Etat espagnol-Catalogne. «Grâce, concorde et démocratie»

Par Martí Caussa

La grâce approuvée par le gouvernement de Pedro Sánchez ne concerne que les neuf personnes condamnées par la Cour suprême. Elle est partielle car elle ne supprime pas l’interdiction d’exercer une fonction publique. Elle est subordonnée à la condition que les personnes graciées ne commettent plus de «crime».

En ce sens, ce n’est pas la mesure réclamée par une grande majorité de la société catalane, qui souhaite le retour de Carles Puigdemont [président d’Ensemble pour la Catalogne; député européen depuis mai 2019; président du Conseil pour la République catalane depuis mars 2018] et des autres exilés, qui veut la levée des charges qui pèsent sur les plus de 3300 personnes mises en examen ou déjà condamnées, y compris celles récemment accusées par la Cour des comptes. Cette majorité souhaite également que l’annulation des condamnations soit totale et inconditionnelle. En bref, ce qui est demandé, c’est une amnistie.

Malgré toutes ces graves insuffisances, la grâce est un pas en avant qu’il faut souligner comme un mérite du gouvernement du PSOE et de l’Unidas Podemos. Une mesure inimaginable avec un gouvernement dans lequel serait présent Ciudadanos (C’s) et encore moins avec un gouvernement présidé par le PP, qu’il gouverne seul ou avec d’autres partenaires.

Mais il ne s’agit pas d’une mesure dictée par l’esprit de justice de Pedro Sánchez. Elle a été conditionnée par plusieurs facteurs: par la mobilisation citoyenne constante qui, depuis presque quatre ans, n’a cessé de réclamer l’amnistie; par les victoires électorales répétées des indépendantistes; par les critiques de nombreuses organisations internationales à l’égard des condamnations et de l’emprisonnement des dirigeants indépendantistes; par l’effondrement absolu de C’s, un parti né et promu pour combattre les revendications catalanes; et, enfin, par le besoin qu’a le PSOE des votes indépendantistes et souverainistes s’il veut rester au gouvernement et ne pas être écarté par l’alliance du PP et de Vox.

Il convient d’ajouter que cette grâce limitée n’est pas entièrement consolidée. Il reste à voir ce qu’il adviendra des différents recours déposés ou annoncés et quelle sera l’attitude de la Cour suprême.

Il reste également à voir si la grâce inaugure une désescalade de la répression ou si elle a été une fleur estivale. Par exemple, il est possible que les mesures prises par la Cour des comptes ruinent les effets positifs de la grâce. On peut s’attendre à toute mesure réactionnaire de la part du pouvoir judiciaire, étant donné sa politisation et son affinité avec les positions du PP, de C’s et de Vox. En outre, une réforme du crime de sédition qui éviterait des peines de prison disproportionnées pour l’organisation de rassemblements ou de référendums pacifiques pourrait étendre et consolider les effets positifs de la grâce, mais cette réforme n’a même pas été présentée.

Une concorde sans démocratie?

Pedro Sánchez a justifié cette grâce comme une mesure visant à rétablir la coexistence et l’harmonie entre les Catalans et à donner une chance à un nouveau départ des relations entre la Catalogne et l’Espagne. Mais il n’a jamais remis en cause le jugement. Il n’a jamais considéré les peines comme disproportionnées. Il n’a jamais admis que la qualification de sédition appliquée à des actions pacifiques telles que des rassemblements, des manifestations et l’organisation d’un référendum constituait une entorse à la loi et une limitation inadmissible des droits fondamentaux. Il ne s’est jamais approché des thèses des juges belges, allemands et britanniques qui ont refusé l’extradition des exilés, ni de celles d’Amnesty International, ni du vote particulier de deux magistrats de la Cour constitutionnelle, ni, plus récemment, de la résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Sa position instrumentale de la démocratie se reflète dans sa récente phrase: «ce qui était utile dans le passé était la punition et ce qui est utile aujourd’hui est le pardon». La démocratie est ce qui convient au gouvernement.

C’est pourquoi Sánchez répète maintenant, en sachant que c’est faux, que ni l’amnistie ni le référendum ne sont possibles. Il ne se limite pas à défendre la Constitution, mais il veut en présenter une interprétation réactionnaire comme la seule possible. S’il persiste dans cette attitude, cela signifiera que la concorde qu’il proclame est fondée sur l’imposition d’une démocratie surveillée, c’est-à-dire une démocratie nominale qui nie l’essence de la démocratie: le respect de la volonté du peuple dans tous les domaines.

La rencontre entre Sánchez et Pere Aragonés [président de la généralité de Catalogne depuis septembre 2020], le 29 juin, sera un premier indicateur de la possibilité de s’asseoir autour d’une table pour parler [sentar y hablar] de nouvelles relations entre la Catalogne et l’Espagne. Dans les prochaines semaines, nous saurons si nous pouvons nous attendre à une table de dialogue avec des perspectives positives, sans lignes rouges ou si, comme en d’autres occasions, tout n’est que comédie.

Il reste à voir si le gouvernement du PSOE et de Unidas Podemos est capable de résister à la pression réactionnaire de la droite, du pouvoir judiciaire et de secteurs du PSOE lui-même. Ou si la concorde qu’il propose est synonyme de capitulation. Dans ce dernier cas, il devra faire face à une mobilisation soutenue en Catalogne et à une érosion de sa récupération électorale sur ce territoire. Les demandes d’amnistie et d’autodétermination sont majoritaires en Catalogne et une nouvelle «relation de concorde» qui les laisserait de côté ne semble pas possible.

