Mouvement pour le socialisme (MPS)
Depuis l’élection de Luiz Inacio «Lula» da Silva à la présidence du Brésil, de l’eau s’est déjà écoulée sous les arches prégouvernementales. Pour l’heure, il ne semble pas que l’impérialisme américain soit le principal ennemi du gouvernement en formation de Lula. Que la Maison-Blanche en fasse cas, c’est certain; Lula a d’ailleurs apprécié sa rencontre, le 10 décembre, avec Bush.
Mais, à l’heure actuelle, les forces impérialistes américaines, représentées par l’administration Bush, orientent prioritairement leur intervention politico-militaire, dans le continent sud-américain, en Colombie et au Venezuela.
Après avoir ouvertement soutenu le coup d’Etat (échoué) du 11 avril contre Hugo Chavez, la Maison-Blanche vient d’appuyer un prétendu «référendum» afin de «savoir si le peuple vénézuélien désire ou non la continuité du gouvernement Chavez».Les prétentions démocratiques d’un président américain, élu par la Cour suprême des Etats-Unis, n’apparaissent pas dans les médias helvétiques comme relevant d’une farce tropicale.
La manoeuvre du référendum fait partie du golpisme(coup d’Etat) rampant à l’úuvre au Venezuela. Un seul mot suffit à traduire la motivation immédiate de l’administration américaine: pétrole.
En même temps, le «Plan Colombie», frère jumeau militarisé de l’interventionnisme américain, se combine avec l’échéance de l’ALCA (Zone de libre-échange des Amériques) pour 2004.
Les objectifs de l’ALCA peuvent être déclinés de la sorte: 1° la domination directe ou indirecte du dollar et de Wall Street comme renforcement de l’hégémonie américaine; 2° l’internationalisation des processus productifs qui soumettent l’Amérique du Sud aux exigences exportatrices des multinationales impérialistes et de leurs partenaires juniors sud-américains (brésiliens et mexicains, en priorité); 3É l’utilisation de l’ALCA par les multinationales américaines dans la concurrence interimpérialiste, face aux impérialismes d’Europe et face à celui du Japon; 4É la consolidation de la reconquête coloniale de l’Amérique du Sud avec une emprise renforcée sur ses ressources en matières premières (non seulement le pétrole, mais les énergies dites alternatives liées à l’exploitation de la biomasse et des marées).
La somme… et le reste de F. H. C.
Il ne fait pas de doute que le contexte international dans lequel émerge le gouvernement de Lula – dirigeant ouvrier historique du Parti des travailleurs (PT) – est difficile et complexe. Le vote en faveur de Lula, qui s’est effectué en dehors d’une mobilisation sociale massive, traduit une volonté, plus ou moins définie, de changement. Il exprime donc un rejet de la politique néolibérale du social-démocrate Fernando Henrique Cardoso, le «prince des sociologues» et président du Brésil reçu, en 1994 et 1998, avec enthousiasme par le PS français de Jospin et l’éventail de ses conseillers économiques.
La politique de F. H. Cardoso, lors de ses deux mandats 1994-98, 1998-2002, a abouti à déstructurer le tissu productif lié au marché interne brésilien, à déplacer le centre de gravité encore plus vers les exportations, à privatiser de gros secteurs de l’économie liés à l’Etat, à accroître la paupérisation et les inégalités sociales, à ne pas déconcentrer le pouvoir de la propriété terrienne qui condamme à la faim et à la malnutrition une partie importante de la population brésilienne. C’est contre les effets de cette politique que se sont prononcés plus de 60 millions d’électrices et d’électeurs en votant Lula.
Des nominations qui en disent long
Depuis l’élection de Lula, il est déjà possible de mesurer combien l’appareil de la campagne électorale du PT est devenu le centre de gravité d’un PT éminemment gestionnaire, social-démocrate. C’est ce que reconnaissent avec sérénité: José Dirceu (l’apparatchik en chef), actuel directeur de cabinet de Lula; Antonio Palocci (le médecin de 43 ans qui s’est empressé de privatiser des services publics dans sa municipalité), futur ministre des Finances; José Genoino, le nouveau président du PT; ou encore Aloizio Mercandante, économiste très social-démocrate et responsable des relations internationales du PT.
