Par Rachida El Azzouzi, Mathilde Goanec et Dan Israel
Jean-Louis Betoux pensait que sa section syndicale CGT serait épargnée dans sa ville «black-beur-blanc», une banlieue populaire, un bastion de gauche où le Front national pèse peu, n’investit pas de candidats aux élections locales: Évry, dans l’Essonne, en région parisienne. Il pensait que les idées du FN ne franchiraient pas les murs de la bourse du travail. La réalité l’a rattrapé. «Il y a les camarades qui ne disent pas ouvertement qu’ils votent FN mais qui te parlent dès qu’ils le peuvent d’immigration et d’assistés. Tous les jours, si tu prêtes l’oreille, tu en entends un maudire les immigrés “qui viennent bouffer les aides sociales, profiter des logements sociaux, de l’assurance-chômage pendant que nous, on bosse et on a droit à rien”.»
Ceux-là, le syndicaliste «en trouve dans tous les milieux, public, privé, ouvriers, employés, fonctionnaires». Et il se les «cogne»: «En deux, trois arguments, je les retourne, mais cela ne veut pas dire pour autant que dans l’isoloir, ils ne mettront pas un bulletin Marine Le Pen.» Parfois, c’est impossible: «Dans les réunions de section et dans les boîtes, c’est tabou de parler du FN. On a du mal à amener le sujet dans les débats. Si on en parle, ça vire rapidement à l’engueulade.»
Et puis, «il y a les claques que l’on ne voit pas venir». La dernière, c’était en mai dernier, le jour du muguet, de la fête du travail. Son portable vibre. «On m’envoyait la photo d’un de nos militants CGT que je connais bien, un bon militant, qui avait mené une belle lutte dans une boîte de logistique contre des licenciements. On le voyait assurer la sécurité de l’équipe de Marine Le Pen dans la manif du 1er Mai à Paris!» Jean-Louis Betoux est tombé de sa chaise: «On n’a rien vu.» Sa section n’a pas eu à exclure le militant: «Il est parti de lui-même.»
A l’heure où l’extrême droite est aux portes du pouvoir, où le parti de Marine Le Pen fait son meilleur score chez les ouvriers et les salarié·e·s, partout en France, des syndicalistes s’alarment de constater combien les idées du FN infusent auprès de leurs militants et sympathisants. Le sujet n’est pas nouveau.
Voilà des années que, d’élections en élections, le Front national engrange des points, des voix et des candidats dans le monde du travail et dans les rangs syndicaux. Les cas des militants, médiatisés ou pas, exclus de leurs syndicats pour avoir rejoint le FN sont légion, à l’image de Fabien Engelmann, ouvrier cégétiste déçu des partis de gauche, passé par Lutte ouvrière, le Nouveau parti anticapitaliste (NPA), pour finir en 2014 maire FN d’Hayange. Hayange, la ville des hauts-fourneaux d’ArcelorMittal, en Moselle, près de Florange, qui ont fermé en avril 2013, après deux ans de lutte syndicale. Mais parler du FN reste très délicat quand ce n’est pas tabou, y compris dans les syndicats qui se sont emparés de la problématique et qui montent au front, en organisant en interne débats et formations pour «faire barrage».
«On note bien une progression dans le monde syndical, mais assez comparable à celle caractérisant la moyenne des Français. Ainsi, lorsque le FN gagne des voix, ces gains se retrouvent aussi parmi les sympathisants de syndicats et, probablement, les syndicalistes», expliquait dans un entretien le professeur en sciences politiques Dominique Andolfatto, coauteur du chapitre sur le Front national et les syndicats du livre collectif Les faux-semblants du Front National, publié en 2015 aux Presses de Sciences-Po. Le chercheur relève également «que les sympathisants des syndicats votent habituellement un peu moins en faveur du FN que les salariés ne déclarant aucune sympathie syndicale», sans être, évidemment, immunisés.
