Par Agustin Moreno
A Madrid, d’importantes mobilisations de quartier ont lieu contre les attaques du gouvernement du Parti populaire (PP) contre la santé publique et sa tentative de démanteler les soins primaires. La réaction de nombreuses personnes sur les réseaux sociaux est la suivante: «Profitez de ce pour quoi vous avez voté» lors des élections régionales du 4 mai. [Voir à ce sujet l’article de Manuel Gari Ramos publié sur ce site en date du 7 mai 2021]. Je comprends pourquoi ils disent cela: les décisions ont des conséquences et voter pour Díaz Ayuso peut en avoir, et des très négatives. Mais je ne peux pas être d’accord avec une déclaration qui me semble injuste, partiale et paralysante.
Elle est injuste car elle pourrait être équivalente au «Qu’ils aillent se faire foutre!» crié par la députée du PP Andrea Fabra lorsque Mariano Rajoy [PP, président du gouvernement de décembre 2011 à juin 2018], qui avait la majorité absolue, a annoncé une réduction des allocations pour les chômeurs. Cela me semblait tellement dégoûtant que, comme l’a dit l’empereur Marc-Aurèle, la meilleure vengeance est de ne pas être comme eux. Probablement, dans cette déclaration, il y a aussi une touche d’anti-madrilénisme. Elle peut avoir son explication car, en plus du rejet historique du centralisme, s’ajoute l’image d’arrogance et de suffisance qu’Isabel Díaz Ayuso (Présidente de la Communauté de Madrid) a véhiculée. Or, ce n’est pas le cas de la majorité des habitants de Madrid. Croyez-moi, cette majorité rien à voir avec les traits rances du «cayetanismo» [qualificatif donné à un courant politique marqué par l’arrogance, la suffisance, l’outrecuidance…], ces traits n’ont rien à voir avec la plupart de cet ensemble de citoyens qui est un condensé de diversité, un tutti fruti convivial et avenant.
Les données électorales sont claires, mais aussi complexes. Le fait que le PP ait été la première force dans certains quartiers populaires, aujourd’hui mobilisés, ne signifie pas qu’il y a gagné les élections. Par exemple, à Puente de Vallecas, le PP a obtenu 27,52% des voix, mais la somme de la gauche était de 61,63%. A Villaverde, le PP a obtenu 33,69% et le bloc progressiste 54,24%. Pourquoi ces quartiers voudraient-ils renoncer à descendre dans la rue?
Et les causes de ce qui s’est passé sont encore plus complexes. La gauche a certainement fait de nombreuses erreurs. Et elle aurait tort si elle ne les analyse pas en profondeur, ne fait pas son autocritique et ne tire pas les conclusions qui lui permettront de s’améliorer. Mais il est nécessaire d’explorer leur origine. Par exemple, on dit que la gauche n’a pas présenté de propositions pendant la campagne, alors qu’elle en avait beaucoup. J’aurais aimé qu’elles puissent être débattues. Mais il n’y avait pas de place pour cela une fois qu’ Isabel Díaz Ayuso a décidé de ne pas accepter de débats. Et il était impossible de le faire avec une ultra-droite (Vox) vociférante. N’oublions pas qu’Isabel Díaz Ayuso a gagné avec un programme vide, parce qu’elle ne pouvait pas développer que sa proposition était de mettre fin à tout ce qui était public et de gouverner en faveur des puissants.
Le sommet de la propagande politique est de vous faire voter pour ceux qui gouvernent contre vos intérêts. Ce n’est pas nouveau. Depuis la conquête du suffrage universel masculin, la stratégie des élites bourgeoises a été de conserver le pouvoir politique, sachant que par la loi, le propriétaire d’une usine disposait d’une voix contre des centaines de ses ouvriers. Elles ont travaillé dur pour maintenir cet objectif. Elles ont développé la manipulation idéologique, le pouvoir des médias, l’effort pour avoir les prédicateurs de leur côté, l’achat des dirigeants ouvriers, l’objectif de démoralisation de la majorité. Et, dans les situations extrêmes, les règles démocratiques sont brisées et réprimées durement pour inoculer une peur qui conduit à «rester en dehors de la politique».
