Entretien avec Fredéric Lordon conduit par Ludovic Lamant
Pour une fois, ce n’était pas un Conseil européen «de la dernière chance» qui s’est ouvert à Bruxelles, le jeudi 18 octobre 2012. Officiellement, l’ambiance était plus sereine qu’à l’accoutumée. Gages de la Banque centrale européenne (BCE), entrée en vigueur du Mécanisme européen de stabilité (MES) – sorte de «FMI à l’européenne» – après quelques hésitations allemandes, ratification en France, dans la douleur [au Sénat ce traité a été adopté grâce à un apport de la droite, alors que la gauche officielle y est majoritaire] du «Traité sur la stabilité, la convergence et la gouvernance» (TSCG), déblocage de la Taxe sur les transactions financières grâce au lancement de la «coopération renforcée» : on veut croire, à Bruxelles, que la sortie de crise est pour bientôt. «Je pense que le pire est passé, mais nous n’en avons pas terminé», a prédit François Hollande, dans la nuit de jeudi à vendredi.
Principale avancée de la soirée : l’«union bancaire» se précise. Les désaccords étaient vifs entre Paris et Berlin, mais Angela Merkel et François Hollande se sont vus jeudi à Bruxelles, en amont du sommet, afin de caler une position commune: d’accord pour une supervision bancaire prise en charge par la BCE, à partir du 1er janvier prochain, comme le voulaient les Français. Mais le dispositif montera en puissance au fil de l’année 2013, et la supervision ne sera effective qu’en 2014 –pour ne pas précipiter les choses, comme le souhaitaient les Allemands. Les Européens font de cette supervision bancaire renforcée un préalable à la «recapitalisation directe» des banques mal en point dans l’eurozone, par exemple en Espagne
A l’occasion de ce sommet, Ludovic Lamant s’est entretenu avec l’économiste Frédéric Lordon, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des questions de régulation financière, et figure des «économistes atterrés», ce collectifs d’universitaires «atterrés» par les politiques d’austérité qui entraînent, selon eux, l’Europe dans le mur. Il décrypte l’ensemble des annonces des derniers mois, analyse les contours de cette «union bancaire» en chantier, et revient sur les ambiguïtés du « saut fédéral » régulièrement décrit comme une solution miracle à la crise.
La BCE a présenté en septembre un programme de rachat de la dette sur le marché secondaire, pour donner de l’oxygène aux pays les plus mal en point. L’annonce semble avoir apaisé les marchés et les taux auxquels l’Espagne et l’Italie empruntent ont reculé. S’agit-il d’un tournant dans la gestion de la crise?
Un tournant, c’est sans doute beaucoup dire… La crise est si profonde qu’il faudrait non pas une, mais une série d’avancées institutionnelles, et au moins de ce calibre, pour qu’il y ait matière à parler de tournant. Cependant, à l’évidence, on ne peut pas dire avec cette décision de la BCE qu’il ne s’est rien passé. Mais quoi exactement? L’intervention de Mario Draghi [rachat e dette] a temporairement congelé un processus de décomposition qui conduisait irrésistiblement à l’explosion de l’euro. Mais comme toutes les avancées, celle-ci est acquise dans la douleur, après de laborieuses tractations internes à la BCE et avec les États-membres et, pire encore, le doute continue de planer sur la réalité de sa mise en œuvre.
Pour créer de la conditionnalité là où il n’y en avait pas, la BCE a au surplus décidé qu’un pays ne pourrait bénéficier du programme OMT [opérations monétaires sur titres, soit rachats de dettes] qu’après s’être déclaré «bénéficiaire» des fonds de secours européens…, c’est-à-dire après s’être laissé tomber dans les pattes de la Troïka [BCE, UE, FMI].