Le poids des ouvriers dans le vote Front national participe de cette imprégnation. «Ce qui fait la force du Front national chez les ouvriers, c’est que c’est le groupe social qui est le plus hostile à l’immigration et donc, il n’y a pas de surprise à ce que ce soit le groupe social qui soutient le plus Marine Le Pen», analysait Florent Gougou, maître de conférences à Sciences-Po Grenoble, mercredi 1er mars, sur le plateau de Mediapart.
Le FN, avec des fortunes diverses, travaille le sujet depuis trois décennies, malgré le fond idéologique libéral et antisyndical très fort de ses instances dirigeantes. Il a tenté d’abord de créer, dans les années 1990, sous la houlette de Bruno Mégret [qui créa en 1999, après avoir été écarté du FN en décembre 1998, créa le Mouvement national républicain], des syndicats estampillés bleu-blanc-rouge, initiative vite abandonnée car barrée par la justice et notamment la Cour de cassation, qui a considéré qu’il s’agissait le plus souvent d’actions politiques et non pas syndicales.
Le sujet a repris de la vigueur sous la direction de Marine Le Pen et Louis Aliot, qui tentent, de manière informelle, de rassembler les sympathisants ou les syndicalistes exclus de leur organisation dans des «cercles Front syndical» (comme dans le Val-de-Marne ou dans le Loir-et-Cher), un peu à l’image du Collectif Racines, dévolu aux enseignants. Malgré quelques prises de choix, comme le cheminot Thierry Gourlot, ex-CFTC, ou Jean-François Delcroix, ancien responsable de l’union locale CGT de Lens, ces cercles ont bien du mal à exister localement, faute d’implantation effective dans les entreprises. La stratégie semble davantage aujourd’hui consister à passer «par-dessus» les structures collectives, et à aller chercher l’ouvrier, l’employé «en direct», en pariant aussi sur la désaffiliation syndicale et le malaise des organisations sur cette question.
«Le FN a réussi à répandre son poison dans tout le monde ouvrier. Même si on est formés, même si on a des petits livrets bien foutus sur la question, quand, en face de toi, tu as des salariés ou des militants convaincus par le FN, qui estiment que tout est la faute des immigrés, des assistés, des musulmans, de l’Europe, tu galères. En plus, tu leur parles d’un parti antirépublicain, alors que, pour eux, c’est un parti démocratique avec plus de 20% d’intentions de vote au premier tour de la présidentielle, l’élection suprême», explique un syndicaliste CFDT. Lionel Buriello, délégué CGT de l’usine ArcelorMittal à Florange en Moselle, abonde: «C’est vraiment pas évident de déconstruire les discours et la politique du FN.»
«Il n’est plus rare aujourd’hui d’entendre des collègues revendiquer un vote Le Pen»
A quel point le discours est-il ancré dans les bastions ouvriers? La question se pose parmi la cinquantaine de salariés de l’usine historique d’Alstom, à Belfort. «Nous sommes face à une contradiction assez importante dans notre entreprise, signale Olivier Kohler, le responsable CFDT. Dans les conversations, le discours vraiment basique du rejet de l’autre, du repli sur soi, est assez présent alors qu’il y a toujours eu beaucoup de salariés d’origine étrangère dans l’usine, et que tout se passe très bien, sans aucun conflit. Les relations sont bonnes et le discours extrême ne correspond pas à la réalité.»
De son point de vue, les consignes et les postures au sein de son syndicat sont limpides. «La montée du FN est très régulièrement abordée dans les instances CFDT, avec une position systématiquement très claire: faire barrage.» A sa connaissance, la consigne est comprise et acceptée sans barguigner. Mais la tâche n’est pas simple: «Même si le gouvernement a réussi à éviter la fermeture de notre usine [Alstom à Belfort], les ouvriers restent très sceptiques, méfiants. Et avec toutes les déceptions qu’il y a pu avoir sur le plan politique, à chaque fois, c’est le discours le plus simpliste, celui de Marine Le Pen, qui rend les gens le plus attentifs.» Alors, il faut «argumenter, encore et encore, rappeler que les idées simplistes ne fonctionnent pas». Une touche d’espoir? «On a l’impression que ça fonctionne, les gens nous écoutent…, mais il faut toujours recommencer, rappeler nos valeurs, encore et encore.»
