Par Jacques Chastaing
• Une vaste émotion, des manifestations en très grand nombre mais émiettées et poussées sous la coupe des autorités institutionnelles. Après l’horreur des attentats de Paris du 13 novembre 2015, l’émotion a été immense, et de très nombreux rassemblement ou manifestations ont tenté de l’exprimer dès le 14 novembre.
J’en ai fait le recensement pour environ une centaine d’entre elles. Mais il y en a eu beaucoup plus; probablement des centaines.
Et ce n’est peut-être pas fini, puisqu’il y a, d’une part, maintenant les enterrements des victimes qui ont donné lieu déjà à des marches importantes et, d’autre part, les principales villes de France – Paris, Marseille, Lyon, Lille, Nice et quelques autres – où il n’y a pas pu y avoir d’expression collective de cette émotion dans des rassemblements massifs vu les interdictions (état d’urgence) auxquelles ces villes étaient soumises. Ce qui laisse entendre qu’il y en aura, peut-être, encore à venir: sous une forme ou sous une autre, l’émotion souterraine utilisant un canal ou un autre. Donc un mouvement massif, encore en cours, partiellement au moins, voire peut-être sous d’autres formes à venir.
Cette forme, émiettée, mais d’une durée plus longue, contrairement à ce qui s’était passé en janvier 2015 [Charlie Hebdo], est due à l’attitude du pouvoir, qui, tout de suite, a tenté d’empêcher toute expression par son état d’urgence, le climat de peur qu’il a appuyé par ses déclarations de guerre, dans ses médias et ses attitudes, interdisant les manifestations ou les déconseillant, poussant les gens à rester seuls devant la peur distillée en continu par les écrans de télé.
Au lieu, comme en janvier, de chevaucher les sentiments humanistes qui s’exprimaient dans les premiers rassemblements, il s’est appuyé au contraire sur les sentiments de peur et les a renforcés par ses déclarations martiales, des «Nous sommes en guerre» répétées à l’envi, par des mises en scène du pouvoir policier et par ses actions de traque de terroristes.
Bien des gens ont ainsi été dissuadés de descendre dans la rue. Quand ils l’ont fait, nombreux malgré tout, les multiples interdictions et pressions, les ont poussés ainsi à se «protéger» en se mettant plus sous la coupe «d’autorités» institutionnelles qui les rassuraient contre le climat de peur, ce qui les mettait à l’abri, en quelque sorte, des mesures d’interdictions, de censure et de pressions des préfets.
Ainsi on a vu beaucoup de manifestations, en particulier dans les petites villes, mais pas seulement, appelées par des élus, des maires, des autorités religieuses. Bref ce sont des hommes du pouvoir ou de la droite qui ont tenté d’organiser et de mettre en forme l’émotion populaire, mais à un niveau local et avec leurs couleurs et symboles. Car l’interdiction de manifester ne concernait que ce qui se situait à gauche, socialement ou politiquement, du pouvoir. Les autres y étaient, de fait, autorisés, sinon encouragés.
Ce qui était complété par des interdictions globales de manifester pour tout le monde dans les très grandes villes. Le but était là d’empêcher que les mouvements dans ces villes puissent devenir des leaders naturels, des organisateurs de l’ensemble et, de facto, la quantité se changeant en qualité, une possible force politique d’opposition au gouvernement.
• La gauche aurait pu organiser ces manifestations, mais ne le voulait surtout pas. Bien sûr, il en aurait été différemment si la gauche politique ou syndicale avait tenté de donner une expression à l’émotion populaire spontanée.
C’était tout à fait possible. Cela s’est d’ailleurs passé dans quelques villes avec un certain succès. Mais, globalement, la gauche ne l’a pas fait ni voulu.
Le PS au pouvoir ne le voulait bien sûr pas; les associations qui en dépendent le plus étroitement ne l’ont donc pas tenté le plus souvent [1], mais ont seulement accompagné le mouvement, en le cantonnant dans un cadre local et apolitique.
Les Verts se sont alignés sur le PS et ont voté dans leur majorité la prolongation de l’état d’urgence à trois mois, interdisant de ce fait les manifestations écologistes des 29 novembre et 12 décembre 2015 autour de la COP21.
Les confédérations syndicales, soutenant le gouvernement, n’ont rien essayé non plus. Elles ont au contraire suspendu partout les nombreuses journées d’action en cours, pourtant contre l’avis de leurs propres militants et des salarié·e·s, comme l’ont montré les grèves maintenues malgré tout par la base à la RATP et Air France. Le cas d’Air France étant le plus emblématique, puisqu’il y avait là un mouvement à répercussion nationale que certaines des directions syndicales d’Air France [2] se sont empressées d’abandonner, avec seulement l’espérance pitoyable que la direction de la compagnie leur en saurait gré le jour du procès des militants et salariés accusés d’avoir déchiré la chemise de deux de leurs cadres dirigeants et accusés surtout, d’avoir par là, redonner une certaine fierté et conscience à la classe ouvrière. Et si la confédération CGT a toutefois relevé le gant en appelant à une mobilisation nationale le 2 décembre, jour du procès, on peut craindre que ce ne soit comme souvent, que très platonique, pour éviter juste une hémorragie trop grande de militants, même si cet appel peut servir de cadre d’organisation aux secteurs les plus avancés [un report du procès pouvant annuler cette échéance].