Que se passera-t-il au moment où ces pays accepteront d’entrer dans les programmes de conditionnalité? Ma crainte est qu’elle ne condamne les populations à ce qu’on pourrait appeler une austérité «sub-atroce», soit quelques milliards d’euros de moins à couper dans les dépenses publiques du fait de la détente des taux d’intérêt, mais sur fond d’ajustement structurel maintenu à l’identique… Avec à la clé l’espoir un peu plus grand pour les gouvernements que les populations ne passent pas leur point de rébellion ouverte. Pour celles-ci, a contrario, la chose signifie la certitude d’endurer l’austérité pendant une décennie, sans même la possibilité qu’une explosion des marchés financiers vienne signifier l’inanité de ces politiques économiques et, de fait, y mettre un terme. Car voilà où on en est en Europe: les populations n’avaient plus que l’espoir paradoxal du pire, à savoir qu’une tempête spéculative vienne enfin tout mettre par terre, et que la tabula rasa permette de reconstruire autre chose. C’est cet espoir, très près de se matérialiser cet été, que la BCE vient de fermer.
Ce scénario du pire est-il définitivement écarté à vos yeux?
C’est une autre affaire. Car l’équation macroéconomique – perdante – n’a en rien été altérée par la décision de la BCE. Quelques points de taux d’intérêt en moins ne changeront rien au fait que nous vivons la clôture d’une époque qui s’achève dans l’excès d’endettement généralisé – ménages et banques tout comme les États. Or on ne sort de ce genre d’impasse que par des effacements massifs de dette.
La voie de sortie n’est ni dans les ridicules bonifications de la BCE, ni même dans le prêt direct aux États (pour l’heure, comme on le sait, interdit par le traité): toutes ces solutions laissent intactes l’écrasant stock de la dette. La voie de sortie, c’est le défaut, car seul le défaut nous libère du stock. Mais c’est le genre de chose inconcevable à froid. Attendons donc que la macroéconomie fasse son œuvre…, éventuellement aidée par quelques ruades politiques de populations tenues pour simple chair à austérité, mais qui pourrait bien décider un jour que trop, c’est trop.
Êtes-vous favorable au fait de retirer du calcul du déficit public des États membres, les investissements «productifs», ce qui serait une autre manière de redonner de l’oxygène aux États, tout en essayant de respecter l’objectif des 3 % du PIB de déficit?
C’est une question qui suppose implicitement d’avoir admis que la politique budgétaire doive être réglée sur des objectifs prédéfinis de déficit, courant et/ou structurel. Or cet implicite ne va nullement de soi, il est même aussi inepte que dangereux. Plutôt que d’entrer dans les discussions byzantines de définition des déficits variés, c’est le préalable de cette fausse évidence qu’il faut déconstruire, car c’est en ce point précis de l’asservissement des politiques économiques à des cibles prédéterminées que réside la tare congénitale du modèle européen.
Un paradoxe étonnant veut que les États-Unis soient les grands émetteurs d’injonctions doctrinales que seuls les Européens sont assez bêtes pour prendre au pied de la lettre. Ainsi de ce débat très «Chicago» [allusion aux économistes dits de l’Ecole de Chicago] connu sous le nom « rule versus discretion » qui, au nom de la «crédibilité», enjoignait aux gouvernements de se tenir strictement à des règles.
Jamais les Etats-Unis ne seraient eux-mêmes assez fous pour se lier les mains par des objectifs prédéfinis et intangibles, et priver ainsi leur politique économique de toute marge d’appréciation stratégique et d’action discrétionnaire. Il n’y a que les Européens pour avoir épousé sans réserve cette monumentale ânerie. Et il n’y a plus que les dévots pour croire à la numérologie économique. Il faut reconnaître que c’est une religion qui se porte bien: elle ne cesse de se donner de nouvelles idoles.
Après les 3 % de déficit courant sortis de nulle part, en fait si : des cauchemars des socialistes français des années 1980 [fixé de manière assez hasardeuse, ce 3% est devenu une règle à l’occasion du tournant de la rigueur en 1983], voici les 0,5 % de déficit structurel dont les fondements macroéconomiques sont rigoureusement inexistants. Les plus exaltés ont même épousé les 90 % de dette publique, pondus par Rogoff et Reinhardt [deux économistes américains qui fixent ce seuil devenu une référence sacrée pour les politiques d’austérité, alors que contesté y compris par des macro-économistes assez traditionnels], ça fait une nouvelle breloque à agiter sous le nez des impies ou des simples d’esprit.
