Allemagne. Grève sauvage chez les coursiers de Gorillas. Les discours creux des start-up s’écroulent

Par Nelli Tügel et Jan Ole Arps

Les «Gorillas» [du nom de la plateforme de livraison] en ont assez. Par un chaud jeudi matin, ils scandent à travers la Prenzlauer Allee (Berlin): «Les travailleurs unis – ne seront jamais vaincus». Les «travailleurs et travailleuses unis» qui ne seront jamais vaincus sont jeunes. Une trentaine d’entre eux se tiennent sur le trottoir. La plupart d’entre eux sont des coursiers à vélo, ceux qu’on appelle des cyclistes. Ensemble, ils bloquent l’entrée de la station de livraison Gorillas à Berlin-Prenzlauer Berg.

Il y a des pancartes, des poings levés en l’air, «We want Santi back!», puis des applaudissements et des acclamations. Un groupe presque aussi important de journalistes se pressait autour de ces jeunes: l’intérêt pour cette action était inhabituellement élevé. Car Gorillas est la start-up de livraison «instantanée» de fin de soirée dont le fondateur Kagan Sümer a récemment été autorisé à diffuser ses slogans marketing dans de nombreux journaux. Ils portent sur: la communauté que sa «licorne» [terme qualifiant une start-up à fort potentiel de valorisation boursière] forme avec les coursiers. Ces derniers poursuivent actuellement une grève sauvage, ce qui arrive rarement, même à Berlin, où les protestations sont fréquentes.

Cette grève particulière avait déjà commencé la veille. Au centre de livraison de la Charlottenstrasse, à Kreuzberg, un coursier nommé Santiago, «Santi», avait été licencié pendant sa période d’essai. Pour avoir été en retard une fois et sans prévenir, disent les grévistes. La direction parlera plus tard de «faute grave», sans prouver les allégations. Immédiatement après le licenciement, les travailleurs de Gorillas dans la Charlottenstrasse ont d’abord débrayé, rejoints par d’autres. Lorsque la direction appelle la police, les coursiers se rendent dans la Torstrasse à Berlin-Mitte et s’assoient devant l’entrée du centre de livraison, qui doit alors interrompre ses activités.

Il existe au total 14 centres de livraison Gorillas à Berlin, et leur nombre ne cesse de croître. Ils sont essentiels pour le modèle économique du service de livraison «instantanée». Les centres stockent les produits du quotidien que les clients peuvent commander via l’application Gorillas. Les «pickers» collectent les marchandises commandées dans les plus brefs délais et remettent les sacs à provisions aux coursiers. Ceux-ci les apportent aux clients: en dix minutes, c’est la promesse de Gorillas. Sans centres de livraison à différents endroits de la ville, cela ne fonctionnerait pas. C’est un avantage pour les grévistes: le blocus de la Torstrasse, qui a été testé le premier jour, peut facilement être étendu à d’autres endroits.

La grève a toutefois une histoire: en février déjà, les coursiers avaient cessé de travailler pendant une courte période, car les températures glaciales et les routes enneigées rendaient la livraison inacceptable. L’entreprise a tenté de faire croire qu’elle avait elle-même suspendu les opérations pour des raisons de sécurité. Mais les coursiers n’étaient pas d’accord avec cette explication. Depuis lors, ils se sont organisés au sein du Gorillas Workers Collective, une sorte de syndicat de base. Quelques jours seulement avant la grève sauvage, a été franchie la première étape de l’élection d’un comité d’entreprise, souhaité par le collectif de travailleurs. A cette occasion, il y eut aussi des tensions avec la direction.

Les travailleurs et travailleuses sont bien conscients de la position périlleuse dans laquelle les met leur lutte. Contrairement à ce qu’affirme le fondateur de Gorillas, Kagan Sümer, la position des travailleurs de Gorillas est précaire. Il est vrai qu’ils ne sont pas contraints de se lancer dans un faux travail indépendant, comme beaucoup d’autres dans la gig economy en pleine expansion. Mais demeurent les bas salaires de 10,50 euros de l’heure, les primes opaques, les heures supplémentaires, les équipements inadéquats et les licenciements arbitraires fréquents. Etant donné que Gorillas n’a été fondée qu’en mai 2020 et qu’elle a récemment connu une croissance rapide, la plupart des employé·e·s, y compris la majorité des grévistes, sont encore en période d’essai, pendant laquelle il existe peu de protection contre le licenciement – ce qui est apparemment aussi devenu un piège pour leur collègue licencié.

En outre, beaucoup n’ont pas de statut de résident certifié et n’ont pratiquement aucune autre perspective d’emploi, également à cause du Covid-19. Néanmoins, ils participent à une grève qui est illégale au regard de la loi allemande sur les grèves.

La manifestation est illégale? C’est égal!