Le PCF ou le FDG (Front de gauche) pour leurs parts, empêtrés dans leurs alliances électorales avec le PS ou les Verts, et à proximité des élections régionales (6 et 13 décembre), n’ont rien tenté non plus, votant même à l’inverse et à l’unanimité la prolongation de l’état d’urgence, contre leurs propres militants, qui, ici ou là, essayent tant bien que mal d’organiser quelque chose.
Enfin, l’extrême gauche, dans sa grande majorité, est passée complètement à côté. Pourtant, cet appel à la mobilisation populaire par les organisations de gauche s’est toutefois exprimé dans quelques villes, à Saint-Nazaire par exemple, et dans quelques autres villes, mais surtout à Toulouse. Cela montrait que c’était tout à fait possible à l’échelle nationale et démentait par là les préjugés que certains pouvaient avoir sur le contenu de l’émotion populaire, quand ils entendaient la Marseillaise ou voyaient des drapeaux Bleu, Blanc, Rouge.
Et dans ces manifestations de gauche, quand les autorités n’ont pas pu les interdire, elles ont changé de position. A Toulouse, pour tenter de vider les rangs de la manifestation de gauche, ce sont le PS et le préfet qui ont eux-mêmes pris à leur compte l’organisation d’une pré-manifestation, quelques jours auparavant, chevauchant dans ce but les sentiments populaires humanistes, comme l’avait fait Hollande, en janvier, lors de l’attentat contre Charlie Hebdo.
On a vu des choses non pas identiques mais analogues à Rouen ou Nantes, où les manifestations à l’appel des organisations syndicales et de gauche ou d’extrême gauche ont été précédées de manifestations «spontanées» de citoyens.
• Un mouvement spontané au contenu politique de gauche et une campagne d’intox pour faire croire le contraire. Bien des militant·e·s pensent qu’il n’y avait rien de politique dans ces manifestations, au vu des drapeaux Bleu Blanc Rouge et de la Marseillaise. Tout juste y voyaient-ils parfois des sentiments humanistes, mais colorées de cette teinte patriotique et entraînés ainsi facilement dans une Union Nationale derrière les dirigeants du pays et leur politique. Par ailleurs, déçus que les manifestants ne dénoncent ni l’état d’urgence ni la politique guerrière du pouvoir, ils en déduisaient que ces derniers étaient d’accord avec cette politique policière et guerrière.
• Une campagne d’intox sur la Marseillaise et les drapeaux Bleu Blanc Rouge. Pour avoir observé plus d’une centaine des manifestations qui ont eu lieu, il est faux de croire qu’elles ont été dominées par la Marseillaise et le drapeau Bleu Blanc Rouge. C’est la presse et les médias électroniques qui l’ont dit et qui ont «montré» ça. Ou plus exactement qui l’ont mis en scène. Comme le gouvernement a mis en scène un climat guerrier, des postures martiales et une pseudo Union Nationale. Ça venait en complément.
En fait, il n’y avait dans la plupart des rassemblements que très peu de drapeaux Bleu Blanc Rouge, voire pas du tout. Et la Marseillaise n’était que très mollement reprise, par des minorités le plus souvent, voire là aussi, pas du tout.
Mais les médias ont ciblé cela, l’ont organisé. Il pouvait y avoir trois ou quatre drapeaux Bleu Blanc Rouge pour 2000 ou 3 000 manifestants, ce sont ces drapeaux qui étaient exposés. Il pouvait n’y avoir qu’un petit groupe pour chanter la Marseillaise, c’était ce petit groupe qu’on entendait, donnant l’impression que c’était l’ensemble des présents qui en étaient porteurs.
Bien sûr, il y a eu des rassemblements où ces drapeaux étaient plus nombreux, où la Marseillaise était plus reprise. Mais souvent, parce que ce sont des élus, des maires, parfois de droite, qui ont organisé ces manifestations; et eux, portaient ces symboles et entonnaient ce chant. Et, de plus, parce qu’il n’y avait pas autre chose.
De ce fait, des évolutions pouvaient être constatées entre les premières manifestations et les suivantes.
L’exemple de la manifestation de Toulouse est significatif: pas de drapeaux Bleu Blanc Rouge et une Marseillaise pas du tout reprise. Là est le fond du contenu de l’émotion populaire, en tout cas d’une grande partie.