Le président du Conseil Herman Van Rompuy propose de renforcer l’union économique et monétaire. A commencer par l’Union bancaire, en chantier. Cette dernière prévoit la mise en place, officiellement au 1er janvier prochain, d’un superviseur unique pour l’ensemble des banques des 17 États membres de la zone euro. Est-ce une avancée?
Il est évident qu’une union bancaire est un élément très important d’une avancée de l’intégration européenne. Où les banquiers se précipitent-ils tous pour pleurer misère et supplier qu’on les sauve? Auprès du bon vieil État-nation, ce pelé, ce galeux, tellement dépassé, tellement à la traîne du monde qui est devenu «plat»… En cas de malheur, c’est bien à l’écurie nationale que retourne la race des seigneurs de la finance «mondialisée» pour se faire dorloter. Là où les banques se rendent en cas de crise, là se tient le pouvoir politique réel, le pôle hors-marché seul capable de sauver les capitalistes du désastre des marchés.
De ce point de vue, qu’elles soient conduites à se rendre non plus en des lieux nationaux, mais en un lieu européen serait sans doute un pas dans la constitution de ce niveau européen en authentique pôle politique. Mais déplacer le lieu de la supervision et du sauvetage bancaires au niveau européen n’aura strictement aucun effet en matière d’inflexion du rapport de force entre le politique et la finance: moins qu’ailleurs les instances européennes n’imposeront à la finance la moindre conditionnalité, ne parlons même pas d’utiliser l’opportunité de la crise pour ramasser les banques et leur imposer une refonte radicale de leurs structures…
Comment expliquez-vous la réticence des Allemands sur ce texte ?
C’est une attitude incompréhensible, en tout cas au regard d’un pays qui par ailleurs fait profession d’intégrationnisme fédéral. Comme toujours, l’incompréhensible est très compréhensible dès lors qu’on est capable de voir la puissance, et la résistance du fait souverain national, pas moins fort en Allemagne qu’ailleurs. Les Allemands ne veulent pas qu’une autorité supranationale, à la légitimité douteuse (euphémisme), vienne mettre son nez dans les Landesbanken [banques des Länder] où s’élaborent des compromis politiques régionaux importants. On notera au passage comment l’Allemagne, réputée reine de l’orthodoxie, est tout à fait capable de subordonner l’activité bancaire à des fins politiques qui lui sont notoirement extérieures.
Êtes-vous tout de même d’accord pour dire que certaines lignes commencent à bouger à Bruxelles ? Le récent rapport Liikanen [gouverneur de la Banque de Finlande], publié par un groupe d’experts de la Commission, plaide pour en finir avec le principe de la «banque universelle» et propose d’isoler les activités bancaires les plus risquées.
«Des lignes commencent à bouger»… Nous ne sommes jamais que quatre ans après le déclenchement de la crise du siècle et les lignes viennent de considérer qu’elles pouvaient «commencer» à bouger. Il faudrait juste que les lignes se grouillent un peu si elles veulent que leur début de mouvement ne finisse à l’état de chiffon. Qui ne voit pourtant qu’en matière de régulation, il n’y a aucune volonté politique, nulle part, de dépasser le simple stade de la pantomime: le Dodd-Frank Act [acte législatif, de juillet 2010, tendant à réguler les marchés financiers et à protéger le consommateur] d’Obama est méthodiquement vidé de sa substance par le lobbying de l’industrie financière; le rapport Vickers supposé préconiser (pour le Royaume-Uni) la séparation banque d’investissement/banque de détail a été réduit à un filet d’eau tiède.
Quant à son équivalent français défendu par François Hollande pendant sa campagne, Pierre Moscovici a déjà rectifié la pauvre petite «ligne» qui commençait à peine à «bouger» – et «l’ennemi sans visage» se tient les côtes de rire. Ne parlons même pas de l’Europe: en cette matière, elle est la figure même de la nullité. Ou plutôt du parfait mauvais vouloir, à peine accompagné de gesticulations verbales.??
Le Conseil européen espère également obtenir l’aval des chefs d’État et de gouvernement pour «explorer» deux pistes nouvelles. La première porte sur la « contractualisation » des politiques économiques menées par les Etats, en dialogue avec la Commission, pour une meilleure coordination. Qu’en pensez-vous ?
