviendrons.

Par contre, des actes criminels, comme celui du 11 septembre, permettent, au nom de valeurs proclamées universelles, aux Bush, Blair et à leurs pairs de condamner la «violence», le «terrorisme» ainsi que l’action directe de peuples entiers face à des choix militaires, économiques et politiques damnant des millions d’habitants de la terre. Ces condamnations du terrorisme sont, hier comme aujourd’hui, contredites par leurs propres actions aboutissant au massacre de dizaines de milliers de civils. Mais ces entreprises sont justifiées par les mêmes valeurs universelles d’un Occident impérial en «croisade»!

Le HCR (Haut-Commissariat pour les réfugiés) a souligné que la seule interruption des programmes d’aide humanitaire à l’Afghanistan, ainsi que les déplacements de population – dans un pays multi-dévasté depuis des décennies – conduiraient à la mort de dizaines de milliers de civils.

Le grand historien Raul Hilberg vient de rappeler opportunément l’hypocrisie institutionnelle propre aux dominants: «Le massacre des Tutsis est scandaleux [500’000 morts] quand on constate l’absence de réaction de l’Amérique, de l’Europe et, en particulier, de la Belgique. Ce génocide s’est déroulé sous l’administration Clinton, le même président qui avait inauguré quelques années plus tôt le musée de l’Holocauste à Washington, et il a prétendu ne rien savoir.» (Libération, 15-16 septembre 2001)

Une unité nationale qui oppose entre eux les exploités

Selon la formule de Bertrand Badie, directeur du cycle supérieur des relations internationale de Sciences politiques (Paris), il s’agirait d’»actes contre la puissance». Toutefois, les vrais instruments de la «puissance» – certes symbolisés par les tours du World Trade Center et par le Pentagone – se dressent à nouveau, les fumées à peine dissipées et les cadavres encore ensevelis.

Les forces conjuguées du capital financier et de l’industrie d’armement, avec leurs institutions étatico-militaires – relayées par des haut-parleurs médiatiques obéissant aux lois d’une information fonctionnelle «à un nouveau type de guerre secrète» – vont manifester leurs forces destructrices et antidémocratiques. Même dans la province helvétique, Ruth Metzler, avec l’exaltation d’une gardienne de l’Etat d’ordre qualifié de droit, s’empressait de déclarer: «Parmi les partisans des sans-papiers figurent des militants anti-globalisation qui mènent une action contre l’Etat» (24 heures, 15-16-17.09.2001)

Dans un tel contexte, la confusion politique de larges couches de salarié.e.s risque de croître sous les effets: d’un alignement des forces dites progressistes sur la politique de «leur Etat», d’une fièvre d’unité nationale et d’une acceptation, encore accrue, des «guerres impériales», présentées comme des œuvres de défense de la «civilisation démocratique».

Une telle orientation politique renforcera, à son tour, le sentiment d’isolement de ceux et celles qui, dans la périphérie, luttent face à des pouvoirs kleptocrates, partenaires d’un impérialisme agissant comme usurier de pays endettés, à qui un futur est promis si la population laborieuse s’acquitte d’une dette qu’elle na jamais contractée. Un tel abandon, exprimé sous la forme d’une adhésion quelconque à «la nouvelle croisade» – une terminologie chrétienne fleurant le fondamentaliste de Bush -, ne pourrait que nourrir (encore plus) des initiatives de lutte inadéquates et désespérées pour combattre ceux qui dictent les règles d’un saccage meurtrier des richesses et pour tisser des liens de solidarité internationaliste active fondés sur une intelligence partagée des dimensions systémiques de l’exploitation et de l’oppression à l’échelle mondiale.

L’unité nationale au nom de la «lutte contre le terrorisme», l’adhésion à la politique guerrière ainsi que discriminatoire et raciste des Etats comme des classes dominantes ne peuvent que renvoyer à cette formule de Marx: «Un peuple qui en opprime un autre n’est pas un peuple libre.»

Le mouvement social le plus avancé, qui­ existe dans un nombre restreint de pays à l’échelle planétaire, ­sera mis sur la défensive, du moins pour une période: dénoncer la guerre, la politique sécuritaire, les atteintes aux droits démocratiques et la montée de la xénophobie prendra une place de relief. Et cela au moment où transperçaient des éléments, encore mal définis, d’une réflexion sur des «alternatives» à la mondialisation capitaliste (voir dossier dans le numéro suivant de à l’encontre).

Quant aux affirmations ahuries et scandaleuses selon lesquelles, le 11 septembre, un «bon coup aurait été porté aux Etats-Unis», au-delà d’un puérilisme éclatant, elles vont assez vite être éclairées par la consolidation d’involutions politico-idéologiques réactionnaires à l’œuvre, dans plus d’une partie du monde, depuis quelques décennies. L’invocation d’une lutte contre «l’empire américain» ne doit pas masquer des convergences de fait allant de l’extrême droite à des intégrismes religieux.

Face à ce panorama, il est nécessaire de comprendre. Mais il faut admettre qu’il est ardu de saisir les dynamiques politiques, idéologiques, sociales, militaires sur le moyen terme, d’autant plus si l’on appréhende les difficultés inhérentes à une tentative d’analyse générale à partir de pays du Centre (ou des centres: Europe, Etats-Unis, Japon).

Qui désigne le coupable?

L’instigateur des actes terroristes est nommé dès le premier jour: l’intégriste islamiste – et «milliardaire» – Oussama ben Laden. L’hypothèse est largement acceptée. Il ne s’agit pas, ici, d’en discuter la véracité. Un coupable supplémentaire pourrait être sorti du chapeau washingtonien pour faciliter la «riposte».

Ici, il s’agit de poser une question: pourquoi cette désignation est-elle présentée comme aussi évidente par les porte-parole d’Etats et leurs haut-parleurs médiatiques? Pour une raison qui ne relève pas des «renseignements» collectés avec une rapidité étonnante sur ses «complices» qui vaquaient sans problème au Etats-Unis! La réponse nous est donnée par un article publié dans Le Monde du 8 septembre. Son titre: «Le monde arabe traversé par un antiaméricanisme virulent». Les élites de Washington le savaient et l’avouent en montrant du doigt un coupable. Mouna Chaïm, dans son papier, cite des réactions de hauts responsables égyptiens, saoudiens, syriens et de la Ligue arabe qui constatent qu’»Israël utilise des armes américaines pour terroriser les Palestiniens», entre autres pour des «assassinats ciblés». Ce que Dick Cheney, vice-président des Etats-Unis, a justifié.

Une enquête, menée par le Wall Street Journal (14 septembre 2001), auprès d’hommes d’affaires du Proche-Orient donne le même résultat. Ces derniers voient dans la politique des Etats-Unis un des éléments faisant obstacle à une stabilité nécessaire pour leurs affaires. Le sentiment d’être traités avec des connotations racistes affleure. Sur le fond, ces personnes riches disent: comme partenaires juniors des Etats-Unis nous ne sommes même pas pris en considération et nous risquons d’en faire les frais, nous, demain.

Si le personnel politique de ces régimes autoritaires, dictatoriaux et corrompus et les hommes d’affaires de la région parlent ce langage, la raison en est simple. Ils soupçonnent un bouillonnement au sein d’une partie importante de la population. Celle-ci vit, au travers de la tragédie palestinienne, une humiliation et une détresse malaisées ou impossibles à exprimer (pour l’heure) directement au plan socio-politique dans leurs propres pays. Aujourd’hui, les Etats-Unis vont exiger des classes dominantes locales de nouveaux gages de «fidélité» et leur accoler l’étiquette de modérés pour autant qu’ils maintiennent l’ordre intérieur, ce qu’elles savent faire.

En effet, au sein de diverses fractions de la population, qui ne se réduisent pas à celles paupérisées, peut exister une empathie pour les «attentats suicides» de militants palestiniens. Ces actions ne peuvent en aucune mesure être assimilées aux actes terroristes du 11 septembre. Cette empathie s’exprime, certainement, à partir d’une inclination qui doit être proche de ce que le sociologue iranien Farhad Khosrokhavar tente de traduire en ces termes: l’acte kamikaze est «le refus de la situation coloniale transcrit dans une logique religieuse… la seule façon pour le kamikaze d’inverser la situation, de refuser la supériorité» [de la puissance coloniale, Israël] (Le Monde, 8 septembre 2001).