Chez Air France, la question du FN est particulièrement aiguë, notamment sur la plate-forme de Roissy, qui brasse tous les métiers et toutes les populations. Au sein de la section CGT, secouée il y a trois ans par des soutiens publics à Dieudonné de certains de ses responsables, le discours est on ne peut plus clair. «La CGT a fait depuis plusieurs années un certain nombre de campagnes anti-FN, nous sommes assez moteurs dans cette lutte. Le FN défend une politique de division du monde du travail, une approche basée sur l’inégalité», argumente Mehdi Kemoune, secrétaire général adjoint du syndicat dans l’entreprise, mais aussi porte-parole national de la France insoumise [J.L. Mélenchon] et candidat aux élections législatives à Paris. «A nos yeux, il y a une contradiction, et même un non-sens, à être syndicaliste CGT et membre du FN… Cela dit, on sait bien que nous avons des adhérents, voire des responsables syndicaux, qui sont au FN.»
Comment expliquer que le discours frontiste porte? «Le ras-le-bol, la déception vis-à-vis des promesses non tenues… On retrouve ces réflexes partout dans la population, et d’autant plus dans les métiers où les gens souffrent socialement», estime le responsable, qui pense aux secteurs du fret, des bagagistes ou même du support administratif.
Pourtant, à Air France, les mots du FN dépassent largement ce cadre. Ainsi, une hôtesse de l’air, responsable syndicale qui souhaite rester anonyme car elle exprime «un avis purement personnel», constate autour d’elle une montée en puissance d’un discours de rejet radical. «Il n’est plus rare aujourd’hui d’entendre des collègues revendiquer un vote Le Pen, ou dire des choses extrêmes, comme “les Arabes ne travaillent pas ou foutent le bordel dans les banlieues”, ce qui n’arrivait presque jamais avant 2012-2013», indique-t-elle, même si elle estime que cette tendance a commencé à émerger «quand Nicolas Sarkozy a lancé sa campagne présidentielle de 2007».
«Pourtant, nous avons un emploi, nous sommes correctement payés, nous représentons une population plutôt privilégiée», constate-t-elle. Mais lors des vols long-courriers, les équipes se côtoient souvent à l’hôtel plusieurs jours d’affilée, «et dans ce cadre plus détendu, il y a pas mal de choses qui sortent». Ce discours n’épargne pas le milieu syndical, mais il est encore peu assumé: «C’est un sujet qui met mal à l’aise au sein de mon syndicat. Quand on sent que quelqu’un est tenté d’exprimer de telles opinions, il est toujours vite rabroué…» Comment réagir? «On essaie d’être dans une démarche de pédagogie, de discussion, de démontrer qu’aller vers Marine Le Pen, ce n’est pas protestataire mais destructeur à terme», indique Mehdi Kemoune. Pour lui, pas question de stigmatiser ceux qui disent voter FN, «sinon ils se referment et se sentent confortés dans leur choix. Faire la leçon, ça ne marche plus».
Christian Magne est sur la même ligne. Cet adhérent CFDT, qui fut jusqu’à ces dernières semaines l’un des hauts responsables du syndicat à Air France, membre du conseil d’administration du groupe pendant des années, reconnaît que des militants peuvent être séduits par l’extrême droite. «Et à chaque fois, le débat s’engage: faut-il garder cette personne près de soi et tenter de l’intégrer, de la chaperonner et de la convaincre? Je pense que oui, plaide le syndicaliste. Bien sûr, il ne faut pas lui confier de mandat syndical, mais il serait contre-productif de l’isoler…»
Surtout, il met en garde: «Il n’est pas si facile de radier un adhérent indésirable, il faut pouvoir prouver en justice que tout est conforme légalement, et pas seulement moralement.» Il raconte comment, en 1997, il a dû démontrer au tribunal qu’il avait le droit de radier une adhérente qui, parallèlement, était candidate FN à une élection locale… Cette personne n’était autre que Marie-Christine Arnautu, frontiste historique, proche de Jean-Marie Le Pen et cadre commerciale chez Air France jusqu’en 2011.