José Dirceu fera tout pour, comme il vient de le déclarer, maintenir «le pacte d’unité du parti pour soutenir Lula». Traduisez: il fera tout pour neutraliser les initiatives de la gauche du PT. C’est ce qui se constate, déjà, par les réactions vives prises à l’encontre de la sénatrice Helena Heloisa (membre de Démocratie socialiste dans le PT). Cette dernière a déclaré à propos de la nomination de Meirelles à la Banque centrale du Brésil: «Personne n’est arrivé là où il est sans être au service du capital financier.»Helena Heloisa a été dénoncée par des dirigeants de la majorité du PT et a reçu, jusqu’à présent, peu d’appui de son propre courant, Démocratie socialiste, fortement intégré aux institutions de l’Etat de Rio Grande do Sul (le PT y a perdu les élections après quatre années de «gestion»), dont la capitale est Porto Alegre.
Si la mutation de la direction gouvernementale du PT est évidente, il y a un mouvement analogue de la part des élites politiques de la bourgeoisie brésilienne. Ces dernières ont opéré, dans le fil d’une tradition ancienne, un mouvement de cooptation et d’alliance intégratrice en direction des sommets du PT. C’est dans ce contexte qu’il faut saisir la décision de Lula de placer Henrique de Campos Meirelles à la tête de la Banque centrale du Brésil. Meirelles a été le président mondial de Bank of Boston de 1996 à août 2002. Puis, il a été élu, cet automne, député fédéral du PSDB (Parti social-démocrate brésilien) dans l’Etat de Goias. Meirelles a développé une campagne exemplaire du point de vue du «massacre de marketing», pour reprendre la formule ancienne du PT utilisée pour qualifier les campagnes contre Lula de la part de la droite. Le PSDB est le parti de F. H. Cardoso.
L’accueil par le grand capital de cette nomination, entre autres par le président de FEBRABAN, la Fédération brésilienne des banques, a été enthousiaste. Les deux représentants les plus en vue du capital nord-américain au Brésil, Pedro Malan, ministre de F. H. Cardoso, et l’actuel président de la Banque centrale, Arminio Fraga, ont applaudi des deux mains à la nomination de Meirelles. Des porte-parole du PT reconnaissent que A. Fraga a joué un rôle dans cette nomination.
Déjà se développe l’idée de former «un bloc social au centre» pour négocier la dette extérieure et intérieure avec les grandes banques et les institutions financières internationales, et donc les détenteurs brésiliens comme impérialistes de créances dollarisées sur le Brésil. Ce n’est pas nouveau. A la fin de la dictature, Tancredo Neves avait fait de même, avec le résultat que l’on connaît!
Les déclarations du futur ministre Antonio Palocci, selon lesquelles il s’agira de créer un bloc pour négocier les «intérêts brésiliens» (les intérêts de qui?) dans le cadre de l’ALCA, vont dans le même sens.
Or, la campagne référendaire contre l’ALCA (Consulta popular) avait mobilisé, avec l’appui du MST (Mouvement des travailleurs ruraux sans terre), d’une partie de la gauche du PT, de la Commission pastorale pour la terre, quelque 10 millions de citoyennes et citoyens. La direction du PT s’était, pour ne pas déranger ses plans électoraux, retirée de cette campagne.
Ce cumul de nominations ministérielles et à la Banque centrale et de prises de position a de quoi susciter des interrogations, pour le moins de la part de celles et ceux qui n’envisagent pas l’actualité d’un «Etat colbertien» (allusion à Colbert, 1619-1683, qui développa l’intervention d’Etat dans la manufacture sous Louis XIV), appuyé sur «un bloc centre gauche capital-travail», et cela dans un pays de la périphérie, au cours de cette phase historique actuelle de reconquête impérialiste et d’ajustement des bourgeoisies nationales aux contraintes de la mondialisation du capital.
Ce n’est donc point par réaction épidermique que César Benjamin, un des militants respectés de la gauche brésilienne, un des coordinateurs de la Consulta popular sur l’ALCA, a déclaré, lors du Forum social régional de Juiz de Fora (Etat de Minas Gerais), ce samedi 14 décembre: «Lula a opté pour le modèle exportateur, privilégiant 50 banquiers et 153 entrepreneurs qui contrôlent l’Etat brésilien, et cela au détriment des électeurs qui ont voté pour le changement de modèle économique.»César Benjamin se référait plus particulièrement, lorsqu’il parlait de Lula, «au noyau du gouvernement Lula».