Récuser au plan politique ces actions «suicides» – parce que contre-productives comme l’a expliqué Edward Saïd, intellectuel palestinien qui a manifesté ses doutes, dès le début, face aux accords d’Oslo et à la façon dont Arafat déléguait au gouvernement américain le sort des Palestiniens – ne doit pas conduire à faire l’économie d’un effort d’entendement. Qui, lui, exige aussi le refus de mettre sur le même plan ces «solutions martyristes» – face à la froide répression quotidienne, planifiée par les autorités sionistes – et les actions meurtrières de l’armée israélienne.

Comme au cours de tous les conflits coloniaux, les «observateurs» présentent comme symétrique – et se «répondant» – la «violence exercée par les deux côtés». Le traitement par les «analystes» de la guerre d’Algérie a longtemps offert un cas d’école en la matière. Les études récentes sur la torture militaire française et la justice républicaine, durant cette guerre de libération nationale, ont mis à mal cette approche qui vise à effacer les éléments historiques, structurels de l’oppression.

Il ne faut donc pas «confondre», comme c’est de mode, le terrorisme d’Etat et les multiples formes d’autodéfense d’une population opprimée. D’ailleurs, ces formes de lutte n’ont-elles pas été légitimées, en Europe occidentale, face à l’occupant nazi et à ses suppôts ou à Budapest face à la terreur stalinienne en 1956?

Avant l’impérialisme, après aussi

Revenons encore sur l’immédiate élection – plus rapidement reconnue par la presse que celle, douteuse, de Bush – du «suspect numéro un» des attentats du 11 septembre. Oussama ben Laden, synonyme de «terrorisme international», sert de signe de ralliement efficace pour une entreprise militaire, policière, politique et idéologique dont les contours ne sont pas encore tous repérables.

Par contre, une chose est plus certaine: les contrecoups de la politique des cercles dominants et des divers gouvernements des Etats-Unis dans les pays du Proche et Moyen-Orient et de l’Asie méridionale étaient prévisibles. Les débats autour des rapports de la Commission sur «la sécurité nationale au XXIe siècle», connue sous le nom de la Commission des sénateurs W.B. Rudman et G. Hart, qui se sont prolongés au début 2001, pointaient, parfois, sur les chocs en retour possibles de la politique américaine.

Divers ouvrages qui analysaient cette politique annonçaient d’ailleurs avec assez de précision ce qui s’est produit le 11 septembre. Ainsi Nicholas Guyatt, dans Another American Century. The United States and the World Affairs, écrivait: «L’incapacité – ou le refus – américain de développer un engagement politique [et non pas des rétorsions militaires frappant les civils]… face aux populations mécontentes va finalement encourager une petite minorité à exprimer leurs griefs de manière terrifiante: en attaquant des intérêts américains et même en visant des villes au sein des Etats-Unis.» (Londres-New York, Zed Books, 2000, p. 152-156)

Dans la même veine, nombreux sont les auteurs américains, libéraux, et non pas d’extrême gauche, qui soulignent les contradictions entre les initiatives cyniques des gouvernements américains et leurs discours sur «la liberté», le «respect de la vie», les «valeurs démocratiques». Toutefois, le «terrorisme d’Etat» des pays du Centre – qui a marqué les XIXe et XXe siècles – plonge ses racines dans le système socio-économique. Il faut donc replacer cette politique américaine – comme celle des pays européens et du Japon – dans le cadre de leur projection impérialiste qui peut nécessiter l’utilisation d’Etats affidés, tels Israël ou la Turquie.

Le terme d’impérialisme a souvent disparu à l’avantage du vocable ambigu de «mondialisation». Or, sur le fond, c’est bien cette forme spécifique de domination du capitalisme central qui se perpétue depuis un siècle, au-delà des changements: une concentration de la production et du capital sous la houlette de sociétés géantes – où dominent les corporations américaines – qui se partagent les marchés d’un monde dont sont redessinées, avec brutalité, les «chasses gardées»; la prépondérance d’une oligarchie financière qui impose une dîme sur la richesse produite par les salarié.e.s de la planète et qui organise l’aspiration des capitaux sur la place de Wall Street; l’exportation de capitaux (investissements directs à l’étranger) qui dicte une nouvelle division internationale du travail; des institutions internationales (FMI, OMC, OCDE…) qui créent le cadre le plus efficace pour ce déploiement concentré du capital qui, lui, a besoin de forces militaires  (OTAN) et d’une industrie d’armement, support décisif à sa mise en valeur et aux batailles concurrentielles.

La politique extérieure des cercles dirigeants des Etats-Unis ne peut être détachée de cette caractérisation de l’économie américaine et de son poids dominant – entre autres en tant que place financière – dans l’économie capitaliste internationale.

Une telle analyse ne semble pas faire de problème pour des historiens. Ainsi, le prestigieux académicien Walter LaFeber écrit à propos d’une des premières figures présidentielles impériales des Etats-Unis, Theodore Roosevelt (président en 1901 et réélu en 1904): «Des Progressistes, comme ceux avec lesquels Theodore Roosevelt s’identifiait, auraient pu chercher l’ordre et la «civilisation», selon leur définition quelque peu paroissiale, comme une priorité à l’intérieur, mais ce n’était pas leur priorité première à l’extérieur. A chaque moment, la diplomatie des Progressistes visait d’abord à créer des débouchés (comme au Panama ou lors de la guerre russo-japonaise) ou le maintien et l’expansion de débouchés (comme dans la République dominicaine, à Cuba ou au Mexique). Ils n’étaient pas conduits par la recherche de plus de stabilité démocratique, comme le sont quelques Progressistes sur le plan intérieur, mais par la recherche de marchés; ils concevaient la nécessité de posséder des bases stratégiques, et un racisme, qui filtrait naturellement de leur histoire, se mélangeait et complétait  leur impérialisme outre-mer. Quand cette recherche aboutissait à des soulèvements…ils utilisaient la force militaire pour tenter de réparer les dommages ou pour assurer – si les intérêts américains étaient déjà dominants (comme à Cuba) – qu’ils restent déterminants.» (The Cambridge History of American Foreign Relations, Volume II, The American search for opportunity 1865-1913, 1993, p. 184-185)

Un siècle plus tard, deux historiens tracent ainsi le fil rouge de la politique extérieure des groupes dirigeants des Etats-Unis: «Depuis la seconde guerre mondiale, les dirigeants américains ont continué à justifier leur politique étrangère en se référant à une moralité qui se prétendait universelle. Mais si l’on garde à l’esprit l’essentielle unicité de cette politique, on se rend mieux compte que les intérêts économiques dictèrent des orientations qui dissimulent assez mal les décalages entre idéaux proclamés – la liberté et l’indépendance pour tous – et le but recherché, le contrôle économique.» (In La politique étrangère des Etats-Unis depuis 1945, Michel Allner et Larry Portis, 2000,  Ed. ellipses)

Les accents patriotiques et les références religieuses – Dieu bénissant de Dow Jones! – qui ont présidé à la réouverture de la place financière de Wall Street,  comme symbole «de la vie et de la force des Etats-Unis», éclairent le sens des préoccupations profondes de cette puissance impérialiste, et de ses semblables.

Politiciens et capitalistes new-yorkais, réunis autour de l’autel sacré, servis par quelques sauveteurs appelés à sonner la cloche de l’ouverture d’une session boursière «historique» à Wall Street le lundi 17 septembre, clamaient le rôle central pour l’économie mondiale d’une remise en marche de la Bourse, sans krach. La figure du pompier et du sauveteur, main dans la main avec les patrons de Wall Street, devait cimenter l’»unité nationale». En effet résonnaient simultanément le glas de centaines de milliers de licenciements et la détonation du lancement d’un programme intensifié de dépenses d’armement, dont le design doit correspondre à cette phase de la mondialisation armée.