C’est l’absence d’une expression de gauche qui a permis la mise en scène des valeurs de la droite ou de l’Union Nationale et qui a surtout permis de surreprésenter et survaloriser leur présence effective et leur influence.
Car si on a vu des gens reprendre à leur compte ces symboles, ils n’y mettaient certainement pas, pour la plupart, le même contenu.
Ils y ont mis ce qu’ils voulaient dire dans ce mouvement, «la Fraternité» de la devise républicaine, ce que d’autres appellent le «vivre ensemble», la solidarité, c’est-à-dire, dans ce mouvement, le refus de se laisser diviser comme le voudraient Daech, mais aussi nos dirigeants, entre «Français» et «Arabes», chrétiens et musulmans, blancs de peau ou de couleur, Français et étrangers.
C’est un mouvement antiraciste qui s’est exprimé d’abord là, comme en janvier, de gens qui ne voulaient pas tomber dans le piège des terroristes, qui ne voulaient pas se laisser diviser sur ces fractures-là.
Et voilà «l’unité» qu’ils mettent dans l’union nationale, donc dans le drapeau et la Marseillaise. Tous d’un coup, ces symboles de l’impérialisme français, du colonialisme et ses massacres – encore une fois du fait de l’absence des autres, de ceux de gauche, de leur défection – ont retrouvé un instant pour certains leur signification première, celle de 1789, celle que montraient à leur manière les manifestants dans les pays étrangers, de New York à Kaboul, en passant par Dehli ou Rio de Janeiro, celle de la liberté, de toutes les libertés. Car, malgré tout, malgré ce qu’est réellement la France, elle reste encore dans l’esprit et le cœur de beaucoup le symbole de la liberté.
C’est en ce sens que certains se sont laissés forcer la main par ces symboles. Certes pas les plus conscients mais pas non plus les moins généreux. Mais non sans réticences. Cela s’est vu de plusieurs manières.
• Les échecs de récupération de l’extrême droite et ce que ça a révélé- Les réticences à ce qui peut y avoir de réactionnaire dans les symboles de la République se sont d’abord vues lors des tentatives de récupération de l’extrême droite.
A Metz ou Lille, aux premiers jours, des petits groupes «identitaires» sont allés dans les premiers rassemblements avec des banderoles «Dehors les terroristes islamistes». Ils ont dû penser, vu les circonstances, qu’ils pourraient récupérer ces mouvements, tout ou partie, avec ce slogan.
Or, c’est tout l’inverse qui s’est passé. Ils ont été chassés des rassemblements par les manifestants, qui là, criaient explicitement: «Non au racisme», «Non au fascisme». On ne peut être plus clair sur ce qu’avaient en tête les manifestant·e·s, sur le contenu général du mouvement.
Voilà ce qui aurait pu être clairement exprimé par la gauche… si elle avait été là et n’avait pas laissé ces manifestants aux politiciens de droite, aux curés et aux imams.
Cela s’est vu encore à Rouen, où l’extrême droite, constatant l’échec de cette première tentative, a tenté autre chose, prendre la tête d’une manifestation «citoyenne» de 5000 personnes, participer à son déclenchement – encore une fois vu l’absence de militants de gauche – tout en dissimulant son identité pour le grand public. Elle croyait par là imposer ses slogans et ses valeurs.
Or, c’est tout le contraire qui s’est passé. C’est la manifestation qui leur a imposé, entre autres, le slogan de «fraternité» (sous-entendu antiraciste) qui a dû siffler pas mal aux oreilles des identitaires. Faute d’avoir pu imposer ce qu’ils voulaient, ils ont voulu alors récupérer le mouvement en revendiquant ensuite clairement que c’étaient eux qui s’étaient trouvés à sa tête et à son impulsion. Et là, ça a encore été pire pour eux, car sur les réseaux sociaux, les gens se sont non seulement scandalisés de s’être fait manipuler par de tels individus mais ont dit alors tout haut et clairement, comme à Metz et Lille, le fond ce qu’ils voulaient affirmer dans ces rassemblements: encore une fois l’antiracisme, l’antifasciste et aussi le pacifisme.
Ce que justement la droite et la gauche ne voulaient pas qu’ils s’expriment clairement: tellement leur fonds de commerce à eux deux, leur manière de gérer politiquement le pays depuis une trentaine d’années, consiste à alimenter, en permanence, la division populaire par le racisme; tellement leur gestion politique électorale s’appuie sur la crainte du Front National qu’ils critiquent, mais alimentent aussi en permanence; tellement un affaiblissement trop marqué de celui-ci leur retirerait ce qu’il y a de captif, par chantage, dans une bonne partie de leur clientèle électorale.
