France. Vive Bercy! Servons la cause! Et servons-nous…

Une de L'Obs: «Élysée: ces trentenaires à qui Hollande confie les clefs du pays», 5 février 2015
Une de L’Obs: «Élysée: ces trentenaires à qui Hollande confie
les clefs du pays», 5 février 2015

Par Laurent Mauduit

Un nouveau collaborateur de François Hollande pantoufle dans une banque ; un proche d’Alain Juppé multiplie les allers-retours entre Bercy et le secteur privé dans des conditions accommodantes ; les nominations au sein de l’Inspection des finances sont mystérieusement suspendues : trois informations, qui font beaucoup de bruit au ministère des finances, ont pour point commun d’illustrer la déshérence de la haute fonction publique.

On sait depuis longue date que la « République exemplaire » promise par François Hollande s’est malheureusement transmutée en son exact contraire : la « République accommodante ». Une République qui semble avoir oublié sa devise historique, « Liberté, égalité, fraternité », et qui lui préfère désormais d’autres commandements, par exemple celui popularisé par Benjamin Constant, lors de son ralliement à l’Empire : « Servons la cause ! Et servons-nous… »

En faut-il des illustrations, il en existe à foison. Chaque semaine ou presque, l’actualité charrie des informations qui témoignent que l’éthique de la haute fonction publique est malmenée. C’est par exemple le cas au sein du très influent ministère des finances, où trois histoires défraient actuellement la chronique. Trois histoires qui, pour être très différentes les unes des autres, ont toutes un point commun : elles révèlent un laisser-aller éthique, qui choque les hauts fonctionnaires attachés à leur mission de service public et à la défense de l’intérêt général.

Voyons ces trois histoires, avant d’en percer les enseignements.

* La fulgurante carrière du protégé de François Hollande

C’était voici à peine plus d’un an : L’Obs, dans son édition du 5 février 2015, consacrait une de ces longues enquêtes hagiographiques dont il a le secret aux nouvelles recrues de François Hollande au sein de son cabinet élyséen. Alors que toutes les gazettes chroniquaient la débâcle de plus en plus spectaculaire de la galaxie socialiste, le magazine, lui, réussissait le tour de force de faire un reportage, hors du temps, beau comme sur du papier glacé, pour chanter les louanges dithyrambiques des nouveaux, jeunes et beaux collaborateurs élyséens du chef de l’État. C’était titré : «Élysée : ces trentenaires à qui Hollande confie les clefs du pays».

Et l’article dressait alors des portraits, tous très élogieux, des collaborateurs les plus récents cooptés au sein du cabinet du président de la République. Dans le lot, on découvrait un nouveau venu, un dénommé Jean-Jacques Barbéris, que L’Obs présentait de la manière suivante : « Dans l’équipe des “trenta”, on remarque un nouveau “jeunot”, un jeune homme à l’allure de trader de la City. Jean-Jacques Barbéris, conseiller pour le commerce extérieur de François Hollande, promotion Aristide Briand de l’ENA, comme Constance Rivière. Il a 34 ans et en paraît 18. Diplômé de Normale sup’, agrégé d’histoire, il est un des meilleurs spécialistes des marchés financiers de la place de Paris. Père communiste, mère soixante-huitarde professeur au lycée Henri-IV, à Paris. Spécialiste de la Restauration, grand lecteur de Gramsci, il est recruté par Emmanuel Macron en novembre 2013. »

L’hebdomadaire, qui s’est longtemps distingué pour être mitterrandolâtre avant de devenir hollandolâtre, a visiblement été tellement estomaqué par sa découverte qu’il a même fait sa couverture avec ce jeune homme, le présentant comme l’un des génies les plus prometteurs de la galaxie Hollande.

Recruté par Emmanuel Macron, adoubé par L’Obs, l’intéressé, comme on s’en doute, était nécessairement promis à un bel avenir. Voici peu de temps, il a donc pris du galon à l’Élysée et est devenu conseiller pour les affaires économiques et financières nationales et européennes. Un bien joli poste, pour un si jeune et brillant haut fonctionnaire.