Au-delà de ce cas symbolique, Christian Magne souligne une réelle difficulté: quand déterminer qu’un militant a franchi la limite? «Des sujets qu’on pouvait considérer il y a vingt ans comme relevant strictement d’un discours frontiste, sur les immigrés par exemple, sont devenus relativement courants aujourd’hui, constate-t-il. Comment faire le tri entre un discours strictement FN et des idées plus floues, plus générales, et reprises un peu partout sur l’échiquier politique?»
«A la CGT, on a commis une erreur en prenant nos distances avec le PC»
Jean-Pierre Mercier, délégué CGT à l’usine PSA à Poissy, ancien leader de la lutte des PSA-Aulnay, près de Paris, et militant politique à Lutte ouvrière, évolue «dans un environnement préservé», «une usine spéciale, qui compte une majorité d’immigrés et d’enfants de l’immigration». «C’est quand je sors de l’usine que je vois combien les idées du FN ont infusé dans le monde ouvrier, du travail et syndical. Ce serait mettre la tête dans le sable que de l’ignorer», raconte le syndicaliste.
«Très satisfait» de la politique de la CGT de virer systématiquement tout cégétiste passé du rouge au bleu marine, Jean-Pierre Mercier en veut cependant à sa centrale d’avoir abandonné le militantisme politique: «On a commis une erreur en prenant nos distances avec le parti communiste pendant les années Thibault. Couper le cordon s’est traduit par “maintenant, on ne parle plus politique”. C’est une connerie. La politique, c’est le quotidien des gens. On n’a plus de militants avec une conscience politique. Et maintenant, on dit en interne “il faut combattre le FN”, donc refaire de la politique, ce qui n’est plus un automatisme. C’est de moins en moins naturel et simple de dire à un camarade “pour qui tu votes?” dans un syndicat.»
Une analyse partagée par de nombreux syndicalistes CGT, à l’image de ce délégué syndical dans l’industrie chimique à Marseille: «La CGT, c’est une machine idéologique, politique, qui devrait nous protéger du FN, mais elle est cassée. Parce que l’ossature qui tenait tout ça ensemble, c’était l’alliance CGT-Parti communiste. Et ça, ça a disparu. A force de vouloir faire ce que j’appelle de la philatélie, vendre des timbres syndicaux, quoi… En 2003, avec la bataille sur les retraites, on a eu de gros bataillons de la CFDT qui sont arrivés. Je ne jette pas la pierre mais, avec toutes ces arrivées, politiquement, cela va dans tous les sens. Du coup, on fait des grands écarts permanents, les gens sont perdus. Or il faut des lignes directrices fortes.»
Ce délégué est inquiet. A Marseille, le FN dirige depuis 2014 le 7e secteur (13e et 14e arrondissements) et a pris largement la tête au premier tour des régionales de 2015. «Pour cette élection présidentielle, pas mal de gens annoncent clairement qu’ils vont voter Front national. La plupart des élus syndicaux s’aveuglent sur ce sujet, ne veulent pas voir les choses en face.» Il voit autour de lui «un fond de CGT qui est Front national. Pour de mauvaises raisons, mais aussi pour ce qui fait le FN, le racisme, tout simplement». Dans son entreprise, où les salariés ne sont «objectivement pas trop mal lotis», le discours FN a pris. «Parce que ces salariés côtoient de jeunes beurs, et ils considèrent que ces mecs-là prennent la place de leurs enfants. C’est aussi con que ça.»
