Par Emmanuel Rodriguez
La métaphore de l’ouvre-boîtes [1] avait l’air de venir à propos lorsque ceux Pablo Iglesias se sont présentés – il y a déjà un an – comme constituant le seul outil apte à ouvrir le système des partis. Métal contre métal, cuillère contre cuillère, Podemos s’est présenté alors comme le marteau qui casserait le « plafond de verre » que ni le 15M [les Indignés] ni les groupes qui en ont découlé comme le mouvement pour le logement, las Mareas [les marées : les mouvements sociaux dans la santé, l’éducation, etc.], le 25S [action d’encercler le Congrès] n’ont réussi à le faire.
S’il y a eu, ou s’il y a dans cet enthousiasme envers Podemos une rechute dans «l’illusion démocratique», et s’il est nécessaire d’empoigner la discussion, avec plus de raisons qu’il n’y paraît, d’un modèle différent et extérieur aux élections, de la représentation et de l’Etat, nous finirons par le découvrir ces prochains mois. Pour le moment, il suffit de reconnaître que sans l’énergie sociale qui a porté Podemos et qui s’est exprimée dans le 15M, il n’y aurait pas de changements. Ou si on le dit comme on l’aurait dit à l’époque: sans «mouvement il n’y a pas de politique» [article de Pierre Bourdieu de 1999 à propos de l’Union européenne]. En attendant – il y a toujours un «en attendant» – on dirait qu’on va bien devoir recourir à Podemos, en tout cas si l’on veut qu’il serve le but pour lequel il a été désigné, c’est-à-dire gagner des élections. Le problème est qu’aujourd’hui, le blindage qu’il est question de casser n’est pas seulement celui du régime, mais aussi l’armure que Podemos a fabriquée autour de lui.
Hier, (le 11 juin 2015) une initiative intéressante a été présentée à la presse et à la population: «Ouvrons Podemos». Le manifeste est une invitation à la réflexion sur les élections du 24 mai et une proposition pour un élargissement démocratique. Entre autre chose, il a été question de problématiques qu’on a voulu mettre de côté ces derniers mois: la revendication d’un revenu de base comme solution à la crise causée par la relation revenu/emploi; le refus de payer la dette comme mécanisme de soumission sociale; la nécessité de s’aligner sur un mouvement européen et global et ne pas se cantonner à l’Etat espagnol; et surtout, la demande d’un processus constituant comme seul moyen de forcer la serrure oligarchique institutionnelle et d’ouvrir le débat sur le modèle d’Etat. Prises dans leur ensemble, ces propositions forment les lignes générales d’un programme de rupture démocratique, cette même rupture démocratique qui fait partie des autres consignes qu’on essaie de faire passer aujourd’hui pour un «débat totalement faux».
Ce qui est intéressant avec le texte de cette initiative, qui a reçu beaucoup de signatures, c’est que dans son préambule il y est reconnu qu’on continue à considérer que l’outil électoral reste privilégié à l’heure de promouvoir ce programme de démocratisation. La nécessité d’ouvrir Podemos ne répond pas, néanmoins, à l’urgence ou au scandale que produit le manque de démocratie interne, mais simplement au principe de sa survie. L’existence ou la non-existence de Podemos se résume en peu de mots: soit sa direction s’entend bien et accepte la solution du cycle politique – ce qui inclut le succès électoral – soit, la participation, l’appropriation des processus, la reproduction et l’adaptation sans autorisation, ou la vie future de Podemos ressemblera de plus en plus à celle d’une étoile morte qui a un jour brillé, mais de façon éphémère.
Podemos fait face en effet à une situation difficile: son modèle interne s’est transformé en un obstacle pour l’épreuve électorale qui est aujourd’hui requise. Même avec tous les succès engrangés – 800 assemblées locales; la sympathie de quasi tous les acteurs engagés dans le changement; ainsi que les actifs politiques qui n’ont pas pu jouir d’une quelconque organisation depuis les années soixante-dix – Podemos a renoncé à Vista Alegre (Assemblée constituante de Podemos en octobre 2014) à la construction d’une organisation politique: «un parti-mouvement» capable de soutenir un combat à moyen terme, ainsi que de récupérer par en bas ce que sur le terrain médiatique et institutionnel on allait perdre tôt ou tard. A la place, un parti-appareil s’est mis en place fait de permanents, de secrétaires de conseillers et aujourd’hui de dizaines de députés dans les régions autonomes.