Jean-Jacques Barbéris, de conseiller économique de l'Elysée à la société de gestion d'actifs Amundi
Jean-Jacques Barbéris, de conseiller économique de l’Elysée à la société de gestion d’actifs Amundi

Las ! L’élève a visiblement médité la leçon du maître. Découvrant que François Hollande n’avait décidément pas la finance pour adversaire – cela aussi était une promesse qui n’engageait que ceux qui y ont cru –, mais qu’au contraire la finance était son amie, Jean-Jacques Barbéris a discrètement décidé de prendre ses cliques et ses claques et d’en faire son métier. À peine promu, aussitôt parti ! C’est La Lettre A qui la première a révélé le pot aux roses, annonçant que le haut fonctionnaire avait secrètement décidé de quitter l’Élysée et qu’il était « attendu en mai chez Amundi, la société de gestion d’actifs issue du rapprochement de Crédit agricole Asset Management et de Société générale Asset Management », avec un salaire annuel évalué à « environ 400 000 euros ».

Allez vous étonner ensuite que François Hollande ait multiplié les cadeaux les plus extravagants aux milieux les plus réactionnaires du patronat ou cherche à dynamiter le code du travail : ses conseillers sont, en effet, tous du même acabit. La finance, c’est leur port d’attache. Ils en viennent ; ou alors ils savent qu’ils vont bientôt pouvoir y trouver refuge.

Car c’est tout le problème que pose le pantouflage de Jean-Jacques Barbéris. Est-il de ceux que la loi prohibe ? Nous avons voulu lui demander s’il avait saisi la commission de déontologie de la fonction publique et connaître, le cas échéant, l’avis que celle-ci aurait pu rendre ; mais il n’a pas souhaité répondre à nos questions. Le service de presse de l’Élysée nous a juste fait savoir que le haut fonctionnaire était trop débordé pour s’occuper de nos questions subalternes et qu’en tout état de cause, il ne confirmait pas son prochain départ – mais ne l’infirmait pas non plus. Face à notre insistance, le même service de presse nous a promis de nous recontacter pour nous préciser si la commission de déontologie avait été saisie, mais depuis, plus de nouvelles !

Dans tous les cas de figure, ce départ vient souligner que l’intérêt général n’a plus grand sens dans certains cénacles de la haute fonction publique. Car les pantouflages sont maintenant de plus en plus rapides. Une petite année ou deux dans un cabinet ministériel, parfois même seulement quelques mois : et il y a des hauts fonctionnaires qui n’hésitent plus désormais à s’en servir aussitôt comme tremplin pour faire carrière dans le privé, le plus souvent dans la finance, qui offre des rémunérations si somptueuses. On y lit moins Gramsci, mais c’est beaucoup plus rémunérateur…

C’est donc le choix fait par Jean-Jacques Barbéris, qui n’était pas même inspecteur des finances, mais seulement administrateur civil au ministère des finances. Son passage d’à peine quelques mois au service de François Hollande lui permet aujourd’hui de faire rapidement fortune.

Mais ce choix, bien d’autres l’ont fait avant lui, sous ce quinquennat de François Hollande. Il y a eu la très libérale Laurence Boone, qui venant de Bank America a atterri quelques mois à l’Élysée, avant de repartir chez Axa. Et il y en a eu beaucoup d’autres encore. On en retrouvera une sélection dans quelques-unes des enquêtes récentes de Mediapart :

  • Crise larvée à la direction du Trésor
  • L’indécent chassé-croisé entre Bank of America et le pouvoir socialiste
  • Quand les banquiers infiltrent les sommets de l’État
  • Taxe Tobin: les banques font leur marché chez les hauts fonctionnaires

Entendons-nous ! La pratique du pantouflage est légale, pour peu que les hauts fonctionnaires concernés ne passent pas sous trois ans dans une entreprise sur laquelle ils ont exercé l’autorité publique. Mais quand le pantouflage devient la règle, quand de plus en plus de hauts fonctionnaires ne restent en fonction dans un cabinet ministériel que quelques mois, juste pour s’en servir comme tremplin, les citoyens ne sont-ils pas en droit de penser que la déontologie de la fonction publique est malgré tout piétinée ? Et les hauts fonctionnaires qui restent dans le public, avec un sens élevé du service de l’État, que doivent-ils penser ? Sans doute ont-ils de bonnes raisons d’éprouver une très forte amertume. Le sens de l’intérêt général se perd et le mauvais exemple vient des sommets mêmes de l’État…

tumblr_inline_mhdwejKHgr1qduaqx* Le havre de paix du conseiller
d’Alain Juppé

Le ministère des finances est vraiment un lieu bien accueillant pour les hauts fonctionnaires. L’administrateur civil Jean-Jacques Barbéris est donc bien placé pour le savoir. Mais il n’est pas le seul : une autre figure connue de Bercy, mais d’un bord politique opposé, Pierre-Mathieu Duhamel, peut en dire tout autant.