En Picardie, autre terre saignée par la crise industrielle, le chômage et la misère, le FN a aujourd’hui de solides ancrages. Mickael Wamen, l’ancien chef de file CGT de la lutte des Goodyear, ces ouvriers sacrifiés de l’usine de pneumatiques d’Amiens-Nord, regrette lui aussi «la défection du PC et que la CGT ne se prononce pas plus politiquement, ce qui déboussole les militants». Aujourd’hui en formation de webdesigner pour redonner un élan à sa vie professionnelle, la voix médiatique des Goodyear «craint que cette campagne, qui tourne au grand n’importe quoi, ne draine, avec l’affaire Fillon, encore plus de voix vers le FN». Bien que Marine Le Pen soit engluée dans les mêmes démêlés judiciaires que Fillon: «Les gens me disent: “Bah !, elle a bien fait, elle a tapé dans les caisses de l’Europe.”»
Mickael Wamen s’avoue dépassé: «Quand l’usine était ouverte, on arrivait à convaincre des salariés, des militants de ne pas voter extrême droite en pondant un tract rappelant qui était le FN, un parti pourri, tenu par des riches qui n’en avait rien à faire des prolos. Mais aujourd’hui, nous sommes tous éparpillés, certains très isolés et en grande galère, au RSA. Nous n’avons plus de lien pour agir et c’est ceux qui sont les plus en détresse qui se tournent vers le FN.»
Si la CGT, la CFDT, la FSU, Solidaires… s’allient dans des initiatives intersyndicales comme VISA (Vigilance et initiatives syndicales antifascistes) pour contrer l’extrême droite et plus particulièrement le Front national sur le terrain social, d’autres syndicats se font très discrets. Le cas de Force ouvrière est emblématique. Réfractaire aux associations intersyndicales pour faire barrage au FN, le troisième syndicat français, premier syndicat dans la fonction publique, ne bouge pas franchement le petit doigt sur le sujet. Au nom de son «indépendance, de la neutralité», de l’apolitisme, FO (par ailleurs très décentralisé et qui laisse une marge de manœuvre importante à ses sections locales) refuse de faire de la montée de l’extrême droite un débat interne, encore moins d’exclure tout militant passé dans les bras du FN.
«On fait du syndicalisme, pas de la politique», martèlent les dirigeants lorsqu’on les interroge, tout en rappelant qu’ils se battent contre le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, quand bien même ils se retrouveraient parfois bien embarrassés comme en 2014 lorsque la numéro deux de la liste FN à la mairie d’Hayange se révèle être une militante FO. Une «ligne caméléon» qui lui vaut d’être taxé de «complice» du FN et de faire les choux gras du parti de Marine Le Pen. On se souvient de Florian Philippot, vice-président du FN, confiant son opinion: «Contrairement aux autres syndicats, chez Force ouvrière, ils sont ouverts et respectueux.» Dernièrement, le syndicat pénitentiaire FO de la prison de Meaux (Seine-et-Marne) a invité Marine Le Pen ainsi que tous les autres candidats à la présidentielle, dans «une démarche apolitique».
«Forcément, dans un tel contexte, c’est compliqué de parler du FN entre nous», lâche Jean-Claude Petit. Délégué FO de l’usine Tefal à Rumilly (Haute-Savoie), une terre de droite, très industrielle et rurale, rattrapée par le FN, en tête aux dernières élections régionales, il assiste, impuissant, à la libération de la parole extrémiste dans ses propres rangs. Sans pouvoir mettre les pieds dans le plat. «Chez nous, la politique doit rester en dehors des bureaux syndicaux. Chacun est libre de ses opinions mais parfois, à la cantine ou au café, certains discours vont trop loin, sont intolérables et je suis obligé d’intervenir sinon on s’engueule.»