Ce projet avait déjà été annoncé quelques jours avant le 11 septembre. Bush, pour justifier sa politique budgétaire, n’avait-il pas déclaré, de façon prophétique: «Je l’ai dit à plusieurs reprises, le seul moment où l’on peut puiser dans l’argent de la Sécurité sociale, c’est en temps de guerre, en temps de récession, en temps de situation d’urgence. Je le pense. Je le pense.» (US Newswire, 6 septembre 2001)

De fait, la récession était déjà en marche. L’enquête de l’université du Michigan, publiée le 10 septembre, montrait une chute drastique de la consommation privée, sous les coups d’un endettement insoutenable des ménages et d’une montée du chômage, avec un éclatement de la bulle immobilière qui se profile. La chute de la Bourse tassait déjà les dépenses d’une couche de retraités.

De nombreuses grandes sociétés, spécialisées dans les hautes technologies, avaient déjà entrepris une réorientation vers les dépenses d’armement, plus «pauvres en emplois» d’ailleurs. Pour Lockheed Martin, Boeing, Raytheon… un Ben Laden quelconque – presque trop vrai pour ne pas interroger l’unanimité médiatique – représente un «commercial» inespéré pour défendre leurs contrats devant un Congrès et des commissions, aujourd’hui unanimement conquises.

La réponse à l’attaque du 11 septembre donne un profil particulier à la gestion d’une crise économique et financière qui pointait à l’horizon. Chaque récession est l’occasion d’un formatage de la politique impérialiste visant à remodeler rapports de force et champs d’influence.

Quand le centre doit redéfinir la circonférence

Cette trame de fond fixée, il est un peu plus aisé de chercher des points de repère pour démêler la situation présente. Nous sommes dans un contexte où se trouvent enchevêtrés, d’une part, les diverses «séquelles» de la guerre du Golfe, la politique coloniale de l’Etat sioniste à l’encontre du peuple palestinien, la situation instable de pays dévastés économiquement et militairement (Irak) et, d’autre part, le retour de flamme des choix politico-militaires opérés par les Etats-Unis, fin des années 70 et début des années 80, afin de contrecarrer les aventures meurtrières de la bureaucratie soviétique en Afghanistan. Tout cela dans une vaste région où les plans dessinés sur le papier ne se superposent que très difficilement, même sur la courte durée, à des forces centrifuges très grandes.

L’attentat meurtrier du 11 septembre est commis au cœur des Etats-Unis, à New York et à Washington. Cependant la localisation officielle de ses commanditaires se trouve sur les marges géographiques des intérêts stratégiques des Etats-Unis. Dans une région où les chamboulements des dernières décennies ont donné lieu à des systèmes d’alliances et à des manipulations dont tous les ricochets n’étaient certainement pas prévus par la Maison-Blanche, le Pentagone et leurs experts.

Tout cela ne va pas sans compliquer la mise au point de la riposte présente des cercles gouvernementaux américains. Ce d’autant plus que l’ensemble des politiques d’ajustement structurel, de recolonisation de la périphérie (privatisations, investissements prenant des formes de quasi extratérritorialité, etc), d’affaiblissement des structures étatiques relais multiplient des crises inattendues et mal maîtrisables. Ce qui suscite la crainte des investisseurs. La puissance américaine est dominante, comme rarement dans l’histoire, mais le désordre planétaire prend des dimensions inconnues.

• Dans la région du Golfe, les enjeux étaient et sont plus clairs: le contrôle des réserves stratégiques de pétrole «appartient» aux Etats-Unis. Leur alliance, sur le long terme, avec Israël se solidifie d’abord autour du «maintien libre de cet accès au sous-sol».

Entre 1980 et 1988, les Etats-Unis – avec l’aide financière du Koweït et de la France (vente d’armes) – ont entretenu la guerre de l’Irak du dictateur Saddam Hussein face à l’Iran de Khomeyni. Eviter une déstabilisation des émirats pétroliers – suite à la «révolution khomeyniste» – et saigner deux pays clés dans la région satisfaisaient la morale pétrolière des élites dirigeantes américaines. En 1990, lorsque Saddam Hussein accroît ses prétentions sur les réserves de pétrole à la frontière avec le Koweit, exige une réduction de sa dette envers les anciens financiers koweïtiens, puis envahit le Koweït, la riposte américaine – anglaise, française – sera d’une ampleur jamais connue (et financée largement par les Etats pétroliers). Du 15 janvier au 28 février 1991, Bagdad  et le reste de l’Irak seront bombardés. Dans le monde arabe, une photo fera la une: un missile sur lequel un soldat américain peint «Joyeux Ramadan». La «civilisation» triomphe.

Les infrastructures de l’Irak sont détruites. Saddam reste en place. Le 16 mars 1991, le New York Times écrit: «Le président Bush [père] a décidé de laisser Saddam Hussein écraser la révolte dans son pays sans une intervention militaire plutôt que de risquer de briser l’Irak [son unité géographique], selon les déclarations officielles et des comptes rendus privés.» Une équipe médicale de Harvard, en mai 1991, rapporte que 50’000 enfants de plus sont morts au cours des quatre premiers mois de 1991 par rapport à la même période de 1990. Depuis lors, diverses agences de l’ONU – entre autres l’OMS et l’Unicef – comptent les morts liées à l’embargo par centaines de milliers.

Un système de prélèvement financier sur les avoirs irakiens implique une mise sous tutelle des réserves pétrolières et des ressources qui y sont liées pour une période indéterminée. Ce pillage extrême laisse la clique dictatoriale en place. Les bombardements continuent, quasi quotidiennement.

A grands traits, voilà une démonstration flagrante aux yeux du «monde arabe»: pour les dominants des Etats-Unis (et leurs alliés), la vie et la mort des êtres humains ne pèsent pas du même poids «au centre» ou à la «périphérie».

• Outre la strangulation de l’essentiel de la population irakienne, l’après-guerre du Golfe débouchera sur des échecs en série – prévisibles – des négociations sur «la question palestinienne»: Madrid (1991), accords d’Oslo (1993), de Taba (Oslo II en 1995), de Wye Plantation River (1998), etc.

La seconde Intifada, dès septembre 2000, traduit la révolte et la détresse d’un peuple. Ce dernier, censé être débarrassé d’une occupation, est colonisé plus étroitement; il est jeté dans un paupérisme sans rivage; ses enfants jettent des pierres et sont tués… Les «assassinats préventifs» deviennent une politique pour Sharon.

Or, Israël et la Palestine se trouvent à l’articulation du «monde arabo-musulman» et des pays impérialistes. Cette guerre coloniale se réverbère à une échelle géographique très large. Elle absorbe et renvoie aussi bien les éclats des antagonismes internationaux que ceux des conflits internes à de nombreux pays.

• Ensuite, les troupes américaines, contrairement à tous les engagements pris par l’administration Bush avant la guerre du Golfe, resteront stationnées en Arabie saoudite, la terre où se trouvent «les lieux saints»: La Mecque et Médine. L’Arabie saoudite est le haut lieu du wahhabisme, un courant rigoureux de l’islam. Nous nous limiterons ici à mettre l’accent sur trois éléments qui ne peuvent être séparés.

Premièrement, le courant wahhabite sera mobilisé par les Etats-Unis pour riposter à Nasser et remplir un vide dès l’ouverture de la crise du nasserisme (1967), d’un nationalisme qui avait polarisé une grande partie du monde arabe. Son déclin s’accompagne des soubresauts d’une gauche stalinienne qui avait accepté toutes les compromissions, souvent malgré sa répression par les pouvoirs nationalistes.

Deuxièmement, dès fin des années 70 se développent – parallèlement à la révolution iranienne – des courants islamistes radicaux. Ils disposent d’une base, y compris en Arabie saoudite. En 1979, les forces policières françaises interviendront pour libérer La Mecque tombée aux mains de courants radicaux.

Troisièmement, la société d’Arabie saoudite fournit un humus aux courants islamistes radicaux qui pourront utiliser les infrastructures financées par le régime saoudien dans de nombreux pays; cela avec l’assentiment des Etats-Unis. Or, ces courants vont s’attaquer, en 1996, aux troupes américaines en visant les appartements occupés par les soldats dans les Khobar Towers.

