Sergi Raventós est travailleur social dans l’insertion au travail des malades mentaux. Il est membre de l’association Dempeus (Debout!) fondée en 2009 à Barcelone pour défendre la santé publique.
Avant de nous parler du système de santé publique, pourrais-tu nous expliquer la différence avec le concept de santé publique [1]?
La santé publique inclut les systèmes sanitaires qui sont les services qui offrent une prestation de soins sanitaires publics. Mais elle comprend également d’autres facteurs et déterminants de la santé des gens, comme l’environnement, les conditions de vie et de travail, le contrôle des épidémies, etc. La santé publique serait donc une technologie sociale qui se chargerait de la prévention et de la promotion de la santé des populations dans les différentes sphères de la vie humaine. Il s’agirait d’un bien collectif et non pas privé. Il faut clarifier cela parce que le système sanitaire public, bien que fondamental pour nous, et en ce moment particulièrement important pour nous, n’est qu’une composante parmi d’autres de la santé des gens. N’avoir pas de logement, vivre dans un quartier pollué ou bien être au chômage peuvent avoir beaucoup plus de répercussions sur la santé d’une personne. Sais-tu qu’à Barcelone un habitant du quartier de la zone haute de Sant Gervasi a une espérance de vie de 81 ans alors qu’un habitant du quartier du Raval seulement 73 ans, soit huit de moins? Et toujours à propos de ces mêmes quartiers, sais-tu que si on désigne par le nombre 100 le revenu moyen à Barcelone, le revenu moyen d’une famille à Sant Gervasi, est de 195 alors qu’au Raval il est de 62? Ce sont ces inégalités dans les conditions de santé qui représentent les différences que nous considérons injustes et évitables.
Quels sont les effets des politiques d’austérité dans le système sanitaire public dans l’ensemble de l’Etat espagnol [2], et particulièrement en Catalogne?
Au point où nous en sommes, il est difficile d’établir une liste des mesures qui ont été prises depuis des années pour démanteler le système sanitaire public et favoriser la privatisation de la santé publique. Elle est longue. Depuis que les profits dans le secteur industriel ont chuté, les convoitises pour gagner du terrain dans le secteur public comme la santé ou l’enseignement ont été une perspective claire pour les classes et les élites sociales qui désirent récupérer leurs gains économiques. De fait, durant les 30 dernières années d’hégémonie néolibérale, la Banque mondiale, le FMI et l’OMC ont recommandé d’améliorer la rentabilité économique des établissements de santé publique afin de pouvoir procéder ensuite à leur privatisation. Ils conseillent d’affaiblir et fragmenter le secteur public afin d’échapper aux contrôles et d’«externaliser» la fourniture de prestations à des entreprises privées. Un bon exemple en est le fameux rapport Abril Martorell [3]. Un rapport qu’avait commandé le gouvernement Felipe Gonzalez (PSOE, au gouvernement de 1982 à 1996). Le gouvernement d’Aznar (PP, au gouvernement de 1996 à 2004) en a tiré la Loi 15/97 pour la privatisation sanitaire. Une privatisation qui s’est déjà concrétisée en différents endroits par une mauvaise gestion, des pratiques peu transparentes et le gaspillage, comme le Tribunal des Comptes l’a dénoncé.
L’évolution durant les dernières années a été néfaste: les accords avec des entreprises privées et les externalisations en leur faveur ont augmenté, des unités embryons d’entreprises privées se mettent en place dans les établissements de santé, des hôpitaux publics sont privatisés… Dans les îles Baléares, les consortiums d’entreprises de construction et les banques sont les propriétaires des hôpitaux de référence et gèrent les services dits «non cliniques» en échange de la location au service de santé publique et de l’hypothèque des bâtiments. Ce n’est pas un hasard si, depuis 2008, quand la crise a commencé, les affaires des assurances maladie privées ont donné lieu à 131’000 nouveaux contrats d’assurance et si leurs revenus ont augmenté de 227 millions d’euros.
