France. Marseille: «Trouver à manger, c’est un boulot à temps plein»

Par Gilles Rof

Une banane, un croissant et une boisson chaude. Pour cette précieuse pitance, la file d’attente s’est formée tôt ce mardi matin, en plein cœur de Marseille. A 7 h 15, ils sont déjà une bonne trentaine à patienter sagement, par petits groupes d’habitués qui discutent entre eux. Beaucoup d’hommes, quelques femmes, qui piétinent sur le trottoir pour combattre le froid glacial de ce début décembre. Tous attendent «le camion». Un utilitaire aux faux airs de camion pizza repeint de vert pâle, qui, quatre jours par semaine, cinquante-deux semaines par an, se gare square Stalingrad (1er arr.), à côté de la Canebière, pour distribuer un petit-déjeuner gratuit à tous ceux qui se présentent.

«Emmaüs a lancé cette opération en  2014, à la fois pour dénoncer l’arrêté antimendicité pris par la mairie de Marseille et pour célébrer les 60 ans de l’appel à la solidarité de l’abbé Pierre», rappelle Claude Escoffier, le président de la communauté de la Pointe-Rouge, l’une des deux que compte Marseille.

Le «camion du petit-déjeuner» ne devait durer qu’un hiver. «Mais la situation nous a poussés à le pérenniser, déplore ce retraité de 72 ans. Un tiers des personnes que nous servons ici sont des sans-domicile-fixe – SDF – et il y a aussi des migrants. Mais la majorité reste des habitants du quartier. Ils ont des papiers et, pour certains, travaillent, mais tous vivent dans un état de pauvreté extrême.»

Taux de pauvreté record

Un ressenti brutalement confirmé par les chiffres publiés par l’Insee en 2017. Selon l’institut, plus de 200’000 Marseillais (25,8  % de la population) vivent sous le seuil de pauvreté. Dans le 3e arrondissement, qui jouxte l’hypercentre, le taux culmine à 51,3  %. De plus, les associations caritatives marseillaises estiment à 12 500 le nombre de SDF dans la ville.

Blouson de cuir, casquette sur laquelle reposent ses lunettes, Rolland s’entretient avec soin. Ce retraité de 67 ans habite un appartement sur la Canebière et, comme il le fait régulièrement depuis quelques mois, il prend son tour devant le camion. «Avec 1000 euros de revenus et 500 de loyer, il me reste 500 euros pour vivre. Alors, 20  euros de petit-déjeuner économisés, cela a son importance sur le mois», explique-t-il.

A l’origine, le camion Emmaüs servait une cinquantaine de personnes. Aujourd’hui, elles sont plus de cent. Entre 7 h 30 et 8 h 30, le flux est continu. «Et il vaut mieux arriver tôt, conseille César, le compagnon qui gère l’initiative. Certains jours, dix minutes avant la fin, il n’y a plus rien.» Ce mardi, les 130 croissants sont tous partis. Avec le café ou le chocolat, Karine et Thierry, les bénévoles qui aident à la distribution, n’ont que des bananes à offrir aux derniers demandeurs.

Jean-Yves, 51 ans, est arrivé à temps. Venu de la Joliette (2e), une demi-heure de marche dans la fin de nuit, il dit travailler en intérim dans la restauration. «Vingt-cinq  heures par mois, ce n’est pas suffisant. J’arrive à gérer, mais des fois, c’est plus que raide», reconnaît-il. Quand il travaille, Jean-Yves mange sur son lieu d’activité. Quand il ne travaille pas, il  se «débrouille», vient au petit-déjeuner d’Emmaüs et fréquente d’autres lieux, épiceries ou cantines solidaires, dont on s’échange les adresses dans la file d’attente.

Bernard, ancien kiosquier à la retraite, connaît bien ce parcours associatif, «qui lui permet de tenir». Il habite le 3e arrondissement au taux de précarité record. Ce matin, il est venu avec ses deux petits chiens, Youpi et Loulou. «Ça leur fait une promenade», sourit-il en montrant les deux animaux frigorifiés, qui tremblent sous l’une des tables pliantes que César dispose tous les matins autour du camion. «Mon loyer payé, il me reste 200 euros, calcule-t-il. L’argent, je le garde pour manger le soir. Si j’achète de la nourriture pour deux repas par jour, le 17 du mois, je n’ai plus rien.»

 «Une aide vraiment vitale»

Assis à la même table, Fred, chapeau noir et Perfecto, raconte une autre histoire de faim. «Trouver à manger, c’est un boulot à temps plein», souffle sans pathos ce grand gaillard de 49 ans qui dort dans la rue depuis quelques semaines. Le lundi, quand Emmaüs fait relâche, Fred attend le camion-douche municipal, qui donne aussi du café. «C’est bien, quelque chose de chaud le matin», poursuit-il en roulant une cigarette. Vers 11 heures, il y a la soupe que distribue le camion Emmaüs – «43 bols» précise César – ou, à midi, un restaurant solidaire associatif sur le cours Julien (6e). «Mais il faut être inscrit», ajoute-t-il.

Le soleil s’est levé et réchauffe à peine les élèves qui se pressent désormais vers leurs établissements. En route pour son collège, Amid, jeune Albanaise, s’arrête avec sa mère Sarah, devant le camion Emmaüs. Elle attrape un chocolat au lait avant de partir en cours. «Des lycéens, des étudiants, nous en avons tous les jours», confie Claude Escoffier.

Quelques heures plus tard, Sarah, la maman albanaise, a pris son tour dans la salle d’attente des Restos du cœur de la Belle-de-Mai (3e). A Marseille, l’association est l’un des autres grands acteurs de la solidarité. Cet hiver, elle distribuera de quoi assurer 1,2 million de repas. A la Belle-de-Mai, le plus vaste de ses treize sites accueille 760 familles des 1er, 2e et 3e arrondissements. «Et nous en avons 200 en liste d’attente», s’inquiète Robert Bompard, un des responsables de l’antenne. «Pour l’essentiel des bénéficiaires, notre aide allège le budget, poursuit le bénévole, mais, pour 10  % d’entre eux, elle est vraiment vitale.»

Hizia, lycéenne en 1re management et gestion, 17 ans, vit avec sa mère et son frère en centre-ville. Elle est venue récupérer le colis familial. «Ça ne suffit pas, concède-t-elle. Il y a des jours où on ne mange pas le soir… On mange le lendemain.»

L’association assure qu’elle pourrait faire plus, mais qu’elle a besoin de locaux. «Nous sommes obligés d’en louer, car la municipalité ne nous en met pas  à disposition: c’est une situation très particulière à Marseille», déplore Bernard Nos, un de ses responsables locaux.

«Pauvreté et faim s’aggravent dans notre ville et le pouvoir politique ne s’en soucie pas. Pour lui, les pauvres n’ont pas leur place ici», s’indigne de son côté Annie Gontier, 69 ans, présidente du Comité catholique contre la faim de Marseille. «Nous rendons un service public et pourtant l’attitude des autorités ici, c’est au mieux l’indifférence», regrette, en écho, Claude Escoffier. Depuis septembre, le camion Emmaüs s’installe sur la voie publique sans autorisation. (Publié dans Le Monde daté du 15 décembre 2017)

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