• Dès le début des années 80, les Etats-Unis et l’Arabie saoudite vont appuyer les courants islamistes engagés dans la lutte contre l’occupation soviétique en Afghanistan. Ce sont des membres de ces courants qui vont se retourner contre les institutions et les forces militaires des Etats-Unis, qui, cette fois, «occupent les lieux saints».

L’opération en Afghanistan nécessitait la mobilisation de forces au Pakistan. Durant le règne du dictateur, le général Zia-ul-Haq (1977-1989), la CIA a entraîné les services secrets pakistanais: ISI (Inter-Services Intelligence). Auparavant, ces agents avaient suivi l’école anglaise! Le Pakistan était intégré à l’accord d’assistance militaire  «mutuelle» nommée CENTO (Central Treaty Organization). Il côtoyait  l’Iran, l’Irak et la Turquie. Après la «défection» de l’Irak, puis de l’Iran, le Pakistan – avec la Turquie – représentait une pièce importante du dispositif américain face à l’URSS. Certes, pour les dirigeants pakistanais, l’intérêt premier de cette alliance résidait dans l’appui qu’ils en retiraient  contre l’Inde.

Au cours du régime de Zia, les liens entre l’ISI et les forces islamiques fondamentalistes afghanes – prioritairement celles liées au parti de Gulbudin Hikmatya – se renforcèrent. Les services de l’ISI, dirigé par le général Akhtar Abdur Rahman, étaient au centre de ce dispositif. L’appui de l’ISI s’élargira, par la suite, aux talibans. Les talibans n’ont pu prendre et conserver leur pouvoir en Afghanistan que grâce au soutien de «militaires volontaires» du Pakistan.

Ces opérations étaient entre autre financées par l’Arabie saoudite et avaient le support des Etats-Unis. Mais elles ne se limitèrent pas à une dimension militaire. Sous la dictature de Zia, puis par la suite, une multitude d’écoles coraniques – madrasahs – fleurirent. De la sorte prenaient forme les forces militantes, idéologisées, dont les talibans sont une des expressions les plus visibles. Ben Laden, intégré de fait à ces grandes manœuvres, va recueillir dans les années 90 de petites fractions très radicales de forces islamistes en perte de vitesse au plan socio-politique dans de nombreux pays.

Actuellement, Bush et ses alliés présentent «leur guerre» comme une défense de la civilisation contre ce terrorisme islamiste surgi de nulle part. Ou mieux, surgi, «naturellement», de l’islam. Pour accepter sans sourciller ce discours, il faudrait faire sienne la formule du conseiller personnel en politique internationale de Tony Blair, Robert Cooper. Celui-ci écrivait: «Nous devons nous habituer à l’idée du double standard [double morale].» Autrement dit, le cynisme consiste à «punir» les crimes de l’ennemi du moment et à saluer (ouvertement ou en silence) les crimes de l’ami du moment. Voilà le secret de toute l’histoire diplomatique des impérialismes. (Revue A l’Encontre, N° 0, septembre 2001)

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Folie meurtrière et désordre impérial (II)

Durables grandes manœuvres

Dans le premier de cette série d’articles (à l’encontre N° 0, septembre 2001), nous avons indiqué combien les attentats meurtriers du 11 septembre se situaient en opposition complète avec les formes et les objectifs de lutte des masses exploitées du monde. Ils ne souffrent d’aucune justification.

L’administration Bush a exposé, sur l’instant, les «coupables»: un secteur de forces islamistes politiques organisées, entre autres, dans le réseau Al-Qaeda (La Base) d’Oussama Ben Laden.

Ce faisant, elle désignait des groupes que les cercles dirigeants américains ont courtisés et appuyés. Cette assistance, au-delà des manipulations tactiques, reposait sur une compréhension que ces courants, idéologiquement réactionnaires, n’offraient aucune solution alternative aux profondes crises multiformes que connaissaient les pays du monde «arabo-musulman», marasme aiguisé par le déchaînement de la mondialisation du capital.

Cependant, l’écho rencontré par ces attentats dans de larges secteurs de la population des pays de la périphérie – et pas seulement au Moyen-Orient ou dans les pays islamiques – renvoie à l’humiliation et à la détresse dans lesquelles ils se trouvent plongés; mais aussi à une réalité, ainsi qu’à son image largement diffusée, celle d’une terreur étatique entraînant la mort de milliers de civils en Irak, en Palestine, en Turquie ou en Colombie. Comment est-il possible d’ignorer que là résident des facteurs qui mobilisent une «haine», présentée hypocritement et fallacieusement comme le «résultat naturel» d’une «culture» ou d’une «religion»?

Une compréhension des grandes manœuvres engagées par les Etats-Unis depuis le 11 septembre doit partir des caractéristiques de l’impérialisme américain, bien documentées au plan historique. Les projets hégémonistes de cet impérialisme, avec leur volet militaire décisif, dressent la toile de fond de la situation au Moyen-Orient. Le budget de la défense adopté par l’administration républicaine de G.W. Bush anticipait, en quelque sorte, la démonstration actuelle de puissance armée meurtrière.

Face à l’«union nationale» mise à l’ordre du jour dans les pays impérialistes, il est nécessaire de faire ressortir une autre unité: celle qui doit se forger, internationalement, contre les injustices sociales et, dès lors, contre les projets impérialistes. Ces derniers conduisent, d’une part, à accentuer toutes les formes de recolonisation de la périphérie et, d’autre part, à accroître l’exploitation des salarié.e.s. à l’échelle mondiale.

Dans ce deuxième article, nous cherchons à mettre en lumière: 1° des évolutions perceptibles depuis la guerre du Golfe qui s’expriment plus distinctement aujourd’hui; 2° les fondements de la suprématie des Etats-Unis et les contradictions qui en découlent; 3° un des objectifs des opérations militaires actuelles: une présence américaine en Asie centrale, l’Afghanistan constituant une escale. (C.-A. Udry)

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 Mise en perspective, la guerre du Golfe (1990-1991) apparaît comme un moment charnière dans la mise en œuvre par les élites dominantes des Etats-Unis de leur actuelle politique impérialiste.

Guerre du Golfe: un nouvel envol

Certaines prémices des initiatives militaires, politiques et diplomatiques qui prennent forme aujourd’hui peuvent y être décelées.

Des Républiques indépendantes. Tout début 1991, les vaines tentatives de médiation de Evgueni Primakov – alors que l’opération «Tempête du désert» avait les traits d’une programmation inéluctable – attestaient déjà l’effacement de l’URSS comme «superpuissance». Son évanouissement allait modifier toute la configuration internationale d’une vaste région. Prennent fin les jeux d’alliances que développait l’URSS avec divers Etats du Moyen-Orient. Mais, surtout, sur les frontières de nombreux pays – de la Turquie à l’Iran – surgissent des «Républiques indépendantes», celles d’Asie centrale.

Elles vont constituer un enjeu à venir non négligeable. Ce chamboulement est d’importance, d’autant plus qu’il modifie des agencements territoriaux mis en place bien avant l’ère soviétique. Cette région constitue, actuellement, un des centres possibles du redéploiement américain.

Au même titre, une analyse de la guerre contre la Serbie (1999) ne pouvait faire l’économie d’une prise en compte des visées impériales sur les divers «corridors» (routes, fleuves, voies ferrées, pipelines…) en direction de l’Eurasie. Ces «corridors» et leurs tracés sont parfois l’objet d’oppositions d’intérêts entre puissances impérialistes, car ils restent toujours des «routes pour le capital» réellement existant [1].