Pour ce qui est de l’Etat, il faut rappeler que bien que l’Espagne soit un des pays de l’UE qui a consacré le moins de fonds publics à la santé, elle avait néanmoins un des systèmes sanitaires les plus reconnus au niveau mondial. En 2009, l’Espagne a consacré à la santé 6,7% du PIB, alors que la moyenne européenne des 27 s’élevait à 7,4%. La France consacrait 8,3% et le Royaume-Uni 8,5%. Malgré cela, les résultats de notre système sanitaire ont été excellents et jugés positivement sous bien des aspects.
En 2011, les coupes budgétaires avaient déjà été de 5 milliards d’euros en moins pour le système de santé publique, sous forme de réductions budgétaires, de gel des effectifs, de réduction des prestations et de fermeture d’établissements. Ces dernières années, la tendance a été pire encore: on a annulé la quasi-universalité du système en privant 870’000 personnes de la carte sanitaire, les immigrés sans papiers, 52’000 médecins et infirmières ont perdu le travail, on a institué le «co-paiement» [copago: une fraction du prix que le patient doit payer de sa poche] pour certains médicaments, entre autres ceux pour traiter des maladies comme l’hépatite C et certaines tumeurs. Je citerai ce que disent certaines sources qui font autorité dans le domaine: pour l’OMS, l’Etat espagnol «va en direction contraire aux recommandations pour une assistance sanitaire universelle».
Pour la revue British Medical Journal, «les coupes budgétaires sont en train de mettre en danger des vies» et pour The Lancet, qui est une des revues médicales les plus prestigieuses du monde: «L’austérité coûte des vies».
Je crois que l’intention de détruire le système sanitaire public en profitant de la crise est assez évidente. Ils veulent présenter les privatisations d’établissements sanitaires et d’hôpitaux comme la solution.
Pour ce qui est de la Catalogne, depuis l’époque du premier gouvernement de Convergencia i Unio (CiU) en 1980, nous avons un système sanitaire mixte public-privé. Il a toujours bénéficié du soutien du Parti socialiste catalan et d’autres forces parlementaires. C’est un système dans lequel il y a eu historiquement, à côté des hôpitaux publics, un réseau de centres semi-publics et privés avec la présence d’entreprises privées et d’établissements de l’Eglise.
Il faut se souvenir que le Govern Tripartit (Parti des socialistes catalans/Esquerra Republicana de Catalunya/ Esquerra Unidas CR-IU), qui avait accédé au gouvernement de la Généralité de Catalogne en 2003, quand la socialiste Marina Geli était à la tête de la Conseillerie de santé, avait déjà fait quelques tentatives de «co-paiement» et avait réalisé des transformations de l’Institut catalan de la santé dans un sens néolibéral. Ici en Catalogne, le processus de privatisation a été mené de façon plus subtile. A Madrid, cela a été fait tout d’un coup alors qu’en Catalogne cela a été fait de façon plus anesthésiée mais avec le même objectif: transférer des fonds publics au privé et aux grandes entreprises.
Ici en Catalogne, abondent les euphémismes du type: «collaboration public-privé» quand il s’agit de parasiter la santé publique, voire «copago» quand ce que nous faisons, c’est payer une deuxième fois ce qui a déjà été payé, soit en réalité un «re-pago».
Dans les dernières années, ce qu’ils ont fait du système de santé public est démentiel. C’est compliqué d’expliquer comment un système reconnu et loué internationalement s’est détérioré d’une manière méthodique et planifiée. Enumérer toutes les mesures qui ont été prises serait interminable. L’objectif est d’affaiblir la santé publique dans ses trois dimensions de soins, enseignement et recherche. La réduction de plus de 20% en termes réels du budget de la santé publique durant le premier semestre de 2013 peut signaler des pistes de ce que cela signifie sur le terrain. C’est un bouleversement des règles du jeu. Ils sont en train de saigner le système public, ils le détériorent, et de cette manière ils ouvrent le marché de manière plus ou moins évidente à un système privé.
Les listes d’attente sont un exemple évident. Si en décembre 2012 elles comptaient 70’814 personnes, aujourd’hui le chiffre, c’est 79’376 personnes qui désespèrent d’être opérées. Dans le cas de la chirurgie cardiaque, les listes d’attente ont augmenté de 31% par rapport à l’année passée.