Un grand mouvement antiraciste voire antifasciste naissant de la réaction à l’attentat de Paris du 13 novembre, indépendant d’eux, aurait été une catastrophe politique pour eux – et derrière eux, pour le patronat – dépassant très largement par la situation dans laquelle il se développerait, le simple cadre des bons sentiments humanistes et généreux de l’antiracisme.
A jouer en permanence avec le feu du racisme suscité par les médias et les dirigeants politiques de droite ou de gauche et, en même temps, avec l’argument de l’antiracisme électoral pour faire barrage au Front National, les autorités risquent bien de se brûler et de susciter un jour ou l’autre un vaste mouvement antiraciste, antifasciste et même anti-militariste.
Ce qui aurait pu se passer justement là et ce qui en est peut-être en tout cas à ses débuts.
• Pourquoi des manifestations silencieuses. Il y a, dans ce qui a été révélé par ce qui s’est passé à Rouen, Metz et Lille, probablement l’explication d’une tonalité qui était clairement majoritaire dans les rassemblements: le silence. Beaucoup des rassemblements ont, en effet, été silencieux. Pas tous, mais beaucoup, même s’ils ne l’ont pas été tout de suite. Et peut-être plus de tout demain.
Bien sûr, il y a dans ce silence, la volonté des autorités qui voulaient interdire l’expression des sentiments humanistes, antiracistes, antifascistes, voire plus, mais il y avait aussi de la part des manifestants une même volonté de silence.
Mais ce n’était pas pour les mêmes raisons.
En effet, faute d’avoir une représentation politique adéquate de leurs sentiments, les manifestants ne voulaient pas être récupérés. Surtout du fait qu’ils se trouvaient derrière parfois des maires de droite, tout en étant eux-mêmes de gauche, et derrière une seule expression qui étaient les symboles ambigus de la République. Alors, certes, ils pouvaient accepter ça, ils l’ont accepté, mais à condition qu’on ne donne pas une coloration trop réactionnaire à ces symboles et qu’il ne soit pas dit dans des discours des choses qui soient trop loin de ce qu’ils ressentent.
Dès lors, si à la télévision on a pu entendre un déluge d’âneries réactionnaires de la part de certains hommes politiques, il faut noter que dans les rassemblements, jusqu’à aujourd’hui, cela n’a pas été trop le cas, il y a eu une certaine retenue, ce qui dénote de qui était là dans ces cortèges et de ce qu’ils voulaient.
Ainsi, faute d’organisation pour l’exprimer – à part, heureusement, beaucoup d’artistes, chanteurs, sportifs, intellectuels qui disaient partout leur désir de «vivre ensemble» et d’affirmer le besoin de liberté – le «mouvement» imposait le silence à tous, faute de mieux, afin de ne pas être «récupéré».
Le deuil et le recueillement ont permis ainsi à tous, autorités et manifestants, de trouver l’argument et le prétexte commun pour ne rien dire ensemble.
Les autorités pouvaient claironner dans leurs médias leur politique policière, guerrière et liberticide. Et les manifestants pouvaient affirmer l’inverse aussi dans les médias au travers de leurs porte-parole qu’ont été les artistes, les sportifs et les intellectuels, leur besoin de paix, de fraternité et de liberté.
Il y avait donc deux mouvements en un, qui s’utilisaient l’un l’autre dans la rue et dans le silence avec des sens différents donnés aux symboles communs.
• Deux mouvements en un, ou comprendre ce qui est visé afin de savoir comment se défendre. Beaucoup ont interprété le fait que les manifestant·e·s suivaient les symboles d’une république impérialiste et colonialiste, comme une adhésion à l’Union Nationale que mettaient en avant la plupart des dirigeants politiques.
En fait, non. Même s’il y a bien sûr eu beaucoup de confusion. Bien des manifestants devaient avoir des choses très mélangées à l’esprit.
Cependant, il y avait et il y a toujours deux mouvements sur l’unité. «Ne nous laissons pas diviser» comme le disaient beaucoup signifiait deux choses très différentes.
C’est particulièrement clair si on regarde un moment la télévision. Lors des bulletins d’informations, on a droit aux poses les plus martiales et aux déclarations les plus guerrières, accompagnées de la limitation la plus grande des libertés. Ce qui est prolongé dans les émissions politiques.
Par contre, dans les autres émissions, en particulier dites légères, des variétés par exemple mais du coup devenues politiques, d’une autre politique, on entend des témoignages de citoyens lambda, voire de familles de victimes ou encore de personnalités du monde artistique ou sportif, qui tous affirment avec la nécessité de continuer à vivre, le besoin de toutes les libertés, de l’amour, de la paix et du refus de la division entre les hommes, quelle que soit leur couleur de peau ou leur religion et nationalité.