Mais le gouvernement pro-indépendance est également confronté à des difficultés majeures. Tout d’abord, l’ANC (Assemblée nationale catalane) et le Consell de la República (la formation conduite par Carles Puigdemont) estiment que le dialogue avec le gouvernement espagnol conduira inévitablement à l’échec et que la seule voie réaliste est l’unilatéralisme et l’accomplissement du mandat du 1er octobre en rendant effective la Déclaration unilatérale d’indépendance (DUI), symboliquement proclamée par le Parlement. Les critiques de ces formations ne visent pas seulement ERC (Gauche républicaine de Catalogne) pour le fait qu’Oriol Junqueras (emprisonné) a écrit qu’il ne voit pas de voies viables ou acceptables autres que le référendum convenu. Elles s’adressent aussi à Jordi Sánchez, secrétaire national de JuntsXCat (Ensemble pour la Catalogne). C’est un parti en construction, avec deux secteurs distincts. Et il n’est pas facile de prévoir comment il résoudra les tensions entre la loyauté envers Puigdemont, le réalisme politique qui pousse à abandonner l’héritage de Quim Torra [président de la généralité de Catalogne de mai 2018 à septembre 2020, déchu], et la nécessité d’empêcher le PDeCAT (Parti démocrate européen catalan) et d’autres concurrents d’accentuer son déclin électoral.

Le pacte de gouvernement entre ERC (Gauche républicaine de Catalogne) et JuntsXCat (Ensemble pour la Catalogne) se base sur l’acceptation du dialogue avec le gouvernement espagnol – en principe pour deux ans, car c’est la période pour laquelle Pere Aragonés a convenu avec la CUP (Candidature d’unité populaire) de se soumettre à une motion de confiance – et, en même temps, sur la conception d’une nouvelle offensive démocratique contre l’Etat central au cas où le dialogue s’avérerait stérile.

Dialogue, démocratie et programme d’urgence sociale

Les possibilités de dialogue entre les gouvernements espagnol et catalan sont faibles, mais tous deux en ont besoin, du moins à court terme. Le PSOE pour continuer la législature et avoir une chance de gagner de nouvelles élections. ERC et JuntsXCat parce qu’ils sont conscients que l’alternative d’un nouvel assaut démocratique n’est pas claire. En tout cas, maintenant il n’y a pas de rapport de force pour mener cette offensive et pour la réaliser. Il faut donc faire l’expérience du dialogue.

La majorité de la société catalane, après presque quatre ans avec des dirigeants indépendantistes en prison ou en exil, de nombreux mois de covid, et une situation économique catastrophique, veut que ses gouvernements s’assoient, parlent et articulent des mesures concrètes pour répondre aux besoins sociaux urgents.

Sur le plan politique, le succès du dialogue dépendra de la façon dont il sera abordé dans la perspective d’une démocratie renforcée. En termes sociaux, aucun gouvernement, ni en Catalogne ni en Espagne, ne sera légitimé s’il ne s’attaque pas aux profondes inégalités résultant de la crise actuelle. Le succès ou l’échec du dialogue ne concernera pas seulement la Catalogne, mais tous les peuples de l’Etat, car la crise est globale et les solutions sont liées les unes aux autres. C’est pourquoi il est intéressant d’en explorer les possibilités.

Pour ce faire, nous devons mettre de côté les débats plus circonstanciels, braquer les projecteurs, élargir nos perspectives et nous concentrer non pas tant sur les échéances que sur les rapports de forces à construire.

A l’heure actuelle, les perspectives du mouvement indépendantiste sont polarisées entre: un dialogue avec l’Etat central combiné à un bon gouvernement interne qui augmente le nombre de partisans de l’indépendance et rende impossible pour l’Etat de refuser un référendum d’autodétermination; commencer le dialogue avec la conviction que l’Etat n’acceptera jamais l’autodétermination et préparer une offensive démocratique qui, pour certains, consiste à rendre la DUI (Déclaration unilatérale d’indépendance) efficace, et pour d’autres, à organiser un nouveau référendum unilatéral étayé par une mobilisation supérieure à celle du 1er octobre 2017. Dans les deux cas, il s’agit d’une attaque de la Catalogne contre l’Etat, ce qui pose le problème de préparer les conditions d’un soutien significatif des autres peuples de la péninsule qui faisait tant défaut en octobre 2017.

Afin d’élargir les perspectives, il conviendrait d’envisager au moins une autre possibilité: une offensive démocratique et sociale au sein de l’Etat, sans l’opposer au dialogue, ni la rendre dépendante du dialogue. Accepter que le 1er octobre 2017 ne légitime pas une conduite en état d’ivresse et mettre tout l’accent sur une solution démocratique, sur le droit de décider du peuple de Catalogne. Promouvoir une attaque politique et sociale coordonnée avec le reste des peuples de l’Etat pour: approfondir la démocratie, ce qui inclut le droit de tous les peuples à décider de leur avenir et des relations qu’ils veulent entretenir; et pour un programme d’urgence contre les effets de la crise économique, écologique et sociale. Sans reporter les mesures sociales jusqu’à ce que la crise politique soit résolue, ni les revendications démocratiques jusqu’à ce que la crise économique soit résolue.

C’est une perspective difficile, comme toutes les autres, mais pas illusoire. Il est très peu probable que nous soyons en mesure de gagner l’offensive de la Catalogne seuls. Il n’est pas vrai que nous ne pouvons pas construire des luttes communes et trouver un soutien dans les autres peuples de l’Etat. Historiquement, ce type d’attaque conjointe a déjà eu lieu, par exemple en 1931 ou contre la dictature de Franco. Il est possible de le répéter et, cette fois, de ne pas laisser de côté, comme cela s’est produit dans le passé par les partis espagnols et catalans, le droit à l’autodétermination comme partie indispensable de la démocratie. (Article publié sur le site Viento Sur, le 26 juin 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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