Depuis quelques années, chaque jour, nous nous réveillons pour apprendre des mauvaises nouvelles du secteur sanitaire: fermetures de centres sanitaires pendant la nuit, fermeture de salles d’opérations, allongement des listes d’attente, propositions de copago de médicaments, malversation de fonds publics par des directeurs, détérioration flagrante des conditions de travail des travailleurs du secteur sanitaire, licenciements, allongements du temps de travail…
Des études ont été commandées à des entreprises de consulting pour trouver comment couper en morceaux l’Institut Catalan de la Santé. Il faut dire qu’entre juin 2010 et 2013, ce sont plus de 5000 postes de travail qui ont été perdus. C’est une hémorragie aux conséquences incroyables.
Ils sont en train de vendre à bas prix certains services et établissements à des entreprises privées au travers de diverses manœuvres plus ou moins opaques. Par ailleurs, les multiples cas de corruption, ou prévarication et fraude, en Catalogne dans des procédures de sous-traitance et privatisation sont scandaleux et certains ont été évoqués par certains médias. Certains ont été publiés par la revue Café amblett ou le quotidien El Pais, ou révélés par des syndicats combatifs comme CATAC-CTS [4] de la Intersyndical Alternativa de Catalunya (IAC) et certains ont eu des suites judiciaires.
Pour beaucoup d’entreprises privées du secteur sanitaire, c’est un gâteau que le gouvernement de Artur Mas [5], avec l’ancien président de l’Union catalane des hôpitaux privés Boi Ruz i García, à la tête de la Conseillerie de la Santé, leur permet de savourer. C’est curieux que ce conseiller ait été maintenu dans son poste alors qu’il est très impopulaire. Je rappelle qu’il a fait des déclarations où il disait que «la santé est un bien privé qui dépend de chacun et pas de l’Etat». De telles es déclarations avaient suscité une grande désapprobation, y compris de la part de Amnesty International. Boi Ruz fait le sale travail à la perfection. Très probablement, ce représentant des patrons du secteur sanitaire privé aura devant lui des belles perspectives d’emploi quand il retournera dans le privé. Et ce qui est vraiment très préoccupant, c’est de voir comment certains partis n’opposent aucune résistance à tout cela et ont joué un rôle déplorable et complice dans la commission anti-corruption du parlement catalan.
Je pourrais continuer d’expliquer comment le système sanitaire public s’est détérioré mais ce serait assez déprimant. J’aimerais signaler quelques bonnes nouvelles: le blocage par les tribunaux de la privatisation des hôpitaux de Madrid a été un coup dur pour les intérêts des patrons.
Il y a aussi quelques endroits où des processus de fermeture ou de réduction des services ont été bloqués par la lutte unitaire, combative et résistante, comme celle qu’ont menée les habitants autour du Centre de soins primaires (CAP) de Bellvitge, à Sabadell ou dans le cas de l’hôpital de Viladecans et d’autres luttes exemplaires. Il est nul besoin de dire que l’exemple des luttes des Marées Blanches de Madrid contre les privatisations des hôpitaux nous a beaucoup impressionné et nous a fait une saine envie.
En octobre de 2013, il y avait déjà 3 millions de personnes qui vivaient avec moins de 300 euros dans le Royaume d’Espagne. Crois-tu que ces gens peuvent vivre une vie saine dans ces conditions?
Les classes sociales inférieures ont une moindre espérance de vie, une moindre qualité de vie et des difficultés pour accéder à des modes de vie plus sains (bonne alimentation ou espaces verts ou terrains de sport…). Les femmes ont également une moins bonne santé malgré qu’elles aient une espérance de vie plus élevée que les hommes.
Je dois dire aussi que bien évidemment disposer de services sanitaires publics c’est fondamental pour les personnes pour qu’elles jouissent d’un bon niveau de santé. Les pays où les gens doivent payer pour les services sanitaires ont des indicateurs de santé moins bons. La naissance des systèmes sanitaires européens avait une composante sociale. La santé a été configurée comme un bien social et non pas comme une marchandise comme ils veulent le faire maintenant. L’attention sanitaire publique et universelle est un des droits qui met les citoyens à égalité comme d’autres droits importants comme l’enseignement ou la retraite. Cela a été conquis par des luttes et des conflits très sérieux entre classes sociales. C’est un droit qui est associé à une moindre mortalité et morbidité et contribue à réduire les inégalités sociales selon la classe sociale, le genre, ou l’appartenance ethnique.