Pour les premiers «ne nous laissons pas diviser» signifie Union Nationale, patriotique, entre français. Pour les seconds cela signifie «ne nous laissons pas diviser» entre français et étrangers, occidentaux et arabes, blancs et de couleurs, chrétiens et musulmans…
Et ces derniers disent en quelque sorte à propos des premiers: «ils» (l’Etat, le gouvernement) ont à faire ce qu’ils ont à faire (la traque policière, la protection des populations, la guerre…), derrière leur drapeau trois couleurs. Mais nous, la «société civile», on doit aussi faire ce qu’on a à faire – et qui est sur le fond bien plus efficace – continuer à affirmer haut et fort et défendre ce qu’ont voulu détruire les terroristes: la liberté, la fraternité, l’égalité. Mais nous devons le défendre réellement, appliqué concrètement dans la vie de tous les jours, pas que sur un drapeau ou dans une devise abstraite, pas à travers des bombes: bref faire revivre au quotidien un peu de ce que nous sommes en théorie, de ce qui est écrit au fronton des mairies et des écoles, un lointain souvenir de la révolution française.
Et en effet, ce qui était visé dans les horribles attentats de Paris, c’étaient les musiciens: le Bataclan qui a déjà fait l’objet d’attaques et son public est marqué contestataire, cosmopolite et internationaliste. Les tueurs ont donc fait un choix très ciblé.
C’était aussi l’esprit de fête et de partage multiculturel (le XIe arrondissement de Paris – celui déjà de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher) –, le sport (le stade de France), la convivialité (les restaurants)… bref toutes les libertés et les joies, la liberté d’expression et de faire ce que l’on veut, la joie de vivre, l’amour, le plaisir d’être ensemble.
Les lieux visés sont fréquentés par des jeunes étudiants, des intermittents, précaires ou qui ont de bonnes payes dans des start-up ou des grosses boîtes de la Défense, sauf qu’avec les loyers exorbitants qu’ils doivent assumer et parfois les emprunts pour faire des études (qu’ils doivent rembourser), ils ne leur restent pas de bien grosses sommes. De plus, dans ces milieux jeunes parisiens qui aiment bien sortir, c’est là qu’on trouve toujours des gens partants pour aider des migrants, des sans-abri, pour aller à une manif des Kurdes, etc. Bref, c’est ce que des imbéciles appellent des «bobos», alors qu’objectivement ils et elles font bien partie du prolétariat avec une sensibilité aux problèmes du monde actuel.
C’était déjà ça qui était visé avec les humoristes de Charlie Hebdo, contre le plaisir de rigoler de tout, l’irrespect des institutions mais aussi pour affirmer la profonde confiance dans les hommes, leur intelligence, leur esprit de révolte.
Ces manifestations et rassemblements actuels se sont donc organisés contre la volonté de tout interdire par ces fascistes «religieux» qui ciblaient selon eux des lieux de «perversion», «d’idolâtrie» et de «débauche» et donc aussi, dans cette logique, qui s’oppose à toute volonté de tout interdire, y compris quand directive vient du gouvernement français.
Les manifestants veulent au contraire affirmer – malgré les peurs – la défense de toutes les libertés, encore plus des libertés de création artistique, de vivre ensemble, de cette richesse multiculturelle. Pour eux, il faut sortir, créer, s’exprimer, aller au spectacle, dans la rue, dire que notre vrai drapeau c’est celui-là, notre hymne musical, c’est entre autres, celui du groupe de Heavy Metal Californien du Bataclan qui est pour toute liberté sexuelle, semble-t-il, la bonne bouffe partagée du monde, le sport qui doit encore plus s’affirmer. Pour eux, il faut manifester, être ensemble dehors et pas recroquevillés chacun chez soi avec comme seule porte ouverte l’écran de télé, seul face à la boucle permanente des horreurs réactionnaires et de ce que rajoutent les politiciens à l’horreur du massacre.
Ils veulent être ensemble dans la rue… Et donc la logique des manifestations de rue cela mène à plus ouvrir les bras aux réfugiés syriens qui subissent un 13 novembre chaque jour, 150 morts chaque jour et qui fuient ça. Une logique qui signifie aider beaucoup plus qu’on ne le fait les jeunes défavorisés des banlieues, s’attaquer à la misère, affirmer que notre patrie c’est le monde, faire de cet horrible attentat, la source de notre mobilisation continue (et pas momentanée comme avec Charlie) pour une humanité meilleure… Bref une Union Humaine et pas l’Union Nationale, leurs guerres et nos morts. Deux mouvements.
Or, ceux qui ont été visés sont aussi des jeunes. Les morts sont des jeunes, c’est la jeunesse qui est ciblée, la jeunesse qui veut vivre, celle de toutes les couleurs, toutes les religions. Celle qui incarne le plus les valeurs de vie libre.