• Chocs amortis. Que le pétrole ait été au centre de la guerre du Golfe, l’affaire est entendue. La perspective dans laquelle s’inscrit «cette guerre exceptionnelle, depuis la période initiée en 1945, menée pour des ressources économiques» mérite cependant un peu plus d’attention. Un des spécialistes israéliens de l’économie pétrolière, Paul Rivlin, écrit dans une étude datée d’octobre 2000: «L’Ouest a effectué un investissement énorme, politique, militaire et économique pour maintenir la stabilité de l’approvisionnement du pétrole en provenance du Moyen-Orient. Ce fait élémentaire est compris par tous ceux concernés par la politique ayant trait au pétrole dans la région et représente un changement de position par rapport à 1973. Les Etats-Unis disposent maintenant pratiquement d’une présence permanente dans le Golfe afin de dissuader l’Irak et l’Iran. Des chocs [guerres] comme celui qui s’est produit en 1991 (qui n’a conduit qu’à une hausse temporaire des prix du brut) sont nettement moins probables étant donné la présence américaine dans le Golfe.» (Paul Rivlin, World Oil and Ernergy Trends: Strategics Implications for the Middle East, Université de Tel-Aviv, octobre 2000, p. 84)

La présence militaire (et économique) des Etats-Unis doit réguler flux et prix du pétrole sur la durée. Mais, simultanément, elle participe à nourrir des forces politiques islamistes – diversifiées – et des contradictions politiques dans plus d’un pays, ce qui concourt à fragiliser (un peu) sa mainmise [2]. Dans ce sens, soumettre définitivement l’Irak permettrait à Washington, à la fois, d’avoir la haute main sur des réserves pétrolières cruciales et de ne plus susciter les réactions de colère provoquées par un embargo criminel. Rien d’étonnant donc que l’Irak soit mentionné parmi les objectifs possibles de «la guerre contre le terrorisme».

Depuis le début des années 1990, la politique américaine dite de sécurité va intégrer – cette fois sans aucun camouflage – des éléments qui se trouvent au centre des préoccupations des grands groupes financiers et industriels sous l’égide desquels s’opère la mondialisation du capital: accès sécurisé aux ressources primaires; maîtrise des réseaux de transport (énergie, marchandises…) et de communications; ouverture de tous les marchés; protection des investissements, etc. [3] On y reconnaît aussi les objectifs du FMI ou de l’OMC.

• Nouvelles guerres. Après la guerre du Golfe, le Département de la défense met l’accent sur des systèmes d’armement – capacités antimissiles de théâtre – qui permettent de mieux protéger les régions où se déploient les forces d’intervention alliées ou américaines contre de possibles ou supposées attaques de missiles. A cela s’ajoute la «sanctuarisation» des Etats-Unis, censée être assurée par le vaste programme de défense antimissile (NMD). La prééminence militaire américaine se renforce encore. Elle va de pair avec de fortes subventions pour la R & D allouées aux groupes industriels américains, particulièrement dans la haute technologie.

La neutralisation des «Etats voyous» remplace la «lutte contre le communisme» pour justifier ces projets d’armement. Assez vite, au cours des années 1990, derrière la liste (changeante) des «Etats voyous», se profilent, tout d’abord, la Chine, mais aussi la Russie, en tant qu’ennemis potentiels sur le moyen terme [4].

Le «nouvelle guerre contre le terrorisme» – associée aux «interventions humanitaires» – va ajouter une pièce originale aux dispositifs militaires et (géo)politiques.

• Assurer l’hégémonie. En 1990, une «Grande Coalition» était patronnée par le général Colin Powell afin de «libérer le Koweït»… et de «partager» les frais de la guerre. Cette formule rappelle celle invoquée aujourd’hui par le même Powell ou par Rumsfeld, secrétaire à la Défense. La facture risque aussi d’être «coalisé».

Or, le terme de circonstance «coalition» camoufle, en fait, une tendance forte. Elle s’est concrétisée depuis 1991: les Etats-Unis ont sans cesse joué la carte OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) pour maîtriser les oppositions d’intérêts pouvant exister entre eux et des puissances impérialistes européennes (France, Allemagne). En même temps, cette option ne réfrène pas Washington dans l’utilisation à sa convenance de l’OTAN, telle que la situation présente le démontre.

Au risque de forcer de trait, nous mettrons en relief six éléments à ce propos.

1° Dès 1991-1992, Washington fait connaître son opposition à une «politique de défense européenne» qui affirmerait son autonomie et qui entrerait en concordance avec des rivalités au plan économique. En 1992, Paul Wolfowitz, aujourd’hui proche de Bush fils, a été l’auteur d’un des documents les plus virulents à ce propos, en tant que sous-secrétaire à la Défense et donc bras droit de Dick Cheney, actuel vice-président (Guardian, 18 mars 1992). L’hégémonie militaire américaine est étroitement liée à la consolidation et à l’expansion des intérêts économiques [5].

2° Les initiatives de défense franco-allemandes, puis celles des principaux pays européens, au cours des ans, se sont clairement subordonnées au cadre stratégique défini par l’OTAN, dirigée par les Etats-Unis. Les déclarations de l’ex-secrétaire général de l’OTAN, le social-démocrate Javier Solana (Etat espagnol), sont là pour l’illustrer.

3° La suprématie militaire des Etats-Unis lors de la guerre contre la Serbie, de manière encore plus tranchée qu’à l’occasion de la guerre du Golfe, a éclairé les rapports de force en présence au sein de l’Alliance. L’emprise incontestée des Etats-Unis sur les systèmes d’armement est manifeste. Les forces armées européennes ont dû reconnaître, dans les faits, leur «soumission».

4° Dans le nouveau Concept stratégique de l’OTAN, adopté en avril 1999, une place de premier rang est donnée à l’interopérabilité des forces armées. Il s’agit, selon le langage officiel, de rendre plus fluides les missions des différents membres de l’Alliance au travers des GFIM (Groupes de forces interarmées multinationales). La concrétisation de cette «interopérabilité», dont les lignes de force ont été dessinées par les Etats-Unis, assure une primauté au complexe militaro-industriel américain. Cela réduit l’indépendance des programmes européens d’armement et tend, dans certains cas, à les intégrer à ceux des Etats-Unis. En outre, pour conquérir des marchés internationaux, des ententes transatlantiques prennent forme. C’est le cas, pour certains missiles, entre Boeing et MBDA (un groupe où se retrouvent l’européen EADS et l’anglais BAE Sytems). La conjoncture va stimuler ces accords (Wall Street Journal, 4 octobre 2001).

5° Les limites de la constitution, jusqu’en 2003, d’une force de déploiement rapide des principaux pays européens sont tracées par les diverses observations faites ci-dessus. En outre, malgré des contradictions interimpérialistes, un accord existe sur la substance: la défense des conditions cadre de la mondialisation du capital, avec sa dimension transatlantique. Une bonne illustration nous en est offerte par le Transatlantic Business Dialogue (TABD), créé en 1995 [6]. Il peut être défini comme un organisme de négociations et de décisions entre représentants privés et publics du capital concernant les intérêts américains et européens discutés dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ainsi, les mandataires des grandes firmes américaines (le président du TABD est James J. Schiro de PriceWaterhouseCoopers) et européennes (le vice-président européen est Michael Treschow d’Electrolux) dialoguent, par exemple, avec les représentants de la Commission européenne et du Secrétariat au commerce des Etats-Unis. Le commissaire français Lamy, social-démocrate, entretient d’excellentes relations avec son équivalent républicain Zoellick. Concertation ne signifie pas toujours entente. Toutefois, un tel organisme participe à définir les intérêts transatlantiques au sein de l’OMC.

Enfin, malgré des convergences au sein de l’Union européenne (UE), l’hétérogénéité est encore suffisante pour qu’un proche allié des Etats-Unis, comme la Grande-Bretagne, puisse neutraliser des initiatives autonomes qui déplairaient à Washington. Que le discours guerrier de Tony Blair à la Conférence du Labour Party, le 2 octobre, soit transmis en live sur la chaîne américaine économique CNBC en dit beaucoup, autant sur le Labour que sur les voies pénétrables du grand capital.

6° Certes, la concurrence entre firmes transnationales, qui possèdent leur enracinement dans divers pays impérialistes, existe et parfois s’accentue. La formation d’un grand groupe de défense et d’aéronautique comme EADS – constitué par des firmes française, allemande, italienne et espagnole – exige des débouchés fournis par les gouvernements européens et participe donc aux projets de défense européens. Mais le marché américain de l’armement représente un segment tout à fait important aussi bien pour EADS que pour BAE (britannique).