«Contractualisation», «semestre européen», TSCG, règle d’or: autant de variantes navrantes du même profond contresens à propos de la crise européenne présente. Qui est une crise de configuration politique. La zone euro a tenté d’explorer une configuration intermédiaire entre les solutions nationales et une union complète, cette tentative a échoué. Le fédéralisme incomplet, simplement monétaire, comme beaucoup d’économistes hétérodoxes l’avaient fait remarquer dès le départ, est intenable. Il est économiquement inefficace et politiquement odieux. C’est le problème constitutif de cette configuration qui la voue à ses tares irrémédiables, or c’est un problème tout à fait objectif !
Dès lors, en effet, qu’elles se donnent un destin commun, en l’occurrence monétaire, il est impossible que des politiques économiques soient conduites hors de toute pré-coordination par des règles, sauf à laisser se développer des problèmes de passager clandestin [celui qui ne participe pas à une action collective, pour en éviter les coûts, tout en visant à en retirer les bénéfices] et d’aléa moral (en encourageant les prises de risque parce qu’on sait qu’il existe une assurance contre ce risque – LM). ?
Or des règles, dans leur principe même, ont le double inconvénient, d’une part, de supprimer toute marge de manœuvre stratégique pour une action discrétionnaire requise en cas de choc exceptionnel, et, d’autre part, d’attenter directement au principe de souveraineté. Seule l’europhilie béate peut rester ignorante des effets de ces dépossessions de souveraineté populaire. Il est vrai que, devenue entièrement adepte de la raison technocratique, seule à même de dépasser les «archaïsmes nationaux», la démocratie lui semble une question tout à fait subalterne, quand elle n’est pas un obstacle à faire sauter pour de bon.
La «contractualisation» et tous ses avatars persistent dans la logique de ce problème aussi objectif qu’insoluble: on continuera donc d’acheter la «coordination» au prix de la dé-démocratisation européenne, calcul désastreux à tous points de vue, aussi bien politique qu’économique d’ailleurs.
Le document propose aussi de creuser l’idée, encore très floue, de «capacités budgétaires» » au sein de la zone euro. Est-ce, à vos yeux, le retour des eurobonds cette dette qui serait émise collectivement, à l’échelle de la zone euro, et qui permettrait de renforcer la solidarité au sein des Etats membres? Est-ce une avancée?
L’idée n’est pas seulement floue: elle est insignifiante, en tout cas dans les ordres de grandeur qu’elle se donne actuellement. Un budget communautaire augmenté (à quelle échéance ?…) à quelques points de PIB reste une misère – juste un peu moins misérable que le 1 point actuel. Il n’y a aucun effet macroéconomique sérieux à en attendre.
Par ailleurs, on ne saurait assimiler cet embryon de budget communautaire à l’idée des eurobonds, même si tout ça n’est pas sans air de famille. Mais jamais, les Allemands qui ont évidemment le plus à perdre à une péréquation des taux d’intérêt, n’entreront dans un dispositif d’eurobond sans avoir obtenu en contrepartie un droit de regard (éventuellement par Commission interposée) permanent, et plus sévère que jamais, sur la définition en amont des politiques économiques nationales. Inutile de dire que l’Etat-membre déviant se verra instantanément mis sous tutelle sans même avoir eu à atteindre le stade de réclamer les fonds de secours du MES. A la moindre incartade, le dessaisissement sera immédiat.
L’enthousiasme pour les eurobonds est alors une sorte de symptôme: il donne la mesure de l’incompréhension de la crise du principe de souveraineté qui ravage l’Union européenne. Pouvoir imaginer la sortie de crise par des voies qui l’approfondissent à ce point est un sommet d’aberration qui indique le degré de naufrage de la pensée économiste. Parce que sous la plomberie financière (« la crise économique »), il y a une crise profondément institutionnelle et politique, une crise du principe de souveraineté. Mais j’accorde que tout ça est beaucoup demander à des économistes, comme d’ailleurs à tous ceux, dirigeants politiques, éditorialistes, chroniqueurs européens fanatiques, etc., dont les esprits ont été dévastés par cette pensée-là, et à qui le politique, au sens le plus profond du terme, est devenue chose totalement étrangère.