On ne peut donc plus s’abriter comme certains derrière l’argument fallacieux à propos de Charlie Hebdo: «ils avaient blasphémé, ils l’avaient cherché». Là ce sont tous les jeunes. D’ailleurs, cette fois, la communauté musulmane s’est mobilisée, derrière ses imams, mais aussi dans la rue avec la jeunesse.
• La jeunesse, la cible, le cœur et la flamme du mouvement. Car, justement, différence avec Charlie, la jeunesse, la jeunesse de toutes les couleurs, a pris la rue pour affirmer son droit à vivre… On voit facilement combien ce n’est pas loin de ne pas vouloir être discriminés pour des raisons de couleur de peau, ne pas avoir peur parce que du fait de cette couleur on se trouve plus que d’autres sans travail et sans revenus suffisants; et à partir de là, plus loin, ne plus avoir peur au travail, dans les entreprises et les bureaux, quelle que soit sa couleur ou sa religion, ne plus y être méprisé, exploité, harcelé, terrorisé. Car s’il y a des suicides au travail et des dépressions en masse, des chômeurs et chômeuses qui meurent du fait du chômage, c’est bien aussi une forme de «terrorisme» silencieux, lent, mais qui explique les chemises déchirées des cadres d’Air France.
S’il y a bien quelque chose de particulier aujourd’hui, c’est que les frontières entre l’économique et le politique, le social et le sociétal, se sont effacées avec la crise. Un mouvement peut très facilement démarrer sur des questions sociétales, évoluer vers l’économique puis finir sur le politique et, sous des formes diverses, à l’échelle mondiale.
Donc, dès le début du mouvement, on a vu des manifestations spontanées assez nombreuses de lycéens. Leur hymne n’était alors pas tant la Marseillaise que «Imagine» de John Lennon. Et là, on a vu quelque chose de nouveau, très significatif de la situation et important pour l’avenir.
Des jeunes, voire très jeunes lycéens, qui entraînaient par leurs appels des adultes. Ainsi, par exemple, à Strasbourg, mais ça s’est fait encore bien ailleurs, des adultes se sont rendus en nombre aux rassemblements appelés et animés par des lycéens, leurs enfants. Les hiérarchies du monde se sont inversées. La raison s’est trouvée dans la jeunesse et ses rêves et le monde adulte s’y est reconnu, y a retrouvé peut-être un peu de son passé, mais surtout y a vu l’avenir de la société.
C’est dire combien ce qu’ont exprimé les lycéens était aussi très présent chez les adultes. Pour eux, le mouvement lycéen a fonctionné un peu comme un «parti» avec des appels à l’action et un «programme». La «génération» Charlie qui avait manifesté en janvier avec ses cheveux gris – mais qui n’avait pas su trouver à ce moment ni la jeunesse ni les immigrés, n’avait pas su partager les valeurs incarnées par Charlie – s’est laissée entraîner, ici, par cette même jeunesse et derrière des valeurs communes. Ce comblement d’un fossé générationnel, certes très partiel encore mais peut-être embryonnaire, est très important. On peut comprendre là combien la Marseillaise et les drapeaux français n’étaient pour beaucoup qu’un compromis tactique, secondaire, pas un programme.
Mais ce même sentiment des jeunes, s’est vu également dans certaines des premières marches de funérailles organisées par des adultes, mais pour des victimes, la plupart donc des jeunes. Ce sont là les familles qui ont en quelque sorte donné le ton. Elles sont en tête de cortège et plus les «officiels». Et là, chose étonnante, comme à Concarneau (Finistère dans la région Bretagne), où il y a quand même eu pour la marche funéraire 3000 personnes (pour 19’000 habitants), la famille, en hommage à ce qu’aimaient ses enfants, n’a voulu aucune récupération politique. Mais encore et surtout, elle a voulu que cette marche ne soit pas silencieuse, ne soit pas un «enterrement», mais un hymne à la jeunesse, un combat pour les libertés, contre ce que Daech veut interdire, et que le pouvoir veut limiter. Une marche funèbre certes, mais simultanément une célébration des libertés et pas leur enterrement.
Dans bien des pays sans libertés, les enterrements sont le seul moment où les rassemblements sont autorisés et se transforment en manifestation. Le gouvernement vient simultanément d’interdire les manifestations écologiques décentralisées du 28 novembre [et la Conférence climat commencera un jour plus tôt, le dimanche 29 novembre, à 17 heures au Bourget], mais autoriser les marches en hommage aux victimes de l’attentat.
• Où va ce mouvement qui accepte l’état d’urgence mais ne le respecte pas, qui ne veut pas la guerre mais ne s’y oppose pas? Si l’on comprend bien qu’il y a deux mouvements en un, celui des autorités et celui des gens eux-mêmes, qui marchent ensemble mais ne se confondent pas, qui se surveillent mutuellement mais ne s’attaquent pas, on comprend mieux ce qui se passe à l’égard de l’état d’urgence et la guerre.