Après avoir longtemps fait carrière dans cette maison, notamment en qualité de directeur du budget et directeur général des douanes, il est parti pantoufler dans le privé, mais sans jamais parvenir à rester durablement dans la moindre entreprise. Pendant un temps aux Caisses d’épargne, puis chez LVMH ou encore chez KPMG, il a finalement quitté cette entreprise en septembre 2013. Durant toutes ces années, il a aussi été pris dans les turbulences de quelques affaires qui ont éclaboussé le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Il a ainsi été épinglé par Mediapart. En novembre 2011, Fabrice Arfi et Karl Laske relevaient qu’en 2002, Ziad Takieddine invitait celui qui allait devenir directeur du budget, Pierre-Mathieu Duhamel, sur son yacht La Diva, immatriculé au Luxembourg. Et mes confrères relevaient que cette découverte relançait les interrogations sur l’absence d’investigations fiscales quant à la situation du marchand d’armes.

Or, depuis son départ de KPMG, en 2013, le même Pierre-Mathieu Duhamel est revenu trouver refuge au ministère des finances, dans des conditions accommodantes. En tant qu’administrateur civil, il n’a d’abord rien à faire : aucune mission ne lui est confiée. Et l’intéressé n’est d’ailleurs le plus souvent pas au ministère. Auprès de ses proches, il ne fait de toute façon pas mystère de ce à quoi il consacre le plus clair de son temps : préparer la candidature aux primaires de la droite de son champion, Alain Juppé. En privé, il ne cache pas même ses ambitions : il se verrait volontiers secrétaire général de l’Élysée, si d’aventure son candidat parvenait à y accéder. Ce qui est peut-être aller un peu vite en affaires, car Alain Juppé est encore bien loin d’avoir gagné la partie, et quand bien même y parviendrait-il, l’ancien premier ministre a confié à son entourage qu’il préférerait cantonner Pierre-Mathieu Duhamel aux seules questions budgétaires.

Quoi qu’il en soit, une bonne fée s’est tout de même occupée de Pierre-Mathieu Duhamel. Car même s’il ne s’est vraiment pas beaucoup investi dans la vie du ministère depuis son retour, il n’en a pas moins profité d’un décret, en date du 23 avril 2015 (il peut être consulté ici), le nommant inspecteur général des finances en service extraordinaire. Pour quelle raison ? Pour quel état de service ? Par quel appui ? Mystère ! Bercy est bonne fille…

Et depuis, Pierre-Mathieu Duhamel a-t-il enfin été chargé de conduire des missions ? Plusieurs inspecteurs généraux des finances ont assuré à Mediapart que leur collègue était toujours beaucoup plus intéressé par les destinées d’Alain Juppé et qu’on ne le voyait toujours guère à Bercy. Un porte-parole de l’Inspection nous a assuré que cela était faux. À preuve, deux missions ont été confiées au haut fonctionnaire. La première vise à étudier les conséquences d’une décision de la Cour de justice européenne sur les transmissions de données informatiques. Et la seconde mission a été demandée par le gouvernement (lire ici le communiqué) : elle consiste à étudier les moyens de revitaliser les commerces de centre-ville.

Mais à l’Inspection, on admet toutefois que la première mission n’a encore donné lieu à aucun écrit de Pierre-Mathieu Duhamel. Et il en va de même de la seconde, qui vient tout juste d’être lancée. En bref, Bercy est vraiment un havre de paix : sans trop de crainte d’être dérangé, le haut fonctionnaire peut y réfléchir à la destinée présidentielle d’Alain Juppé.

* La chasse gardée de la directrice de cabinet de Michel Sapin

Dans la gigantesque forteresse qu’est Bercy, les rumeurs circulent vite. Depuis quelque temps, les hauts fonctionnaires s’amusent aussi d’une question, qui a fait le tour de l’immense maison : mais pourquoi donc les nouvelles nominations qui devaient intervenir à l’Inspection générale des finances sont-elles gelées ?