Mais l’intégration économique ne signifie pas forcément, en théorie, le durcissement budgétaire… Êtes-vous d’accord pour faire la distinction? Le Parti socialiste, au Parlement européen, plaide par exemple pour l’intégration d’un pacte social au cœur du rapport Van Rompuy.
C’est en effet une distinction élémentaire, de celles précisément que les eurobéats ont toujours niées pour mieux pouvoir renvoyer les opposants de l’Europe de Maastricht-Lisbonne au rejet de l’Europe tout court. Cynisme délibéré ou simple bêtise, on ne sait plus trop, mais toute l’oligarchie s’est spontanément retrouvée pour enfermer le débat dans l’antinomie débile «Pour ou contre l’Europe», sans jamais vouloir poser la question «Quelle Europe?», ou «A quelles conditions?». Comme si l’Europe était désirable par soi, formellement, sans aucun égard pour ses contenus. Des plus fanatiques défenseurs de l’Europe, je me pose toujours la même question: à quel moment, à quelle sorte de «progrès» européen diraient-ils «stop»? A l’Europe du libre commerce des organes, on continue ou on s’arrête pour réfléchir ?
Il est vrai que l’Europe est plus futée que ça, et ne risque pas trop de tomber dans ce genre d’énormité. Elle se contente de répandre la misère, et c’est là le genre de choses tout à fait impropre à susciter la moindre réserve auprès des oligarques de tout poil (à commencer par les oligarques médiatiques), en général portés à considérer leur aisance matérielle comme naturelle et universellement partagée. Ce genre de vulgaires problèmes d’intendance n’est rien au regard des perspectives historiques grandioses qu’ils ont la hauteur de vue d’embrasser à la place du peuple obtus.
Ce qui m’effraye le plus chez ces gens-là est le degré auquel l’Europe est devenue intransitive, c’est-à-dire sans autre finalité qu’elle-même. Quoi qu’elle fasse, ils la défendront jusqu’au bout, jusqu’au bout de la crise humanitaire grecque, jusqu’au bout de la Grande Dépression où elle nous précipite. Si l’Europe, qui est bonne, dit «austérité», alors l’austérité est bonne; et c’est ainsi qu’en France la plupart des chroniqueurs européens, jusque dans certains journaux supposément de gauche, se retrouvent plus à droite que le Financial Times, The Economist et le FMI réunis! – il est vrai que les apprentis-idéologues n’ont pas l’aisance des grands consacrés qui peuvent se payer le luxe de la lucidité: eux voient –et disent ! – que l’austérité est une impasse.
Pourtant la question est plus que jamais celle de la différence entre cette Europe et toute autre Europe possible. Mais ce débat-là ne doit jamais être posé, et voilà où en est la vie démocratique sous la férule éclairée de ces précepteurs: quelque part entre «marche ou crève» et «ferme ta gueule» (un autre inconvénient mineur à leurs yeux). En toute généralité, on peut donc dire de l’intégration économique la même chose qu’on pouvait dire de la monnaie unique au début des années 1990: idée intéressante. mais imprécise telle quelle, et qu’on ne jugera vraiment qu’une fois connus ses contenus concrets.
C’est là que les choses se corsent. Car sur la planche à dessin on peut très bien imaginer la monnaie unique de nos rêves. Mais, par exemple, on ne fait pas n’importe quelle Europe monétaire avec l’Allemagne: on fait la sienne, point barre. D’où cette monstruosité qui a consisté à fixer des contenus de politique publique, notamment de politique économique orthodoxe, dans des textes à caractère (quasi) constitutionnel, comme les traités européens. Or la démocratie suppose la possibilité de remettre en jeu régulièrement les politiques publiques ordinaires, de les soumettre à nouveau à la délibération souveraine, pour les reconduire, les modifier ou les abandonner.
Et ce « pacte social », alors ?