Concurrence et partenariat se croisent. Par exemple, les Etats-Unis, par le truchement de l’OTAN, imposent leurs armements aux nouveaux venus: Pologne, Hongrie, Tchéquie… De la sorte, ils contrecarrent une dynamique politique future liée à l’expansion des groupes économiques allemands en Europe de l’est. Lorsque, devant le Bundestag allemand, Vladimir W. Poutine insiste sur la fonction de «centre important et effectivement indépendant de l’Europe dans la politique mondiale», il met le doigt sur des oppositions d’intérêts face aux Etats-Unis qui sont bien compris par des fractions de la classe dominante allemande. Mais il faut replacer cela dans le cadre présent des rapports de force militaro-politiques d’ensemble.

Ainsi, l’OTAN sert, entre autres, de vecteur et de bras de levier économiques pour les grandes firmes des Etats-Unis dans leurs relations avec leurs compétiteurs et, souvent, partenaires. L’Alliance complète et renforce la place prééminente de Wall Street au sein de la finance mondiale.

Une suprématie sans égale… et ses périls

Après les attentats du 11 septembre, nous nous trouvons donc face à une situation historique particulière. Jamais au cours du XXe siècle, on n’a assisté à un déploiement mondial, multiforme – militaire, sécuritaire, diplomatique, économique, financier – placé sous la houlette d’une seule puissance impériale: les Etats-Unis, qui sont sans rivale.

En outre, l’opération «Liberté immuable» prend son essor dans un contexte marqué par une récession de plus en plus «globale» et un krach boursier rampant, sur lequel va encore agir l’annonce des baisses de profits des grandes sociétés. Ce contexte économique ne restera pas sans répercussion sur la gestion conjointe du militaire, du policier, de l’économique et du «social».

• Les déficits du souverain. La suprématie des Etats-Unis trouve son fondement au plan économique, ou plus exactement dans la place occupée par le capitalisme américain au sein d’un système capitaliste international fortement hiérarchisé. Ici, s’intriquent économie et (géo)politique.

Il ne s’agit pas de passer en revue les causes de la croissance au cours de la dernière décennie et du retournement du cycle de l’économie américaine [7].

Un point doit être souligné, car plus directement en rapport avec le déploiement mondial engagé par l’administration G.W. Bush. Business Week (8 octobre 2001) titre et sous-titre ainsi un article: «Les investisseurs étrangers se dirigent-ils vers la sortie? Ils n’ont pas fui les Etats-Unis, jusqu’à maintenant, mais cela pourrait changer.» On peut comprendre l’inquiétude, lorsque le déficit annuel de la balance extérieure courante atteint le record de 445 milliards de $ en 2000. Cela mesure la contribution du monde à une économie qui jouit des passe-droits du souverain, sous la forme de différents déficits – extérieur, des ménages, des firmes – qui s’enchaînent les uns les autres. Les auteurs de l’hebdomadaire concluent que les Etats-Unis continuent d’avoir un «avantage structurel». Si les flux de capitaux vers les Etats-Unis perdurent: «Cela serait une victoire sur le terrorisme.» En effet, les investissements nets en portefeuille, en provenance de l’extérieur des Etats-Unis, se sont multipliés par presque cinq entre 1993 et 2000. Alors que l’économie ralentissait, «les étrangers ont acheté pour 298 milliards de $ de titres jusqu’en juin. A la fin du premier semestre, ils détenaient 1117 milliards de $ d’obligations.»

Par «avantage structurel», il est fait référence à cette aptitude à ponctionner et recueillir des capitaux provenant du monde entier (des pays du centre et de la périphérie), capitaux issus de l’exploitation des salariés, des paysans et de recyclages financiers plus ou moins obscurs.

De plus, par son volume exceptionnel, le marché financier américain est incontournable. De fin 1995 à juin 2001, les actifs financiers détenus par des «étrangers» aux Etats-Unis ont passé de 3500 milliards à 7800 milliards (Business Week, 15 octobre 2001). Enfin, les crises dans la périphérie (Amérique latine et Asie) ou au Japon nourrissent l’afflux de capitaux de placement: «Le fait est que le marché américain affaissé reste encore plus sûr que beaucoup d’autres.» (Business Week, 8 octobre 2001)

Au cours de ses différentes étapes, l’opération dite de «guerre contre le terrorisme» prendra en compte la préoccupation de maintenir cet avantage comparatif des Etats-Unis par rapport aux autres puissances impérialistes. La tenue du dollar (par rapport aux autres devises) et l’étayage de ces flux vers les marchés américains seront une préoccupation permanente des cercles dirigeants; car ce flot de capitaux de placement a acquis une place déterminante dans la configuration de ce capitalisme dominant.

• Consensus pour banquiers. L’hégémonie des Etats-Unis – qui apparaît sans équivalent depuis le début du siècle – ne rime ni avec stabilité accrue dans les diverses régions du monde ni avec une sorte de maîtrise des processus économiques et sociaux. Au contraire.

Un ensemble de mesures structurant la contre-réforme néo-libérale a exacerbé des contradictions propres au système capitaliste international et provoqué des déséquilibres, des instabilités à l’échelle planétaire ainsi que des conflits armés.

Le «consensus de Washington» – selon la formule lancée en 1989 par l’économiste John Williamson – traduisait un accord entre les cercles dirigeants de Washington et, (physio)logiquement, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Cette collusion était organisée autour: de la libéralisation maximale des échanges et des investissements directs à l’étranger; d’une déréglementation des marchés financiers; d’une vague de privatisations sans frontière et, conjointement, de mesures de protection accrue de la propriété privée; d’une politique budgétaire très restrictive et de la suppression d’une série de subventions à des biens de première nécessité; de dévaluation des monnaies des pays de la périphérie pour «accroître leur compétitivité à l’exportation» et pouvoir payer la dette (ou, pour certains pays, d’arrimage de leur monnaie au dollar, afin de rassurer les investisseurs-créanciers).

The Economist, dans un supplément spécial consacré à «La mondialisation et ses critiques», titre: «Les anti-globalistes considèrent «le consensus de Washington»comme une conspiration pour enrichir les banquiers. Ils n’ont pas tout à fait tort» (29.9-5.10. 2001, Survey, p. 27). L’hebdomadaire de la place financière a, en grande partie, raison. Si ce n’est que les vues conspiratrices lui appartiennent plus qu’elles ne sont le propre des analystes-militants critiques de la mondialisation du capital.

Des cassures. Depuis quelques années, les effets, sur le moyen terme, des orientations du «consensus de Washington» et des formes d’expansion impérialistes provoquent des «troubles» qui inquiètent le grand Capital. En effet, ce dernier recherche aussi une relative stabilité afin d’assurer la rentabilisation (la valorisation) de ses investissements. En outre, les réponses aux crises multiformes provoquent des contrecoups inopinés.

Stephen Roach, l’économiste en chef de la grande banque Morgan Stanley, traduit cette inquiétude dans un article du Financial Times (28.09.2001). Après avoir noté que «[…] les puissances dirigeantes du monde semblent actuellement se rassembler d’une façon extraordinaire après l’attaque» du 11 septembre, il relève les inégalités croissantes entre les pays et les populations du centre et de la périphérie. Dans la foulée, il note que «ces nouvelles alliances peuvent échouer dans un domaine important. Elles peuvent enfoncer un coin encore plus grand entre le monde développé et le monde en développement. De telles cassures géopolitiques pourraient renforcer des différences économiques qui fermentent depuis longtemps et isoler de manière croissante le monde en développement.» Après avoir passé en revue des revers de l’internationalisation du capital au cours d’un siècle et demi, S. Roach conclut: «Les préconditions de ces reculs précédents – une disparité accrue des revenus et des tensions géopolitiques – semblent nous hanter aujourd’hui. Non seulement l’histoire nous enseigne qu’il n’y a rien d’intrinsèquement stable dans la globalisation, mais elle met aussi en lumière que cette dernière sème les éléments de sa propre perte. Malheureusement, cette fois, cela pourrait ne pas être différent.»

Il est moins question de valider cette analyse sur l’avenir de la «globalisation» que de rendre attentif aux préoccupations de véritables mandataires des dominants. Ces derniers réfléchissent aux conditions d’ensemble de valorisation du capital et donc de reproduction du système.