À la direction de cette Inspection, qui est le corps le plus prestigieux du ministère, on nie qu’il y ait le moindre problème : on fait valoir qu’aucun calendrier n’est impératif, et qu’il n’y a donc pas anguille sous roche.

Claire Waysand, à ses côtés Jean-Marc Ayrault et Michel Sapin
Claire Waysand, à sa droite Jean-Marc Ayrault et Michel Sapin

La vérité est pourtant plus nuancée que cela. En fait, deux promotions au tour extérieur de l’Inspection des finances devaient intervenir en octobre dernier (on peut consulter ici la procédure d’admission). Et, pour des raisons de procédure, ce n’est que postérieurement à ces deux nominations que quatre autres, au tour intérieur si l’on peut dire (c’est-à-dire de jeunes sortant de l’ENA), pouvaient intervenir. Or, pour une raison que nul ne s’explique, les deux nominations au tour extérieur ne sont pas intervenues en octobre, ce qui a bloqué mécaniquement les quatre autres nominations.

Alors à qui profite le crime ? Aussitôt, tous les regards des hauts fonctionnaires de Bercy ont convergé vers Claire Waysand, la directrice de cabinet de Michel Sapin. Car même si elle est bardée de diplômes (Polytechnique, Ensae…), elle n’est pas passée par l’ENA, et si elle souhaitait un jour entrer à l’Inspection des finances, elle devrait précisément passer par le tour extérieur. La question est soulevée par d’autant plus de hauts fonctionnaires que jusqu’à présent, une pratique républicaine avait toujours été respectée : des inspecteurs généraux des finances issus de la gauche ont été nommés par décret en conseil des ministres par des présidents de droite, et inversement sous des présidences de gauche.

Mediapart a donc aussi interrogé le cabinet de Michel Sapin pour savoir si cet imbroglio avait pour explication le fait que Claire Waysand se gardait une place au chaud à l’Inspection, en des temps où l’avenir politique pour les socialistes est pour le moins sombre. Réponse laconique du cabinet du ministre : no comment !

* La morale de ces trois histoires

Elle n’est guère difficile à établir : l’éthique bat de l’aile au ministère des finances. Et c’est d’autant plus préoccupant qu’au même moment, le gouvernement prend des poses vertueuses, avec un projet de loi à l’examen devant le Parlement qui entend renforcer la déontologie de la fonction publique.

Mais sans doute y a-t-il une morale plus importante que cela, qui tient au fonctionnement très oligarchique de la haute administration française, fonctionnement qui est consolidé par l’existence même d’une école, l’ENA, réservée à cette caste.

Et l’on aurait tort de penser que la gauche a été piégée par ce système oligarchique. C’est en réalité tout l’inverse : elle en est responsable. C’est effectivement le gouvernement de Front populaire, en la personne de son ministre de l’éducation nationale Jean Zay (1904-1944), qui a la malencontreuse idée d’exhumer un très vieux projet, déjà caressé en 1848, de créer une filière unique de formation des hauts fonctionnaires, en créant une école d’administration – projet qui finalement bute à l’époque sur l’hostilité du Sénat et qui aboutira seulement en 1945. Mais en tout cas, le constat est celui-là : c’est effectivement la gauche qui, dès cette époque, porte l’idée funeste de retirer à l’université, dans le pluralisme de ses approches, la mission de former les élites de la République et de créer cette fameuse École nationale d’administration, qui jouera ultérieurement, et singulièrement à partir des années 1980 et 1990, un rôle si détestable dans la propagation de la pensée unique néolibérale et l’étouffement de la démocratie au profit de ce système oligarchique.

Ce rôle funeste, c’est le célèbre historien Marc Bloch (1886-1944) qui l’explique le mieux, dans son célèbre essai sur L’Étrange Défaite : « Quelle que soit la nature du gouvernement, le pays souffre si les instruments du pouvoir sont hostiles à l’esprit même des institutions publiques. À une monarchie, il faut un personnel monarchiste. Une démocratie tombe en faiblesse, pour le plus grand mal des intérêts communs, si ses hauts fonctionnaires, formés à la mépriser et, par nécessité de fortune, issus des classes mêmes dont elle a prétendu abolir l’empire, ne la servent qu’à contrecœur. » (Article publié sur le site Mediapart, en date du 27 mars 2016)

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