Illégale: est-ce dû au fait qu’une grande partie des coursiers (cyclistes) et des «pickers», pour la plupart jeunes, viennent d’Italie, d’Espagne, du Chili, de Turquie et d’autres pays et parlent une «langue» [le type de grève] que même les syndicalistes et les militants de gauche allemands ont souvent tendance à éviter? Il ne s’agit pas de l’anglais dans lequel ils communiquent habituellement entre eux. Ils se disent travailleurs comme une évidence, apparaissent sûrs d’eux et irréconciliables. «Gorillas peut vider un coursier, ou deux, ou trois, mais pas 50. Nous sommes le fondement de la valeur que Gorillas propose de livrer. Sans nous, Gorillas ne peut pas faire de commerce», déclare Hueseyin, un coursier, à la caméra de Labournet TV sur Prenzlauer Alle jeudi. «C’est nous qui rendons cela possible en premier lieu. On ne va donc pas perdre.»

De nombreux coursiers ne vivent pas en Allemagne depuis longtemps et n’ont pas encore intériorisé les relations professionnelles allemandes, qui sont très réglementées. Certains apportent leur expérience de la résistance politique ou syndicale d’autres régions du monde. Pour eux, cela n’a pas de sens que, en Allemagne, les grèves qui ne sont pas déclenchées par un syndicat – suite à «une négociation collective» – ne soient pas légales. «Je ne comprends pas pourquoi les grèves spontanées doivent être si rares ici», déclare un coursier qui participe à un blocage. «Ce n’est vraiment pas si difficile.»

Il y a également un grand contraste avec la rhétorique de start-up employée par la direction de Gorillas. Dans ce langage, tous les coursiers et les «pickers» constituent une «famille», une «communauté» et font partie d’un «mouvement». Kagan Sümer en offre un exemple deux jours après le déclenchement de la grève, lors d’une réunion sur Zoom, à laquelle il avait préalablement invité tous les employé·e·s de Gorillas, par e-mail. L’homme de 33 ans dit qu’il s’en tient au licenciement, mais qu’il est «super ouvert» aux critiques constructives sur le processus ou la communication. Dans le même souffle, il précise qu’il ne considère pas les actions de ces derniers jours comme une critique «constructive»: 65% des employés sont satisfaits, le conflit est alimenté par des «groupes d’intérêts extérieurs». A la fin du mois de juin, il entreprendra une tournée à vélo de tous les sites Gorillas en Allemagne pour s’entretenir avec ses employé·e·s. Il n’autorise pas les questions ou les discussions après son discours sur Zoom.

Kagan Sümer ne fait que rendre les grévistes plus furieux. Quelques heures après la réunion, ils bloquent de nouveau un centre de livraison, cette fois dans la Muskauer Strasse à Kreuzberg. «Il dit que 65% des travailleurs de Gorillas sont satisfaits, mais qu’en est-il des 35% restants?» demande Zeynep, qui appartient au noyau dur des grévistes et avait déjà patiemment expliqué, la veille, les préoccupations du Collectif des travailleurs à de nombreux journalistes. La liste des revendications s’est allongée entre-temps: outre la réintégration de Santiago, les grévistes demandent la fin de ce qu’ils considèrent comme des licenciements arbitraires. «Si nos problèmes ne sont pas résolus, alors nous continuerons», dit Zeynep. La question de savoir s’il y aura d’autres grèves ou d’autres actions reste ouverte.

Elle et ses collègues savent que joue en leur faveur la crainte de la direction de Gorillas de nuire à son image. Gorillas est en phase de croissance agressive, comme il est d’usage pour une «licorne», c’est-à-dire une start-up dont la valorisation boursière est supérieure à un milliard de dollars. Cependant, comme d’autres start-up, Gorillas ne réalise pas de bénéfices. Elle n’est encore qu’une promesse d’avenir, enrichie par d’importantes sommes de capital-risque. Elle est axée sur la mission de continuer à croître et d’évincer tous les concurrents du marché. Ils poussent comme des champignons en ce moment: Flink et Getir, qui se développent également à Berlin, poursuivent le même modèle économique que Gorillas.

Les coursiers et les «pickers» ont un grand pouvoir: les grèves, l’organisation et le scandale public des conditions de travail peuvent effrayer les investisseurs et les clients. Les actions de protestation chez Gorillas sont observées de près. Les médias proches de l’entreprise tentent de trouver les raisons de la «grande colère» des coursiers. «Mais c’est évident: le tonneau a massivement débordé chez Gorillas», écrit le portail Gründerszene. L’auteur, un avocat spécialisé dans le droit du travail, conseille à l’entreprise de discuter avec les travailleurs au lieu de les licencier, sinon elle risque de ne pas trouver les nouveaux coursiers dont elle a besoin pour son expansion.

Certes, les dommages économiques immédiats de la grève et des blocages sont limités: lorsque les bénéfices ne sont pas réalisés, ils ne peuvent être diminués. Gorillas va donc probablement essayer de ne pas prolonger le conflit. Gorillas espère que s’estompe rapidement l’intérêt du public pour ce conflit. Mais cette stratégie est à l’image de l’ensemble du modèle économique: un pari risqué sur l’avenir.

Le pari des grévistes est la solidarité et la cohésion. L’enjeu est également de taille: leur combat a déjà quelque chose d’exemplaire pour l’ensemble du secteur. Pour cette armée croissante de coursiers colorés qui, dans les rues de la capitale, livrent des sacs de nourriture, de la bière fraîche ou du dentifrice – comme ceux et celles de Gorillas – c’est ici que se prépare leur avenir. (Article publié dans l’hebdomadaire allemand Der Freitag, le 26 juin 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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