Parmi les adhérents FO – 200 dans l’usine Tefal, 400 dans le groupe Seb auquel appartient l’usine –, «oui, certains ont une carte au FN», avoue Jean-Claude Petit. A 58 ans, dont 30 années dans le groupe Seb, 20 chez FO, un syndicat qui m’a plu aussi pour cela, car il n’y a pas d’influence politique», ce «gauchiste» dont les parents, commerçants, ont toujours voté à droite, se démène, malgré les consignes de ne pas intervenir, pour en faire revenir un ou deux. «Le discours sur la préférence nationale de Le Pen dans notre usine où on enchaîne les plans sociaux séduit fortement. Mes arguments glissent sur eux. Ils ont une telle déception de la gauche qu’ils ont envie d’essayer une corde qu’ils n’ont jamais tirée, même s’ils savent pertinemment au fond d’eux que le syndicalisme n’est pas compatible avec le FN.»
Pascal Grimard, délégué FO à l’usine ArcelorMittal de Florange en Moselle, constate le même «engouement pour le FN et ses idées, ces cinq dernières années, porté par la catastrophe que fut le quinquennat de Hollande. C’est souvent juste plus pour dégommer droite et gauche qui se foutent de la gueule du peuple qu’un vote d’adhésion». En interne, dans les réunions de son syndicat ou à la cafétéria, lui aussi essaie d’en débattre «mais c’est pas facile à cause de la ligne apolitique du syndicat…, on finit toujours par s’engueuler».
Le risque d’une abstention record
Comme FO, la CFTC, la confédération chrétienne, n’aime pas ouvrir le débat en interne, «pour éviter de créer des problèmes». Mais, en octobre dernier, elle n’a pas eu le choix. dans ses rangs. Prise lors d’une manifestation de La Manif pour tous, elle montre Joseph Thouvenel, le vice-président de la CFTC, alors tête de liste aux élections dans les très petites entreprises, discuter jovialement avec Marion Maréchal-Le Pen, la députée Front national du Vaucluse.
Ce n’est pas la première fois que Joseph Thouvenel affiche des positions personnelles défendues par la galaxie de La Manif pour tous, qui n’engagent que lui, pas sa centrale. On le savait contre l’avortement, le mariage pour tous, etc. Mais cette fois, l’image sème le trouble, laisse à penser une grande proximité idéologique entre la CFTC et le FN. Le syndicat chrétien se fend d’un communiqué où il rappelle son «désaccord total» avec le FN. «Les positionnements de ce parti politique prônant notamment l’intolérance envers des hommes et des femmes d’autres origines amènent la CFTC à être en désaccord total avec ce parti, empêchant ainsi toutes relations, écrit-il. Pour ce qui est de la Manif pour tous, la CFTC n’a jamais soutenu ce mouvement, pas plus d’ailleurs que les mouvements prônant des positions opposées.»
Philippe Louis, le président, veut aujourd’hui tourner la page de ce «moment douloureux qui a donné l’impression que nous étions proches du Front national». Comme dans tous les syndicats, il reconnaît des cas d’entrisme du FN mais cela reste «très marginal». «Nous n’avons même pas à les exclure car généralement, ils quittent le syndicat avant», justifie-t-il. Tout en réaffirmant l’indépendance de la CFTC: «On ne demande pas d’acte de baptême à nos adhérents, ni s’ils ont une carte dans un parti politique.»
C’est aussi la devise de la CFE-CGC, le syndicat des cadres: garder ses distances, séparer le politique du syndicalisme. Mais sur le terrain, les militants ne sont pas forcément d’accord. Surtout qu’ils ressentent, eux aussi, la macération du discours frontiste dans les esprits. «Même si sociologiquement, les cadres sont moins perméables aux idées frontistes, nous ne sommes pas épargnés. Il faut une position offensive», dit Sébastien Crozier, à la tête de la CFE-CGC du groupe Orange-France Télécom et militant socialiste. Dans son entreprise mondialisée, où se côtoient diverses nationalités, ce n’est pas l’insécurité identitaire mais le discours anti-européen simpliste de Marine Le Pen qui fait des émules. «Cela ne veut pas dire qu’ils vont voter pour elle, mais cela a un écho parce que Bruxelles a saigné Orange. On a aussi la problématique des travailleurs détachés, qui viennent planter des poteaux, faire du BTP, au point que la CGT fait des tracts en portugais. Cela suffit à faire dire à certains: “Ils nous piquent nos boulots.”»