Il convient d’insister sur les résultats de cette option. Le modèle de Vista Alegre a transformé l’organisation en une immense plateforme qui a été tiraillée pendant plus de huit mois par des luttes internes concernant l’élection des organes du parti; l’appauvrissement de la discussion politique; et le lent abandon des círculos [qui sont les différents groupes régionaux ou thématiques qui forment Podemos]. Et tout cela pendant que la direction, sublimée par la théorie de l’hyperleadership, s’est vue de plus en plus attaquée et érodée par l’inévitable contre-attaque médiatique.
Il est indispensable de rappeler aussi que pendant que l’appareil perdait progressivement le lien avec les réalités sociales vives, internes et externes au parti qui ont été carrément dépréciées et ignorées, une bonne partie de ce même tissu se préparait à affronter les élections qui sont les plus proches des citoyens et citoyennes, celles des scrutins municipaux. La construction des candidatures et des mouvements municipaux a une histoire qui est la plupart du temps antérieure à l’existence de Podemos. Quoi qu’on en dise, les modèles récoltant le plus de succès n’ont jamais été menés par des partis. De fait, ce n’est qu’à l’arrivée, après avoir mis en place des obstacles, et uniquement dans les villes qui ont fait leurs preuves, que la direction de Podemos a donné son placet [adhésion] pour les municipales, approbation qui prenait forme par quelques meetings dont la tête d’affiche a été partagée [2]. Cependant, c’est ce tissu vivant et ces initiatives – dans leurs formes les plus vertueuses – Mareas Atlàntica (A Coruña), Ahora (Madrid), En Comú (Barcelone), Sí se Puede (Tenerife) – qui ont sauvé le cycle électoral et ont montré le chemin à suivre.
Podemos fera face à des mois cruciaux pendant lesquelles il devra décider s’il apprend et change ou s’il continue à se replier sur lui-même. Les semaines qui viennent montreront si Podemos s’entête à suivre la théorie de ce que l’on pourrait appeler: «le 25 mai 2015 [lendemain des élections municipales et régionales], le premier jour du premier mois, de l’an 0». Et ainsi, laisser de côté toutes les avancées politiques de notre ère au gré des trouvailles de la direction. Vous connaissez la chanson: les bienfaits de l’hyperleadership; la manifestation du 31 janvier 2015 [Marche du changement à Madrid]; les candidatures municipales comme épiphénomène de Podemos; etc.
Mais il y a aussi une autre voie à suivre: on peut aussi réfléchir à comment se présenter aux prochaines élections; prendre note du 24 mai; et s’ouvrir à une série d’acteurs qui ne sont pas issus de Podemos, qui ne souhaitent pas l’être et qui ne se reconnaîtront pas dans cette organisation. C’est ce qu’a déjà dit Monedero [l’un des fondateurs de Podemos qui a récemment démissionné, voir notre article publié le 6 juin 2015] et ce que dit aussi, de plus en plus, Pablo Iglesias. Et ce que réclament, à partir de différents angles, des personnalités si éminentes que Julio Anguita [ancien maire de Cordoue de 1979 à 1986, secrétaire général PC et coordinateur d’ IU), Alberto Garzón (IU) et bien d’autres.
La question réside cependant dans la réalisation de cette convergence. L’inertie porte vers la constitution d’une force agglutinée principalement autour de la direction de Podemos, mais accompagnée par certains de l’IU, de Compromís [coalition de partis indépendantistes et vert de Valence], Iniciativa, Anova [indépendantistes de Galicie qui sont partis du parti Bloc nationaliste Gallego] et y compris les représentants des candidatures municipales. Nous assisterons dès lors à l’attendue «unité de la gauche ». Mais comment réussir que celle-ci ne devienne pas une modeste et impuissante réplique du Front populaire, c’est-à-dire, à une nouvelle IU? Le dilemme vient principalement du fait que tous ces mouvements peuvent sans aucun doute réussir à additionner des voix, mais il faut encore savoir «comment». Il est nécessaire de dire que si la convergence accouche d’un pacte qui n’aura pour seul but que de faire des communiqués et des accords sur des listes électorales préparées afin d’obtenir une approbation plébiscitaire ainsi que de présenter un programme édulcoré comme celui que l’on a vu durant les élections dans les régions autonomes, le plus probable est que l’addition de la convergence se révèle en fait négative, c’est-à-dire, inférieure à ce que les parties obtiendraient individuellement.