Certes, pour certains, à court terme, dans le contexte d’une véritable recolonisation économique de la périphérie, la mise en place de «protectorats» peut sembler une réponse. Au fond, c’est ce que proposent, aujourd’hui, les Etats-Unis pour l’Afghanistan. Cela est déjà le cas pour le Kosovo. L’historien propagandiste Paul Jonhson, dans le Wall Street Journal (4.10.2001), ne manque pas de proposer que, sous l’égide du Conseil de sécurité, soit remis en place le système des mandats de la Ligue des nations: «une forme respectable de colonialisme… qui a servi dans l’entre-deux guerres… en Syrie et en Irak». Il poursuit: «[avec le soutien qu’ont les Etats-Unis], il ne devrait pas être difficile d’imaginer une nouvelle forme de mandat de l’ONU qui place les Etats terroristes [lesquels? – réd.] sous une supervision responsable». Sous un certain angle, l’embargo à l’encontre de l’Irak (du peuple irakien) et les bombardements réguliers représentent une réalisation de cette «supervision responsable». Le prix humain en est connu; de même que le coût politique pour l’impérialisme au Moyen-Orient.

De manière plus substantielle, ce qui «hante» Stephen Roach et ses pairs sont les contradictions propres à la présente mondialisation du capital. Le constat est fait de la vulnérabilité croissante d’un ensemble d’économies présentées comme «émergentes»: Mexique, Sud-Est asiatique, Russie, Brésil et à nouveau Argentine, Brésil… Les crises-chocs n’ont cessé de se répéter; soit elles sont plus fortes, soit elles laissent des marques bien plus profondes que celles pronostiquées en 1999 (Asie du Sud-Est).

Une des manifestations (et non des causes) de ces crises réside dans le départ massif et rapide de capitaux. Dans son dossier intitulé «Un monde nouveau», Business Week (8.10.2001) écrit: «Beaucoup des traits les plus prometteurs de la mondialisation sont en train d’être mis en question. Pour les marchés émergents, la très large ouverture des marchés financiers promue au cours des années 1990 apparaît comme un danger permanent dans la mesure où – comme une fois de plus – les investisseurs retirent brutalement les fonds du Brésil, de Corée ou d’autres pays qui sont à des milliers de kilomètres de lower Manhattan.» Ces arrivées et départs de capitaux traduisent la domination impérialiste. Ils accentuent une crise économique qui, elle, fait obstacle à l’appropriation systématique de la richesse produite dans ces pays par les capitalistes du centre et leurs partenaires locaux.

Cependant, l’interrogation majeure au sein des cercles dirigeants impérialistes est la suivante: ces crises-chocs vont-elles rester circonscrites aux économies de la périphérie ou bien trouveront-elles une voie vers les économies du centre, vers les Etats-Unis en premier lieu? Alors, effectivement, une crise «globale» pourrait redessiner brutalement les traits de l’actuelle mondialisation.

Dans ce sens, la conjoncture économique, diplomatique, militaire actuelle représente un moment possible de redéfinition partielle de certaines options qui ont marqué les années 1990. Cela dépendra de très nombreux facteurs, parmi lesquels se trouvent, d’une part, l’éventail des capacités des salarié·e·s des pays impérialistes et des pays de la périphérie de développer une «résistance globale» et, d’autre part, la possibilité pour l’économie américaine de continuer à ponctionner des ressources de pays du centre et de la périphérie.

De l’Afghanistan à l’Asie centrale

Une fois dégagées les lignes de force de la réorganisation impériale américaine depuis la guerre du Golfe et de la suprématie des Etats-Unis – accompagnées des profondes contradictions produites par la conformation de la mondialisation – une question vient à l’esprit: le «réseau Al-Qaeda» et Oussama Ben Laden ainsi que ses supporters talibans d’Afghanistan représentent-ils la cible centrale de la campagne militaire des Etats-Unis?

• Kaboul, une escale? Certes, l’objectif proclamé est plus vaste: «le terrorisme international». Cette réalité reste difficile à circonscrire. Au sein de la vaste «coalition» mise en place, l’entente sur ce thème ne se fera pas aisément et ne durera en tout cas pas. Pour l’heure, l’administration Bush s’en sort: avec une déclaration sur le droit des Palestiniens à un Etat; avec un silence convenu sur les réseaux hyperintégristes enracinés en Arabie saoudite et qui contestent le clan au pouvoir, allié des Etats-Unis; et avec d’autres expédients diplomatiques, habituels pour une puissance accoutumée à exercer un droit d’ingérence qualifié – souvent à juste titre – de terrorisme d’Etat.

Avec unanimité, les porte-parole américains et britanniques annoncent que ce genre de «lutte anti-terroriste» sera long et complexe. Cela offre l’avantage de pouvoir travailler sur la concrétisation de plans qui avaient le statut de scénarios et, surtout, de préciser des desseins impériaux dans un contexte où Bush profite d’un appui peu imaginable précédemment.

Si l’objectif premier et prioritaire consiste à «déloger» Oussama Ben Laden et à écarter les talibans – tout en cooptant peut-être une fraction d’entre eux – du pouvoir à Kaboul, les efforts militaires et diplomatiques des Etats-Unis semblent quelque peu disproportionnés. Ou, alors, il s’agirait avant tout de faire une démonstration de force ayant une fonction politique interne – ce qui expliquerait son timing assez serré – en offrant quelques preuves imagées d’efficacité à «l’opinion internationale». Dans cette hypothèse, qui restreint le champ d’intervention à l’Afghanistan, les Etats-Unis bâtiraient une action de représailles, puis, certains buts déclarés atteints, se retireraient partiellement.

• Gaz et pétrole d’Asie centrale. Sans être contradictoire avec cette option, qualifiée d’immédiate, le champ des manœuvres de l’Etat-major américain pourrait être beaucoup plus ample. Examinons une première pièce de ce puzzle.

Comme indiqué plus haut, l’implosion de l’URSS a attribué aux Républiques d’Asie centrale (Ouzbékistan, Turkménistan, Tadjikistan, Kazakhstan, Kirghiztan) une position beaucoup plus en vue. Dans son ouvrage Le grand échiquier [8], Zbigniew Brzezinski soulignait, dans un chapitre entier, l’importance de ne pas laisser aux seules Russie et Chine le contrôle des ressources de pétrole et de gaz de la mer Caspienne et de l’Asie centrale. La littérature sur ce thème – avec sa dimension parfois de politique-fiction propre au genre – comporte certainement des milliers de pages.

Cependant, après le 11 septembre, dans divers articles consacrés à l’appui reçu, milieu des années 1990, par les talibans – de la part des Etats-Unis, du Pakistan et de l’Arabie saoudite – rappel est fait des projets du consortium pétrolier américain UNOCAL de construire un gazoduc et un oléoduc, partant du Turkménistan, traversant l’Afghanistan, pour déboucher sur l’océan Indien [9]. Le projet capota, entre autres à cause de la situation très précaire en Afghanistan.

Un des spécialistes reconnus des affaires pétrolières pour le Moyen-Orient, Fareed Mohamedi, dans un article du Middle East Report (juillet-septembre 1997), relevait déjà l’importance, à moyen terme, des ressources en pétrole et en gaz de cette région d’Asie centrale. Il indiquait que des familles saoudiennes participaient à des investissements dans les hydrocarbures au sein de certaines nouvelles Républiques indépendantes.

Paul Rivlin (voir plus haut), en octobre 2000, faisait la recommandation suivante: «Toute assistance qui peut être donnée aux pays dans la région [Asie centrale] afin de développer leurs économies et de trouver des voies de coopération où il y aurait des gains mutuels rendrait plus aisées la mise en place des pipelines et l’exportation du gaz et du pétrole.» (p. 85) Une société israélienne – Merhav Group – possède des intérêts importants au Turkménistan. Au cours des derniers mois, une lecture du sérieux hebdomadaire Oil & Gas Journal (OGJ) suffit à démontrer les intérêts – dans les diverses acceptions du terme – qui entourent les ressources en gaz (et en pétrole) de cette région. Le 13 août 2001, l’OGJ notait: «La Russie continue à dominer l’approvisionnement en gaz des marchés européens.» Le 10 septembre, la même publication écrit: «L’Asie centrale représente aujourd’hui une des plus importantes zones frontières dans le monde pour des recherches géologiques et des analyses, offrant des possibilités pour l’investissement dans les découvertes, le transport et le raffinage d’énormes quantités de ressources en pétrole et gaz… Ceux qui contrôlent les voies [du pétrole et du gaz] de sortie de l’Asie centrale auront une influence sur l’ensemble des destinations et des flux ainsi que sur la distribution des revenus des nouvelles productions.»