Le gouvernement a décrété un état d’urgence en essayant de le rendre tel qu’il fut lors de la guerre d’Algérie: interdiction des manifestations, perquisitions sans autorité judiciaire, rétablissement des contrôles aux frontières, déchéance de la nationalité, surveillance d’internet et certains maires ont aussitôt essayé d’aller plus loin en imposant le couvre-feu aux jeunes dans certains quartiers.
En même temps, le pays n’a jamais connu autant de rassemblements et manifestations pourtant interdites. Du coup, incapables de les empêcher, les autorités ont déclaré qu’elles étaient plutôt «déconseillées» mais tolérées, et même dans la bouche de Manuel Valls, lors d’une émission du «Petit journal», qu’elles font partie de l’autre volet de ce que «nous» avons à défendre en France, l’amour de la vie et des libertés. Bref un état d’urgence d’opérette, un état d’urgence passoire, qui n’a bien sûr rien à voir avec celui du Chili de Pinochet ou même encore celui de la guerre d’Algérie.
Nous sommes en guerre répètent inlassablement le premier ministre et tous les politiciens, mais aussi il faut faire la fête, car c’est la fête qui est attaquée. Les bombardiers du gouvernement défendent donc la fête!
On comprend qu’il y aurait là un large espace politique saisissable par des forces d’opposition de gauche, mais cette force qu’avait occupée le PSU (Parti socialiste unifié créé en 1960) en temps de guerre d’Algérie, n’est pas là. Et l’extrême gauche, qui pourrait chercher à occuper cet espace à sa manière, se replie sur elle-même et sur des attitudes propagandistes générales à contre-courant. Elle lutte abstraitement contre l’état d’urgence et la guerre, sans voir que le mouvement lui-même lutte déjà très concrètement et massivement contre l’état d’urgence. Et au lieu de s’en faire le porte-parole, pour dans la foulée, à partir de cette position, élargir la question aux interdictions [ce que le NPA a fait comme annoncé par Olivier Besancenot] des manifestations écologiques des 29 novembre et des 12 décembre. En renforçant, à partir de là, les velléités de la CGT de manifester le 2 décembre contre toutes les violences faites aux salarié·e·s – ce qui fait déborder le thème des violences sur la question sociale – construire ainsi une force, qui de proche en proche, pourrait révéler toutes les potentialités de ce mouvement humaniste, antiraciste, antifasciste, et même pacifiste et en féconder, revivifier le vieux mouvement ouvrier, qui pourrait retrouver, sous une configuration renouvelée, sa centralité.
En effet, il ne faut pas oublier que le mouvement ouvrier a commencé par être humaniste avant d’être anticapitaliste. Il avait comme devise «Tous les hommes sont frères» avant que Marx ne le change en «Prolétaires de tous les pays unissez-vous». Mais c’est un trajet à toujours recommencer et une démarche à toujours reprendre, qui pourrait commencer à s’accomplir une nouvelle fois à cette occasion.
Bien sûr, sans cela, les manifestants, réduits à eux-mêmes et aux porte-parole que sont les artistes, ne contestent pas dans ces conditions l’état d’urgence, mais se contentent de le vider de contenu, ou plutôt d’y mettre le contenu que leur niveau de conscience peut accepter. Sans aller pour le moment plus loin.
En effet, sans être pourtant d’accord, le mouvement se «laisse faire», quant à certaines mesures policières et militaires les plus éloignées de lui. Après tout, sans y croire vraiment, beaucoup se disent que si le gouvernement pouvait faire un peu mal aux terroristes et à Daech en les arrêtant ou tuant ici et en bombardant là-bas, ce serait toujours ça, si le seul prix à payer contre les libertés est seulement un peu plus de présence policière ou de contrôles.
Il y a des illusions dans le fait de croire – ou plutôt de faire semblant de croire – que la guerre peut régler des problèmes et que l’état d’urgence ne concerne que les terroristes. Cependant le «monde des manifestant·e·s», à défaut d’être très politique, n’est pas idiot et se méfie de Hollande et Sarkozy. Il sait que ces derniers pourraient être tentés de se servir de la situation contre toutes les libertés et pour multiplier les attaques contre le mouvement social. Il y a là une frontière très ténue, et d’autant plus fragile que beaucoup la surveillent.
A partir de quand le gouvernement franchira la frontière et provoquera des réactions hostiles massives? A moins qu’en sens inverse, le mouvement qui nous protège encore, ne s’éteigne à l’occasion de nouvelles interdictions et laisse alors s’accomplir la logique policière la plus brutale.