Plan d’urgence pour les besoins populaires
Il ne s’agit pas de sous-estimer les nombreuses difficultés – à l’échelle nationale et internationale – que va rencontrer le gouvernement Lula. Mais, il est tout aussi important d’avoir à l’esprit une question clé: comment peuvent s’articuler des mesures gouvernementales répondant aux exigences immédiates de la population (entre autres le salaire minimum, l’alimentation, l’accès à la terre, le logement, la santé) avec un processus de renforcement des organisations sociales et populaires? Plus exactement, un processus susceptible de mobiliser l’énergie de la population, de la conscientiser sur les conflits d’intérêts qui traversent effectivement la société brésilienne et, plus largement, une Amérique du Sud en pleines turbulences économiques et qui est travaillée par des crises de direction politique bourgeoise.
Pour cela, il n’est pas inutile d’avoir à l’esprit – et c’est loin d’être le cas pour certains – que 55% des travailleurs et travailleuses brésiliens sont insérés dans un «marché du travail informel», sans disposer d’aucun droit et avec un revenu inférieur, souvent, au salaire mensuel minimum, d’environ 55 dollars.
Il en découle la nécessité de privilégier le marché intérieur, de favoriser une série de mesures qui élèvent le pouvoir d’achat, même de façon relativement restreinte. Cela implique, comme le proposent une série d’économistes effectivement de gauche: le lancement d’un plan national de logements (exigeant des importations minimales de biens minimales et créant des emplois); une réforme agraire ample et sans restriction (ce qui signifie une rupture avec l’agrobusiness); et le développement d’une production agricole pour le marché intérieur. Cela a relativement peu à voir avec le plan «Faim zéro» qui a le soutien de la Banque mondiale (BM), de la Banque interaméricaine de développement (BID), du Fonds monétaire international (FMI) et qui a pour but de réduire les tensions sociales et de permettre un changement qui pourrait avoir un fort goût de continuité.
Donner du sens à la solidarité
Un véritable laboratoire politique, pour toute l’Amérique du Sud, s’est ouvert au Brésil. L’avenir de la majorité de la population brésilienne va dépendre des initiatives, des mobilisations, de l’organisation qui se développeront afin d’obtenir l’application, à relativement court terme, de revendications clés ayant trait au salaire minimum, à la réforme agraire, au refus de l’ALCA.
Simultanément s’affirme l’urgence de la mise en place d’une stratégie socio-économique et politique à l’échelle du continent. Elle doit marquer une rupture avec le façonnage de l’Amérique du Sud pour l’ajuster aux intérêts impérialistes et aux groupes économiques nationaux partenaires juniors de ces derniers. Ce thème a surgi avec force lors du Forum social de Buenos Aires, de Montevideo et à l’occasion des Forums sociaux régionaux au Brésil.
De plus, à l’instar de l’initiative prise par des syndicalistes de Rio Grande do Sul, un mouvement de solidarité avec les masses paupérisées du Venezuela constituerait un facteur décisif d’internationalisation de la pratique et de la conscience politique en Amérique latine.
En Europe, et en Suisse, la solidarité concrète avec les peuples latino-américains, en particulier celui du Brésil, passera entre autres par la mise en lumière des nombreux mécanismes de pillage (prix de transfert, prix administrés, non-investissement, sortie de capitaux, droits intellectuels, patentes, etc.) des multinationales helvétiques. Ces dernières ont un rôle important dans le secteur agroalimentaire (Nestlé), chimique et biogénétique (Sygenta), pharmaceutique (Novartis, Roche, Ares Serono) ou dans celui des machines-outils et de transformation alimentaire (Bührer).
C’est à partir de cette compréhension de l’importance des luttes sociales dans le continent latino-américain que le MPS organisera une tournée conjointe, en Suisse – fin février-début mars -, de représentant·e·s du mouvement social et de la gauche radicale d’Argentine et du Brésil.
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