Quel était l’état de la santé publique avant les coupes budgétaires?
En général, le système sanitaire public était évalué jusqu’il y a peu comme de grande qualité dans ses dimensions de prestation de soins, si l’on excepte les aspects de confort hôtelier ou le temps d’attente pour des pathologies peu graves où le système privé l’emportait.
Néanmoins avant les coupes budgétaires, il y avait beaucoup d’aspects qu’il aurait fallu améliorer. Par exemple, il y avait une tendance à médicaliser la santé avec tout ce que cela suppose d’une conception qui veut que pour chaque problématique sociale ou souffrance il y a un médicament qui la soigne. Il faut faire des grands progrès dans la prévention et intégrer une attention à la santé dans ses aspects psychologiques et sociaux et pas seulement ses aspects purement biologiques. Avant les coupes budgétaires, on ne prêtait pas non plus beaucoup d’attention à une pratique sanitaire qui cherche à veiller à l’équité dans la santé et qui envisage sérieusement les déterminations sociales de la santé afin d’avancer vers une société plus équitable et plus juste. Une société où les taux de chômage sont élevés et où il y a des millions de personnes qui vivent dans la pauvreté est une société malade et inégalitaire qui attente à la santé publique.
Par ailleurs il faut placer le souci de la santé dans toutes les actions des pouvoirs publics. Cela veut dire que si une politique affecte négativement la santé ou accroît les inégalités, il faut la refuser et en promouvoir des autres. Je rappelle encore une fois que la santé ce n’est pas seulement le système sanitaire.
Je veux aussi mentionner un des reproches les plus fréquents que le premier gouvernement d’Artur Mas adresse aux gouvernements antérieurs de gauche tripartites. Il met la faute de la mauvaise gestion budgétaire sur le gouvernement tripartite afin de justifier ainsi les coupes budgétaires. La réalité ne corrobore cela en rien. Pour ce qu’on peut démontrer, le gouvernement tripartite entre 2004 et 2007 dut consacrer 28% de son budget sanitaire initial à couvrir les dépenses qui avaient été engagées en 2003 par le gouvernement CiU antérieur, soit 1,9 milliard d’euros. Il réussit néanmoins à diminuer totalement le déficit jusqu’en 2009. Et en 2010, c’est vrai qu’il a laissé derrière lui un déficit de 850 millions d’euros. Mais c’est moins que la moitié du déficit qu’il avait lui-même trouvé en accédant au gouvernement en 2004. Comme on sait, la justification du déficit zéro ou du résultat des comptes finaux bénéficiaire est basée sur des conceptions qui ne sont pas confirmées par les faits. Il apparaît en réalité qu’une certaine dose de dette est favorable, même nécessaire, à la croissance économique. Il y a des Prix Nobel d’économie qui disent que des niveaux de dette de 80-90 % du PIB sont supportables.
En Catalogne cela fait déjà plus de 20 ans, depuis la Loi d’Organisation Sanitaire de Catalogne (LOSC), que nous avons un système de contrats et sous-traitances dans lequel on voit plus les faveurs et le clientélisme qu’un Etat de droit ou un marché un tant soit peu régulé. Ici ont opéré toujours les relations d’affinités personnelles et les complicités politiques. Il y a une grande confusion dans ce modèle où se cachent les intérêts particuliers et ceux des pouvoirs économiques et où on met des entraves à une prise en charge complète et intégrée du système sanitaire. D’un autre côté la conception néolibérale s’est imposée depuis des années considérant que les règles du marché contribuent mieux à l’efficacité dans le secteur de la santé,
Le système public de santé avait quelques carences que personne ne peut nier mais il faut rappeler qu’il était moins bien doté économiquement que dans d’autres pays et avait des résultats excellents dans beaucoup de domaines.
