Etats espagnol. Processus constituants ou réforme constitutionnelle?

Albert Rivera et Pedro Sánchez
Albert Rivera et Pedro Sánchez

Par Josep Maria Antentas

Les élections du prochain 20 décembre 2015 marquent le point culminant de la crise politique ouverte par le surgissement du mouvement du 15 Mai en 2011, crise qui a fini par dériver en une crise du régime né en 1978. Cette crise de régime est marquée par une perte de légitimité, d’une profondeur variable, des grands partis traditionnels qui ont structuré la vie politique espagnole durant ces dernières décennies et aussi par une perte de légitimité de l’Etat, de la Monarchie et y compris du Pouvoir judiciaire.

Dans la présente crise, l’axe qui réunit d’un côté le 15M-les Marées-Podemos-les candidatures municipales de changement (tels queAda Coulau de Barcelone et Jose María Gonzalez “Kichi”, de Cadiz), et, de l’autre côté, le processus indépendantiste catalan s’exprime en un croisement qui est malheureusement discordant. Il ne trouve dès lors pas une expression stratégique. Cet entrecroisement discordant délimite une scène politique qui verra opposants et défenseurs du statu quo mesurer leurs forces lors des élections générales. Elles vont condenser, sous une forme biaisée comme c’est habituel dans les processus électoraux, les forces et les faiblesses de chacun. C’est pourquoi il faut affronter le 20D avec une clarté d’esprit et une vision à long terme afin de nous préparer à la seconde phase de la crise politique qui s’ouvrira après le scrutin.

C’est un débat stratégique de premier ordre qui s’impose. Réforme constitutionnelle ou processus constituant(s)? Autrement dit: parier que la page peut être tournée en ouvrant une nouvelle période ou bien prolonger l’étape née en 1978, avec des changements qui lui insufflent un nouvel élan. Potentialités constituantes ou régime regonflé?

L’immobilisme bunkerizé autour du PP (Parti populaire) et la timidité du PSOE (représenté aujourd’hui par Pedro Sánchez) convertissent les débats actuels à propos d’une réforme constitutionnelle en une chimère diffuse. Et cela nourrit le terrain des confusions entre le chemin de la réforme constitutionnelle et celui de la rupture constituante qui peuvent paraître aux yeux de quelques-uns pas si différentes l’un de l’autre. Ou paraître seulement une simple dispute sémantique.

Cependant, en réalité, ces deux voies incarnent des perspectives opposées. La première cherche à relégitimer le régime. La seconde prétend construire une nouvelle institutionnalité. Cet horizon alternatif marque une bifurcation stratégique. Deux routes distinctes pour arriver à des destinations sans commune mesure. Deux routes vers des objectifs différents.

La difficulté du régime pour se réformer renvoie à la faiblesse de sa légitimité démocratique, dès son origine. La construction politique, médiatique et intellectuelle du «consensus» de la Transition [1978-1985], malgré qu’elle ait réussi et a été opératoire pour légitimer l’actuel cadre politique, ne peut pas cacher l’absence de références démocratiques réelles et fortes dans le récit de fondation du régime de 1978.

Le test de la réforme, comme le fait remarquer le professeur de Droit constitutionnel Pérez Royo, est le test maximum auquel devra se soumettre l’ordre légal en vigueur pour, précisément, acquérir sa pleine légitimité démocratique. Mais c’est une chose de rappeler que l’incapacité du cadre actuel à s’auto-réformer indique ses déficits de légitimité et c’est une autre chose de plaider pour une réforme afin de combler ces déficits. Bien entendu, il y a réformes et réformes. Certaines sont superficielles et se remarquent à peine tandis que d’autres sont structurelles. La «réforme» éthérée et non substantielle proposée par le PSOE est autre chose que les propositions réelles qui émanent de Podemos. Mais cela ne recouvre pas l’opposition entre la voie de la réforme constitutionnelle et celle de la rupture constituante.

Entre ces deux stratégies opèrent des différences stratégiques de profonde signification. Des façons différentes de concevoir le changement politique et social. La proposition de la réforme n’a pas réglé ses comptes avec la culture de la Transition, elle peut se réclamer d’elle explicitement ou peut au contraire se formuler comme sa critique, mais (consciemment ou inconsciemment) dans les deux cas elle finit par la reproduire et par la réanimer. Reanimator constitutionnel? La proposition constituante tire les leçons stratégiques du passé et les projette dans la politique du présent et du futur. Ce qu’il faut, ce n’est pas une nouvelle transition qui imite la première, mais bien une proposition de rupture avec ce qu’elle a engendré et qui durant quarante ans s’est maintenu impossible à remettre en question.

La clairvoyance stratégique d’aujourd’hui est nécessaire pour conjurer les erreurs de demain. Il n’est pas à exclure que le moment venu, les forces du régime se voient contraintes de tenter une auto réforme depuis en haut, là où jouent les vieux acteurs, PP et PSOE, alliés pour l’occasion à la béquille qu’est le nouveau suppléant Ciudadanos (dont le porte-parole est Albert Rivera). C’est alors que, même si les chants de sirène en faveur des alternatives de rupture comme Podemos pourront être assourdissantes, ils entonneront encore une fois avec ardeur les incantations originelles du régime, avec en tête d’une liste le «consensus», puis la «responsabilité», le «sens de l’Etat» etc. Force irrésistible? Force d’attraction fatale? Non, si nous anticipons ce scénario et mettons l’accent sur des feuilles de route inconciliables avec toute perspective de «changer tout pour que rien ne change» comme le disait dans Le Guépard Tomasi de Lampedusa.

C’est bien pourquoi les affirmations récentes de Pablo Iglesias [la «tête» de Podemos] nous brisent le cœur quand il a plaidé pour une réforme constitutionnelle (quoique sérieuse et réelle et non pas superficielle et presque imaginaire comme celle de Pedro Sanchez) en éteignant les espérances constituantes. Renoncer à celle-ci, ou les situer comme une perspective désirable – mais déconnectée de la politique concrète et réelle – désarme stratégiquement les forces populaires et place le débat sur un terrain, celui de la réforme, où Ciudadanos peut finir se mouvoir plus facilement. S’il s’agit d’un lifting politique, le sourire galant d’Albert Rivera apparaît toujours plus crédible que la petite queue de cheval d’ Iglesias.

Le changement et la démocratie réels passent par un débordement constituant, à la fois du régime actuel et de la perspective de sa propre réforme. Un débordement qui nécessite pouvoir gérer la complexe temporalité et spatialité des diverses pulsions constituantes qui émanent tant du centre que de la périphérie de l’Etat afin de maximiser sa puissance. Réforme d’en-haut ou pluralités constituantes? A la question, la réponse est claire. (Traduction A l’Encontre, article publié sur Publico.es ; J.M . Attentas est membre d’Anticapitalistas, courant de Podemos, et professeur à l’Université autonome de Barcelone)

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