Pour Fabien Gâche, délégué central CGT chez Renault, plus que l’infusion inquiétante des idées du Front national dans le monde du travail, plus que la litanie – «on accueille trop d’immigrés alors que le chômage est au plus haut» –, c’est le danger de l’abstention qui est inquiétant, «l’autre grande famille politique dont les médias ne parlent pas». «Elle va être record, prédit le syndicaliste. Il y a un décrochage total qui gagne de plus en plus de salariés et de militants car ils ne se sentent pas du tout représentés dans le débat politique. Dans les échanges, les débats, je n’entends que cela: “Je ne vote plus car cela ne sert à rien” ; “Ils n’ont rien fait pour moi”.» En écho, il cite «l’abstention monstrueuse aux élections professionnelles»: «Cela doit nous interroger, syndicats. Chez Renault, toutes les catégories sont concernées. 48 % des cadres n’ont pas voté !»
L’abstention, «c’est le premier grand danger de cette élection présidentielle, bien avant le FN», renchérit Nadine Hourmant, déléguée syndicale FO des abattoirs bretons Doux où elle est salariée depuis vingt-sept ans. Elle voudrait frapper un grand coup le jour du premier tour, le dimanche 23 avril: «Appeler à faire la grève de l’élection présidentielle et à manifester contre ce qui est devenu une mascarade.» «L’abstention doit être prise en compte en France. Qu’on applique aux politiques la même règle que celle appliquée aux syndicats en matière de représentativité. On a des présidents qui ne sont même plus représentatifs du peuple ! Des millions de gens ne se déplacent plus et ils seront encore plus nombreux pour cette élection. Autour de moi, c’est ce que j’entends», raconte la syndicaliste. Elle décrit une classe populaire qui ne croit plus au clivage droite-gauche, qui donnera sa voix «aux politiques qui connaissent le terrain, qui savent ce que c’est de se lever à trois heures du matin pour accrocher des poulets et gagner à peine le Smic pour nourrir sa famille», mais cela relève «du rêve», dit-elle, pour le moment: «Aucun n’entend la souffrance des travailleurs.»
Pascal Grimard, délégué FO à l’usine ArcelorMittal de Florange (Moselle), voit venir l’abstention avant le FN. «Les gens n’ont plus aucune confiance dans les politiques. La plus grosse majorité des salariés s’en fout de cette présidentielle et ne votera pas. À l’indifférence se mêle le dégoût.» Même ressenti chez Olivier Kohler, le responsable de l’usine Alstom à Belfort: «C’est une vraie nouveauté, on n’a jamais vu l’abstentionnisme aussi présent dans les discussions: on entend que les politiques ne peuvent plus rien pour nous, qu’ils sont là pour se faire de l’argent…»
Pas besoin d’aller très loin dans l’usine Alstom pour trouver un abstentionniste. André Fages, le responsable CFE-CGC, assume très bien sa position. «Cela fait pas mal de temps que je ne vote plus, car personne ne me paraît incarner la France», lance-t-il. Faisant référence , il ne se classe pourtant pas dans la catégorie des Français qui n’en ont «plus rien à foutre»: «Moi, même si je ne vais pas voter, mon engagement, comme les autres syndicalistes, c’est de me démener à mon niveau. Quand notre usine a failli fermer, on a tiré à toutes les sonnettes, on s’est bougé sans relâche.» Le spectre d’une montée en puissance de Marine Le Pen le laisse froid. «Je ne suis pas juriste, ni un fin connaisseur de la Constitution, mais cette dernière me semble assez robuste pour pouvoir encaisser certains aléas, indique-t-il. Je ne voterai pas pour Marine Le Pen, mais elle ne me fait pas plus peur que d’autres candidats.» (Enquête publiée le 7 mars 2017 sur le site Mediapart)
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