Toutes les données scientifiques montrent que tout déplacement vers le secteur privé va développer les inégalités dans la santé. Et malheureusement, c’est ce qui se passe sous différentes formes: dans le domaine du financement (moins de dépenses publiques, en absolu et relativement au total des dépenses de santé, le co-paiement, diminution des prestations et de la couverture publique,..) dans le domaine de l’offre (qui y a droit), de l’assurance maladie ( favorisant comme nous l’avons dit plus haut, l’assurance privée), dans le domaine de la gestion, dans le domaine de la direction, etc.
Les classes sociales élevées ont plus de couverture sanitaire complémentaire, par des mutuelles professionnelles et des assurances privées, que les classes sociales inférieures. Celles-ci recourent plus aux soins primaires et aux services d’urgences alors que les classes hautes consultent plus de spécialistes.
Les coupes budgétaires sont contraires à l’équité dans la santé de par leur caractère linéaire et parfois même régressif. On a diminué les postes budgétaires qui contribuaient le plus à la réduction des inégalités dans la santé et auxquels la population recourt le plus, comme c’est le cas avec les soins primaires.
Tu travailles dans le secteur de la santé mentale. Qu’est-ce que exactement ce secteur?
Je travaille depuis quinze ans dans une fondation non lucrative qui se consacre à la réhabilitation de personnes qui soufrent de maladies mentales sévères. Je suis travailleur social et spécialiste de l’insertion au travail. Nous disposons de plusieurs moyens et services (de réhabilitation communautaire, de préparation au travail, un service pour les jeunes, un service d’insertion au travail, des appartements protégés, une entreprise d’insertion, etc.) orientés vers un des groupes sociaux les plus vulnérables et historiquement exclus socialement. La réhabilitation que nous réalisons fait partie des soins tertiaires.
Le domaine de la santé mentale a toujours été le parent pauvre du système de santé. Cette population était maltraitée dans des asiles de fous où, l’institution décidait, toute seule et exclusivement, de quoi avaient besoin ces gens. Puis sont venues les réformes psychiatriques des années 1970 et 1980 qui se sont faites grâce aux luttes des patients, de leurs familles, et des professionnels, qui ont proclamé que le milieu le plus adéquat pour le traitement et pour la guérison de ces personnes, c’était dans la société, la communauté, et pas en les enfermant et en les séparant.
Le développement de services publics pour ce groupe a été tardif et incomplet. Et c’est justement maintenant que nous nous trouvons pris dans des coupes budgétaires qui aiguisent et consolident cette situation de sous-développement de services pour cette population: création de logements, moyens d’insertion dans le travail, entreprises sociales qui offrent des chances à ces personnes, etc. Certains en viennent à dire que nous assistons à un véritable recul et que, bientôt, nous verrons une nouvelle fois certains défendre les asiles de fous.
Comment la crise affecte-t-elle la santé mentale?
De nombreuses manières: en premier lieu de manière directe, que ce soit parce qu’on perd son logement ou son emploi. En deuxième lieu, d’une manière différée, qui va affecter ces prochaines années une partie de la population qui se trouve au chômage ou qui a un emploi précaire ou vit dans une situation de pauvreté. Les effets tarderont quelques années à se manifester. En troisième lieu concrètement avec des gens qui souffrent déjà de maladies mentales et dont les options d’intégration sociale et au monde du travail restent très réduites. Et en quatrième lieu à cause des coupes budgétaires des services du réseau de santé et la suspension ou les suppressions de moyens très nécessaires.
Les effets sur la santé mentale de la crise, de l’augmentation du chômage, de la privation de protection sociale, du manque d’un logement, et l’augmentation stupéfiante de la pauvreté, seront durables et auront plusieurs aspects. Certains effets seront directs et d’autres seront différés. Les plus directs, nous pouvons les voir dans les suicides provoqués par des situations désespérantes de saisie du logement. Sans être si tragique, une étude réalisée dans les centres de soins primaires du Royaume d’Espagne a révélé une augmentation des soins pour dépression et pour anxiété par rapport à 2006. Concrètement, pour ce qui est la dépression sévère, elle constituait 28,9% des consultations en 2006. En 2010, cela était monté à 47,5%. Le trouble d’anxiété a passé, lui, de 11,% à 19,6% durant le même intervalle. L’abus d’alcool de 1,41% à 6,16%. Ce sont là des chiffres significatifs et je crois qu’ils sont très liés à des situations sociales comme être au chômage, l’insécurité au travail, perdre le logement… des situations qui provoquent un stress prolongé, et s’il devient chronique cela peut provoquer à la longue l’apparition de troubles mentaux. Des troubles qui, dans beaucoup de cas, s’atténueraient en bonne partie si ces personnes retrouvaient un emploi ou un logement.