Le «pacte social» des «socialistes» européens fait partie de ce genre de verroterie régulièrement jetée aux populations quand elles deviennent un peu hargneuses. On leur offre alors de l’encre sur du papier, à l’image des risibles articles «sociaux» du Traité constitutionnel européen de 2005, ou encore du rajout du mot «croissance» derrière «pacte de stabilité». Il faudra bien finir par se faire à l’idée que les promesses d’une superstructure de droits sociaux édifiée sur l’infrastructure d’un néolibéralisme «constitutionnalisé» sont, par construction, mensongères. Et que, pour reprendre les mots de François Denord et Antoine Schwartz, «l’Europe sociale n’aura pas lieu» [titre de leur ouvrage Ed. Raisons d’agir, 2009, 138p.] – en tout cas pas à partir de cette Europe-là.
Êtes-vous d’accord pour dire que le «plus d’intégration» – ce qu’à Bruxelles, certains nomment le «saut fédéral» – est la seule réponse aux déséquilibres macroéconomiques à l’origine de la crise?
Il est manifeste en effet que si une Europe veut survivre à cette crise, le saut fédéral est un impératif. Mais encore faut-il s’interroger sur sa forme, ses contenus… et ses conditions de possibilité. Si, comme je le crois, la crise présente de l’Europe est fondamentalement une crise politique du principe démocratique de la souveraineté populaire, alors n’importe quel fédéralisme ne fait pas l’affaire. La pire des solutions consisterait en un fédéralisme technocratique, piloté par une Commission aux prérogatives étendues. Suivi de près par un fédéralisme «conservatif» qui n’aurait aucune intention de remettre en jeu, en le «déconstitutionnalisant», le socle néolibéral présent.
Pour dire les choses plus positivement, «fédéralisme» n’a de sens qu’entendu comme avènement d’une authentique communauté politique européenne, munie d’une constitution n’ayant pas d’autre finalité que l’organisation des pouvoirs publics européens, et remettant la définition de toutes les politiques publiques (communes) à des instances (exécutives et législatives) élues et dotées des pouvoirs adéquats. Soit la réduction de la Commission à une pure administration, donc sans commissaires ni président.
Cette condition qui est nécessaire est cependant loin d’être suffisante. Car la formation d’une communauté politique authentique, d’une politeia comme disaient les Grecs, n’est pas qu’affaire d’institutions formelles. Elle requiert également que les multitudes européennes se reconnaissent en peuple européen, plus précisément en un peuple européen décidant de se gouverner selon la loi de la majorité. Or cela suppose que se constituent des clivages politiques-idéologiques transversaux qui prévalent sur les actuels compartimentages verticaux-nationaux.
Pour donner un exemple très simple, une Europe politique serait viable si, au hasard, les Allemands acceptaient de se plier à une loi de la majorité européenne qui déciderait que la banque centrale n’a plus à être indépendante et qu’elle peut financer directement les États… Qui est prêt à parier là-dessus? Notez qu’on devrait procéder à la même expérience de pensée, sorte de stress-test a priori de l’Europe politique, avec des Français contraints par une loi de la majorité de renoncer à la Sécu ou à l’Éducation nationale publique, etc.
Posée plus généralement la question est donc la suivante: certaines nations consentiraient-elles à renoncer à une part de leurs idiosyncrasies historiques les plus profondes sous l’effet d’une loi de la majorité «transversal » ? Pour ma part, je ne sais pas répondre à cette question. Je ne sais pas si le gain d’une réelle citoyenneté politique européenne, accompagnée par des avancées de droits fondamentaux, suffirait à créer une affectio societatis européenne capable de dominer les affectio societatis nationales, à la manière dont les appartenances régionales en France sont dominées par l’appartenance nationale. Or c’est la question absolument décisive.
Je vois bien que les fédéralistes enragés n’ont ni l’intention, ni peut-être même l’idée, de la poser. Avec, comme pour la monnaie unique, le risque de s’engager dans une construction dont on n’a même pas prévu qu’elle pourrait, qu’elle devrait, faire face à des chocs autres que ceux du « petit temps ». Le drame de l’Europe, c’est que sa défense, pratique comme idéologique, a été confiée à des zélotes qui n’ont aucun sens historique de ce qu’est le politique.
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Article publié sur le site français Mediapart, le 19 octobre 2012
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