Dans cette «zone frontière», les enjeux recoupent donc aussi bien le contrôle des ressources et de leur transport que les relations stratégiques entre les Etats-Unis et la Russie, mais aussi la Chine, pour ne mentionner que les «acteurs» principaux. Patrick Cockburn, le 19 septembre, correspondant du quotidien anglais The Independent à Moscou, résume ainsi la situation: «La semaine passée, le ministre de la Défense, Sergueï Ivanov, a affirmé catégoriquement que même dans le cas de figure le plus hypothétique, la Russie ne voulait pas que les Etats-Unis utilisent les bases en Asie centrale pour sa campagne contre l’Afghanistan. Il s’avançait peut-être un peu trop. Abdoul Kamilov, le ministre des Affaires étrangères de l’Ouzbékistan, est apparu peu après en disant que son pays laisserait aux Etats-Unis l’utilisation de son territoire.» Cockburn poursuit: «Cela place Moscou devant un dilemme. Il pourrait offrir des corridors aériens aux Etats-Unis sans réduire son influence. Mais que se passerait-il si les Etats d’Asie centrale commençaient à passer des accords avec l’Amérique qui, dans les faits, évincent la Russie?… Pour la première fois depuis l’implosion de l’URSS, les positions des Etats de l’Asie centrale acquièrent une certaine importance. Moscou est quelque peu décontenancé par de tels intérêts internationaux dans son arrière-cour.»

Poutine a opté pour la collaboration avec les Etats-Unis. De la sorte, non seulement la Russie pourra poursuivre la guerre en Tchéchénie – avec la bénédiction ou le silence de tous – mais en étant sur le terrain (ou en coparticipant), sa tâche de surveillance de la situation en Asie centrale pourrait être facilitée. Ce choix était quelque peu contraint. En effet, les cliques au pouvoir dans divers Etats jouaient déjà la carte d’un rapprochement avec les Etats-Unis. Pour l’Ouzbékistan, cette option s’insère dans une politique d’ouverture aux investissements étrangers dans le pétrole qui s’est encore accentuée suite aux décrets d’avril 2000 [10]. Le président Islam Karimov peut, en outre, être assuré d’un appui à sa féroce répression des «islamistes».

• Une installation dans l’arrière-cour russe. Cette projection américaine vers l’Asie centrale avait été éclairée, sous l’angle d’une modification dans la chaîne de commandement des forces armées des Etats-Unis, par Michael T. Klare. En mai-juin 2001, dans la revue Foreign Affairs, ce spécialiste reconnu écrivait dans un article intitulé «La nouvelle géographie du conflit»: «En octobre 1999, dans une exceptionnelle modification de sa géographie militaire, le Département de la défense a déplacé le commandement suprême des forces américaines en Asie centrale de celui de la région Pacifique vers le commandement central. Cette décision n’a provoqué aucun titre de presse, ni d’autres signes d’intérêt aux Etats-Unis, mais elle représente toutefois un changement significatif dans l’orientation stratégique américaine. L’Asie centrale était auparavant considérée comme le sujet d’une préoccupation périphérique, une région limitrophe pour le commandement du Pacifique par rapport à ses principales régions de responsabilité: la Chine, le Japon et la péninsule coréenne.

Mais cette région qui s’étend des montagnes de l’Oural aux frontières ouest de la Chine a acquis maintenant une importance stratégique à cause des vastes réserves de pétrole et de gaz naturel qui se trouvent sous et tout autour de la mer Caspienne. Dans la mesure où le commandement central contrôle déjà les forces dans la région du Golfe persique, il en découle que son contrôle sur l’Asie centrale signifie que cette région va recevoir une attention soutenue de la part des personnes qui ont la tâche première de protéger le flux de pétrole vers les Etats-Unis et leurs alliés… Derrière ce changement stratégique, il y a une nouvelle importance donnée à la protection de l’acquisition de ressources vitales, spécialement le pétrole et le gaz naturel.»

L’ensemble de ces données laisse donc penser que – au-delà de l’engagement immédiat en Afghanistan – commence à se mettre en place un dispositif qui marque un changement important dans l’extension de la présence américaine dans cette zone stratégique. Des heurts futurs pourraient en découler, d’autant plus que les imprévus caractérisent le déroulement des guerres, surtout «nouvelles».

Le quotidien The Wall Street Journal a suivi l’affaire de près. Vladimir Socor vient d’enfoncer le clou: «Le Kremlin affirmait que l’Asie centrale – avec ses cinq Républiques anciennement dirigées par l’URSS et maintenant indépendantes – doit être traitée comme une sphère d’influence russe. L’Amérique et plusieurs de ces pays sont en désaccord avec cette déclaration de propriété sur une région stratégique vitale. Malgré des tentatives très dures, la Russie a été incapable d’empêcher l’Ouzbékistan et le Kazakhstan de rallier une coalition volontaire antiterroriste dirigée par les Etats-Unis. Et la Russie a échoué à faire basculer la position neutre du Turkménistan… Le déploiement [américain] devrait être le premier pas en direction de la construction d’un système de sécurité effectivement international pour la région, avec un engagement américain actif et à long terme.» (5-6 octobre 2001)

Voilà une façon d’arbitrer, demain, que la banque française BNP-Paribas n’imaginait pas encore cet été: «La construction de nouvelles voies d’acheminement des hydrocarbures vers les marchés internationaux est perturbée par le grand jeu des puissances mondiales ou régionales (Etats-Unis, Russie, Chine, Turquie), qui rend délicat l’arbitrage entre les logiques commerciales et géopolitiques.» (Conjoncture, juillet-août 2001)

L’Afghanistan est placé aujourd’hui au centre des grandes manœuvres militaires. Une fois de plus, le peuple afghan – victime depuis fort longtemps de conflits où des Etats régionaux et des puissances internationales n’ont jamais hésité à utiliser par procuration «des combattants de la liberté» – va payer un prix effrayant. Mais l’armada «antiterroriste», sur le moyen terme, va servir à bien d’autres buts dont l’intérêt est fort éloigné des rations alimentaires qui accompagnent les bombes. (Revue A l’Encontre, 5.10.2001)

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1. Voir sur ce point l’ouvrage du chroniqueur économique du quotidien italien Il Sole/24 Ore, Alberto Negri, La pace e la guerra, Il Sole, 1999.

2. Voir à ce propos Middle East Report, automne 2001, N° 220, «Shaky Foundations. The US in the Middle East».

3. Voir Claude Serfati, La mondialisation armée. Le déséquilibre de la terreur, Editions Textuel, 2001.

4. Voir Gilbert Achcar, La nouvelle guerre froide. Le monde après le Kosovo, PUF, Actuel Marx, 1999.

5. Voir David N. Gibbs, «Washington’s New Interventionism», in Monthly Review, septembre 2001.

6. Voir Pollack et Shaffer, Transatlantic Governance in the Global Economy, Rowman & Littlefield Publishers, 2001.

7. Voir François Chesnais, Gérard Duménil, Dominique Lévy, Immanuel Wallerstein, Une nouvelle phase du capitalisme, Editions Syllepse, 2001.

8. Zbigniew Brzezinski, The Grand Chessboard: American Primacy and its Geostrategic Imperatives, Basic Books, 1997.

9. Voir Institude for Afghan Studies, étude de Fahrad Adad, What Benefits would Piplines provide for Afghanistan. A Business Case Study, 28 juillet 2001 (sur le Net), et Libération, 17 septembre 2001.

10. Voir “Uzebkistan proposes attractive conditions for direct foreign investments oil and gas sector of economy”.

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