D’un autre côté, quelqu’un peut-il croire que parmi les 2,95 millions de personnes qui sont déjà au chômage depuis plus d’une année, aucune n’aura à en payer un prix dans sa santé mentale? Il faut également tenir en compte que, dans ce pays, la protection sociale et la couverture économique est très basse pour ne pas dire misérable. Et que me dis-tu des trois millions de personnes qui touchent quelque 300 € par mois, comme tu le rappelais? La pauvreté permanente est directement liée à des problèmes de santé mentale. En Catalogne, nous avons désormais un taux de pauvreté de plus de 26%, selon les statistiques de 2011. Ont augmenté aussi considérablement ce que nous appelons les «travailleurs pauvres», des personnes qui, même avec un emploi, sont en dessous du seuil de pauvreté. Je crains que tout cela aille avoir ces prochaines années des graves conséquences sur la santé mentale de la population. Voilà ce que peuvent être les effets ces prochaines années ou à plus long terme…
Le problème est connu depuis longtemps. Appartenir à une classe sociale ou à une autre implique avoir une santé mentale moins bonne. L’enquête sur la santé à Madrid en 2005, soit avant la crise, révélait que la classe des propriétaires présentait une santé mentale bien meilleure que les personnes sans contrat de travail, les femmes au foyer et les immigrés sans papiers.
La même commission de l’OMS sur les déterminants sociaux de la santé, dans son rapport de 2008, avait détaillé comment certains facteurs de risque comme être au chômage, l’insécurité alimentaire, avoir des bas revenus, etc., semblaient bien pouvoir entraîner jusqu’à une dépression, et cela avec un niveau d’évidence fort ou très convainquant.
La moyenne de personnes avec des problèmes psychologiques est de 34% parmi les chômeurs et de 16% seulement parmi les personnes qui ont un emploi.
On a pu observer des différences dans la santé mentale même entre les différents types de contrats de travail. Il existe des signes qui montrent que les gens sans contrat de travail présentent des indices de mauvaise santé mentale qui vont jusqu’au triple des personnes qui sont au bénéfice d’un contrat à durée indéterminée.
Un autre effet de la crise va se manifester dans le groupe de la population qui a de graves problèmes de santé mentale et d’addictions et qui a vu avec la crise comment ses ressources ont diminué ou ne sont même pas matérialisées. Si pour des personnes qui ont une très bonne formation et de qualification, c’est difficile de trouver un travail, tu peux imaginer comment cela doit être pour des personnes qui nécessitent un appui et un soutien dans toutes les étapes de l’insertion au travail: se former, chercher du travail, le trouver, et le garder, etc. Les opportunités pour ces gens sont très rares. C’était déjà le cas avant la crise… Pense que parmi le grand groupe des personnes avec une invalidité ou une autre (physique, psychique, sensorielle, mentale,…) les personnes atteintes de troubles mentaux sévères sont le groupe le plus stigmatisé, et celui qui a le plus de difficultés pour réussir à trouver un travail, comme le reconnaît l’OMS.
Le nombre de suicides a-t-il augmenté en conséquence de la crise?
La relation entre les suicides et les crises est bien connue. Elle est corroborée par plusieurs études. J’en citerai quelques-unes. Une a été publiée en 2011 dans l’American Journal of Public Health qui étudiait la relation entre cycle économique et suicides aux Etats-Unis de 1928 à 2007. Lors des récessions, le taux de suicides avait augmenté 11 fois et baissé seulement 2 fois. Par contre, dans les périodes d’expansion économique, le taux de suicides avait augmenté seulement 3 fois et baissé 10 fois.