Les manifestations interdites des écologistes du 28 novembre et du 29 novembre ou du 12 décembre – alors que la COP21 est maintenue. Avec 12’000 policiers et gendarmes mobilisés – suscitent chez bien des militants écologistes des appels à braver l’interdit. Ils peuvent s’élargir et porter, plus en général, sur la défense du droit à manifester. Un appel de personnalités à braver l’état d’urgence et à manifester le 29 novembre le laisse penser; un appel pour défendre, à juste titre, les vraies «valeurs de la République», «le refus depuis au moins deux siècles de laisser la rue à l’armée ou à la police». [Voir ici l’appel lancé le 25 novembre]
Il est possible encore que la mobilisation, autorisée (pour le moment) de la CGT du 2 décembre contre les violences sociales faites aux salariés, se transforme en bras de fer entre le gouvernement et le mouvement social, en centralisant la colère sociale qui était contenue jusque-là et dispersée dans de multiples grèves. Ainsi pourrait aller dans ce sens le fait que l’Union Régionale Île de France de la CGT vient d’appeler à la mobilisation le 2 décembre, suivi d’un appel des agents territoriaux de Seine Saint Denis pour ce jour-là, mais aussi que la CGT Air France vient de décider trois jours de grève, les 2,3 et 4 décembre avec le soutien de Sud et de FO. Enfin, la CGT des pompiers vient d’appeler à un mouvement de grève nationale le 3 décembre alors que les pompiers de Corse ont déjà commencé et que ceux du Nord ont annoncé qu’ils en seraient.
Tout cela apparaît comme un défi au gouvernement et à son état d’urgence. Et défi encore, on voit se dessiner en même temps, la possibilité d’un assez large mouvement de grève à la Poste contre la distribution des plis électoraux aux élections régionales du 6 décembre avec des débuts de mouvement dans la Loire et le Morbihan… tandis que les diverses grèves en cours sur les salaires, l’emploi ou les conditions de travail continuent et même tendent à se durcir.
Or ces mobilisations et grèves autour du procès chez Air France du 2 décembre qui étaient déjà unificatrices et politiques pourraient le devenir encore un peu plus [3]. Elles pourraient, en effet, s’élargir à la lutte contre les interdictions de manifester du fait d’une répression trop sévère de manifestations de salariés. Ainsi, par exemple, alors que 400 agents EDF (Electricité de France) du Sud Ouest en grève contre la mise en concurrence de la production électrique, manifestaient le 24 novembre à Mont de Marsan (préfecture des Landes, région d’Aquitaine), le commissaire de police de la ville a saisi le parquet à leur encontre pour manifestation illégale, ce qui pourrait bien mettre le feu aux poudres à EDF et les entraîner à leur tour dans le mouvement. Ce mouvement rejoindrait et prolongerait ainsi de fait celui qui se dessine autour du 29 novembre.
Cette ambiance sociale et politique pourrait modifier les équilibres qui se sont constitués ces derniers jours entre les deux courants qui étaient, jusque-là, dissimulés dans le même mouvement autour des attentats et amènerait le courant populaire à se politiser.
Il ne faut pas oublier aussi les effets du scrutin régional du 6 décembre où tous ceux qui n’ont pas manifesté et sont restés devant leur écran télé, voteront. Quel sera l’effet du succès politique promis au Front National par certains sondages, sur le mouvement en cours? Cela jouera-t-il comme un éteignoir du mouvement, comme un élément le rapprochant du gouvernement, ou au contraire comme lors de l’annonce de la présence de Jean Marie Le Pen aux présidentielles de 2002, cela contribuera-t-il à le raviver et le politiser et faire de ce mouvement antiraciste un mouvement clairement antifasciste comme on l’a vu à Metz ou Lille, et même contre le gouvernement et sa politique ?
Enfin, il ne faut pas négliger encore les effets de la situation internationale, et par exemple, pour ne prendre que cela, le fait qu’en Espagne se dessine un vaste mouvement [suite à un appel, «Pas en notre nom», lancé le 24 novembre, par des maires de la gauche, des intellectuels, des militants d’Anticapitalistas–courant au sein de Podemos], le 28 novembre en rapport avec les attentats de Paris, contre le terrorisme, contre l’islamophobie, pour les libertés démocratiques et contre la guerre.
Quoi qu’il en soit, dans cette situation très incertaine, cette séquence des 29 novembre au 12 décembre en France, pourrait modifier bien des choses. (25 novembre 2015)
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[1] Avec des exceptions, comme la direction nationale de la LDH par exemple, même si localement, ses postions ont été trés variées ou encore le syndicat de la magistrature qui a dénoncé courageusement l’état d’urgence.
[2] Le plus symptomatique dans cet abandon venait de la CGT alors que Sud-aérien défendait une position coorecte.
[3] Sentant les dangers de la situation, les autorités auraient déplacé le jugement au 27 mai 2016.
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