Il ne s’agit pas que de chiffres. Bien qu’il soit nécessaire de souligner que «la marque» [logo] détériore le mouvement Podemos parce qu’il n’a pas voulu se construire différemment à celui d’ «une marque», il est en fait indifférent que l’on s’engage avec une formule comme «Ahora en Común» ou avec une formule du type de celle de Podemos n° X [Podemos fait le scénario et d’autres peuvent s’y adjoindre, avec une personne «visible» Pablo Iglesias], comme le voudrait Monedero. Ce qui est crucial est de savoir convoquer d’une façon sincère la «dynamique du 15M», soit l’élargissement démocratique comme méthode de composition des candidatures provinciales au Congrès et au Sénat.
C’est l’enseignement du mouvement municipaliste qui ne se laisse pas réduire à une formule réductrice – comme l’hyperleadership de Carmena (Madrid) et Colau (Barcelona). En ira-t-il de même pour Sentisteve ou Xulio Ferreiro [Coruna]? En ce qui concerne la mise en place d’espaces complexes de collaboration entre des acteurs multiples et pluriels qui réussissent, grâce à leurs différences, à se reconnaître en un projet commun. Quant à dire que sur ce terrain, les méthodes de sélection et de décision sont cruciales et qu’en quelque sorte elles devront passer par des systèmes qui garantissent la pluralité et la capacité de décision aux éléments actifs, unique base pour gagner quoique ce soit (y compris des élections), ce que par exemple Ganemos Madrid a réussi à transmettre, non sans difficultés, à Ahora Madrid.
Pour conclure, Podemos doit continuer à être l’ouvre-boîtes destiné à desceller le système des partis, mais pour cela il se doit d’être crédible en tant qu’outil de toutes et tous; cela passe par prendre très au sérieux le 15M ou le premier succès de Podemos. Dit autrement: la politique de notre temps opère lorsqu’elle s’articule comme un espace ouvert à l’élargissement démocratique et à la participation. Avertissement aux internautes: les expérimentations qui renoncent à ces deux conditions finissent par devenir non seulement de la vieille politique mais aussi de la politique inefficace. (Traduction A l’Encontre ; publié le 12 juin sur le blog tenu par l’auteur sur publico.es)
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[1] Nous avons publié sur ce site, en date du 17 juin 2015, un article d’un courant, dont on peut certes discuter l’orientation, et qui s’intitule «Ouvrons Podemos». (Rédaction A l’Encontre)
[2] Il convient de ne pas oublier un point : à Vista Alegre il a été renoncé à se présenter aux élections municipales pour ne pas «brûler la marque» et par méfiance envers tout ce qui ne pouvait être dirigé par l’appareil-Podemos. En outre, les «candidatures d’unité populaire» (CUP) qui, de fait, obtiendront de meilleurs résultats (Guanyem, Municipalia-Ganemos Madrid, Mareas), étaient en action bien avant l’Assemblée citoyenne de Vista Alegre; et, dans la plupart des cas, bien avant les élections de mai 2014. Il n’y eut dès lors aucun succès stratégique d’appuyer les CUP: simplement, on ne pouvait tout contrôler. (E.R)
[3] Deux bons articles sur la trajectoire de Ahora Madrid, que je ne partage qu’en partie, ont le mérite de mettre en relief ce qui est fondamental dans la candidature de Manuela Carmena. Il s’agit de celui d’un expert des sondages politiques qui signe avec un pseudonyme: «Diseccionando la confluenca madrileña (asi gano Manuela» et de celui de Bernardo Gutierrez: «Bienvenidos a la era de los post-partidos politicos». (E.R.)
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