L’investissement dans l’endoctrinement et la promotion de l’ignorance joue également un rôle très important. Pourquoi pensez-vous que l’éducation est un champ de bataille important pour la droite et l’Église? Car les deux savent très bien que l’école publique peut former des citoyens informés, critiques et engagés. Ils préfèrent contrôler la transmission de valeurs conservatrices, individualistes et la soumission au système. Parce que pour que rien ne change, ils ont besoin d’un faible niveau de culture politique.
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Celui qui pense que ceux qui ont voté pour le PP et Vox ont ce qu’ils méritent, devrait se rappeler que les droits de l’homme sont universels, c’est-à-dire pour tout le monde sans exception. Ce qui signifie que tout le monde, du fait d’être une personne, devrait pouvoir bénéficier d’une bonne éducation et d’une bonne santé publique, quel que soit le candidat pour lequel il a voté. Le fait que les électeurs et électrices expriment des contradictions reflète le manque de bouclier culturel et critique des citoyens et citoyennes. Dès lors, il faudra continuer à travailler pour neutraliser le bombardement de propagande qui blanchit des idéologies très dangereuses pour la vie en commun et la justice sociale.
Le fait qu’une force politique ait remporté une élection ne lui donne pas carte blanche pour agir au mépris total des droits des autres. De nombreux Madrilènes ne veulent pas de coupes dans la santé publique et sa privatisation, même s’ils ont voté pour Isabel Díaz Ayuso et son programme en blanc. Ils l’ont fait parce qu’ils n’ont pas su placer le «sandwich au calmar et la bière» dans le contexte de ce que signifient les politiques ultralibérales. Je doute que beaucoup d’électeurs du PP sachent, par exemple, qu’aux Etats-Unis, les patients admis à l’hôpital pour un covid ont payé plus de 23 000 dollars pour leur traitement et que, dans de nombreux cas, ils se sont retrouvés ruinés.
Dire «laissez-les se débrouiller avec ce qu’ils ont voté», en plus de sonner comme un reproche vindicatif, est paralysant. Parce que les droits démocratiques ne s’arrêtent pas au suffrage universel. Nous avons aussi d’autres droits fondamentaux comme la liberté d’expression et de dénonciation, le droit de réunion, de manifestation et de grève pour les empêcher de détruire les biens communs de tous. Gagner des élections ne donne pas le droit de piétiner les droits sociaux, ni ne nous oblige à accepter passivement les attaques contre les conquêtes historiques. C’est une obligation morale et démocratique de se mobiliser lorsque les services publics sont transformés en terrain de pillage et que les citoyens sont méprisés.
Chacun a le droit de se tromper, même ceux qui ont voté pour des options politiques contraires à leurs intérêts. Et, bien sûr, le droit de rectifier leur vue et de réfléchir lors des prochaines élections. Il est clair que la gauche dans son ensemble n’a pas obtenu, le 4 mai, l’appui électoral nécessaire pour pouvoir former un gouvernement décent et progressiste à Madrid. Mais nous ne devons pas magnifier ce qui, aussi important soit-il, n’est qu’une défaite électorale. N’oubliez pas ce que disait José Saramago: «La défaite a quelque chose de positif: elle n’est jamais définitive. La victoire, en revanche, a quelque chose de négatif: elle n’est jamais “définitive”.» Nous devrons continuer à faire des propositions, à créer une organisation et une unité, à descendre dans la rue, à semer des fleurs et des rêves. Et si vous manquez d’espoir ou de confiance en vos propres forces, faites comme moi: «quand vous voyez Ayuso, pensez à Trump». (Article publié sur le blog de Público le 6 juin 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
Agustín Moreno, syndicaliste chevronné, est député à l’Assemblée de Madrid pour Unidas Podemos.
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