Par Jérôme Canard et Réd. A l’Encontre
Il est intéressant d’écouter, lors des informations de France culture, le 29 octobre 2014, à 12 h 30, le fort à droite Pierre Lellouche. Cet actuel député UMP de la 1re circonscription de Paris – ancien secrétaire d’Etat chargé des affaires européenne de Nicolas Sarkozy, puis chargé du Commerce extérieur sous le même président, tout en ayant été Président de l’assemblée parlementaire de l’OTAN entre 2004 et 2006 – a déclaré, à propos de l’article du Canard enchaîné sur Thierry Lepaon: «Comme le pays va mal, que nous sommes en train de vivre une déprime collective, qui est très sensible partout où l’on va dans le pays, la chasse aux élites commence. Il y a les politiques, maintenant les syndicalistes, demain les journalistes, etc. Je ne suis pas sûr que cela contribue à la sérénité dans le pays. Même si on peut s’interroger si le patron de la CGT (Confédération générale du travail) doit vivre en grand bourgeois. A la limite c’est son problème. Moi, ce qui m’importe plus dans le dialogue social français, c’est que notre pays est malheureusement sous-syndicalisé, que le niveau de syndicalisation dans le secteur privé ce n’est même pas 5 à 7%. Et que l’essentiel des gens syndicalisés sont dans la fonction publique, et encore c’est très peu entre 20 ou 25%. Si nous (sic) avions de vrais syndicats qui représentent vraiment l’ensemble des travailleurs, on aurait un dialogue social qui serait quand même beaucoup plus simple et des mesures économiques qui seraient adoptées par les partenaires sociaux, plutôt que cette surenchère aux normes qui sont de plus en plus écrasantes et qui empêchent tout le monde de fonctionner, avec une surprotection de ceux qui ont déjà un travail et rien pour tous les autres qui attendent d’entrer sur le marché du travail».
Cet ancien élève de Raymond Aron ne nous confie pas si la non-protection contre les licenciements des CDI (Contrat à durée indéfinie) diminuerait la précarité de ceux qui trouvent des stages et peut-être des CDD (Contrat à durée déterminée).
Plus piquante est sa défense, de facto, de T. Lepaon qui renvoie à la célèbre formule de Raymond Soubie, le conseiller en «dialogue social» de Sarkozy en septembre 2010, lors des mobilisations montantes et d’ampleur croissantes opposées à la contre-réforme du régime des retraites: «Il faut sauver le soldat Thibault». Thibault, issue de la grève des cheminots de 1995, risquait d’être débordé. Lelouche pose la question classique d’un secteur des classes dominantes: il faut des appareils syndicaux qui puissent encadrer les salarié·e·s et qui ont la capacité d’endiguer une explosion. Cela pour stabiliser un modèle néo-corporatiste impliquant Etat-Institutions patronales (centrales et de branches, y compris par entreprises) et appareil synbdicaux. En ce sens, l’article du Canard Enchaîné sous la forme d’une «anecdote» – sortie du sein de la CGT avant un congrès qui doit élire un nouveau secrétaire général dans une ambiance de bataille intrabureaucratique – fait sens sur la place de ces appareils, et de celui de la CGT plus singulièrement. (Rédaction A l’Encontre)
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C’est une résidence de standing, à deux pas du château de Vincennes. Les grandes baies vitrées derrière des balcons donnent sur le bois, et il suffit de traverser le hall pour y faire son jogging. Un charmant et discret havre de paix qui vient de se transformer en machine de guerre contre Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT.
L’élection de cet ancien technicien d’entretien chez Moulinex à la tête de la confédération, en mars 2013, a été à l’origine d’un casse-tête: pour la première fois, un secrétaire général de la CGT n’était pas parisien. Il fallait donc lui trouver un logement de fonction, mais Lepaon avait ses exigences. Un jaloux de la CGT les résume: «Dans le Calvados, il habitait une maison au milieu de la verdure. Quand il nous a dit qu’il voulait un logement de fonction identique, on a tous rigolé en imaginant qu’il allait se retrouver dans une banlieue très lointaine.»
Devis à gros débit
Chargé de trouver un gîte verdoyant à son nouveau patron, le trésorier de la CGT, Eric Lafont, avoue: «On n’a pas osé le loger à Aubervilliers ou à Clichy.» Et il s’en mord les doigts. Depuis quelques jours, en effet, un document terrible circule sous le manteau au siège du syndicat. Il s’agit d’un devis «estimatif», daté du 28 avril 2013, des travaux à effectuer dans le futur logis de Lepaon. Ce document ne confirme pas seulement que le grand chef syndical a craqué pour les beaux quartiers. Il montre, en plus, qu’il a fait payer aux militants une rénovation haut de gamme. Le devis pour cet appartement de 120 m2 atteint 150’000 euros. Soit les cotisations annuelles de 750 adhérents.
«Tout était à refaire», affirme le trésorier: la plomberie, l’électricité, le sol, dont la moquette a été remplacée par du parquet flottant, les peintures. Une salle de bains et une cuisine flambant neuves ont été installées pour le nouveau locataire. Sur le devis, quelques douceurs sont prévues, comme un home cinéma, une chaîne hi-fi, une cave à vins ou la télé dans chaque chambre. Et l’équipement complet en électroménager, du lave-vaisselle à la machine à café, en passant par la batterie de cuisine.
Lepaon ne fait pas son ciné
A en croire le grand argentier de la CGT, l’addition finale des travaux est restée dans la sage limite de 130’000 euros, soit une économie de 20’000 euros par rapport au devis initial. Au passage, Lepaon aurait finalement fait une croix sur son home cinéma ainsi que sur sa cave à vins. Dommage, car il sera impossible de trinquer avec les camarades qui s’invitent la nuit: pas le moindre épicier arabe à des centaines de mètres à la ronde pour aller faire le plein!
Lafont n’en démord pas: la CGT n’a pas fait une mauvaise affaire. Selon lui, le loyer mensuel pris en charge par le syndicat demeure raisonnable, soit «autour de 2000 euros par mois», ce qui est donné pour 120 m2.
Reste à convaincre la base que le gourbi de Lepaon correspond aux normes de l’ascétisme prolétarien. Ce n’est pas gagné. Car ses opposants au sein de la CGT ont bien l’intention de passer à l’offensive. C’est le secrétaire général lui-même qui a mis le feu aux poudres, début octobre, lors d’un bureau confédéral. Alors qu’on ne lui demandait rien, il a laissé entendre qu’il solliciterait un deuxième mandat en 2016.
Peu de temps après, ce document assassin, auquel seul le tout premier cercle avait accès, a commencé à circuler. Deux ans avant le congrès, l’atmosphère est déjà ambiante…
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La tentation des beaux quartiers
Lepaon est le quatrième dirigeant du bureau confédéral de la CGT (qui compte dix membres) à avoir choisi d’habiter le long du bois de Vincennes.
Cette ruée vers une banlieue où il fait bon vivre rompt avec un passé où la frugalité des dirigeants devait servir d’exemple. Henri Krasucki vivait dans un très modeste appartement HLM du XXe arrondissement; son successeur, Louis Viannet, occupait un logement à Villejuif. Des logis réservés dans la cité HLM République, voisine du siège de la CGT, à Montreuil, accueillaient nombre d’élus de la confédération venus de province ainsi que des grands patrons de fédération.
La classe ouvrière peut être fière de la réussite sociale de ses élites. (Publié dans l’édition du 29 octobre 2014 de l’hebdomadaire Le canard enchaîné)
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