Lors de la crise asiatique à la fin des années 1990, le taux de suicides chez les hommes a augmenté de 39 % au Japon, 44% à Hong Kong et de 45% en République de Corée du Sud.
Dans une étude réalisée récemment dans 54 pays européens et américains, on a estimé qu’il y a eu un excès de morts par suicides aussi depuis la crise de 2008. Surtout chez les hommes et dans les pays qui ont des taux de chômage élevés. En Europe, cela a été le cas surtout chez les jeunes entre 15 et 24 ans et dans les pays du continent américain surtout chez les hommes de 45 à 64 ans.
Pour ce qui est du Royaume d’Espagne, concrètement, certains auteurs ne se mettent pas d’accord et je ne veux pas être celui qui pontifie sur la question et affirme qu’il y a une claire augmentation des suicides à cause de la crise. Mais les saisies de logements ont vu des suicides qui ont beaucoup impressionné l’opinion et personne ne peut faire comme si cela n’existait pas. Nous avons besoin de chiffres plus clairs et il y a assurément un problème dans la saisie des données car les causes véritables des suicides ne sont jamais investiguées. Les médecins légistes n’entreprennent aucune enquête auprès de la famille et des voisins pour connaître les vraies motivations du suicide. Ce qui est certifié, c’est le décès et comment il s’est produit: défenestration, pendaison, etc. Cela ne permet pas de savoir si la cause du suicide avait à voir avec des motifs liés à la crise ou non. Néanmoins, ce qui est certain, c’est qu’il y a eu pas mal de suicides motivés explicitement par le fait de rester sans logement ou sans travail.
Dans des pays voisins comme la Grèce, la question est terrible. Selon The Lancet, le taux de suicides y a passé en peu de temps de 2,8% à 6% pour 100’000 habitants. The Lancet fait remarquer que la Grèce a vu les inégalités croître jusqu’à la tragédie.
Certains auteurs, comme David Stuckler et Sanjay Basu, ont étudié la relation entre les suicides et la protection sociale [6]. Ils ont trouvé des exemples très évidents, de pays comme la Suède ou la Finlande durant les années 1980 et 1990, qui ont souffert des graves récessions à certains moments mais sans augmentation significative du nombre des suicides malgré une augmentation importante du chômage. Cela, fondamentalement, à cause de la couverture sociale appliquée par ces gouvernements. Le titre de leur livre est parlant: Le corps économique: Pourquoi l’austérité tue. Stuckler et Basu ont trouvé dans leur recherche que les personnes au chômage ont une probabilité double de mettre fin à leur vie, par rapport aux personnes qui ont du travail.
Depuis le XIXe siècle, on sait que les récessions et le chômage sont liés à un risque marquant de suicide. Ce qui peut contribuer à l’éviter, ce sont les politiques de protection sociale que certains gouvernements ont poursuivies quand est arrivée la crise, comme l’Islande, ce qui n’est malheureusement pas notre cas.
Je crois que cela vaut la peine de souligner ici le grand effort peu reconnu que, dans de nombreuses municipalités, réalisent les professionnels des services sociaux qui, avec peu de moyens, apportent des réponses à cette dure réalité. Il y a une certaine tendance dans certains médias de reconnaître surtout le travail de certaines organisations religieuses et privées. Mais elles ne sont pas les seules à agir. Il est évident aussi que dans le Royaume d’Espagne, les familles jouent un rôle de protection et d’appui et contribuent à éviter beaucoup d’issues fatales. Il est bien connu que beaucoup de familles vivent de ce que touchent les grands-parents. Leur pension de retraite se trouve être le principal revenu de toute une famille.
Tu es membre du collectif catalan Dempeus pour la santé publique. Comment luttez-vous contre les coupes budgétaires dans la santé publique?
Dempeus, qui veut dire «Debout!» est né à Barcelone lors d’une assemblée dans l’Athénée de Barcelone, le 19 février 2009. La salle était pleine à craquer. C’était encore sous le gouvernement tripartite de la gauche qui attaquait le système public de santé de beaucoup de manières et toujours en tendant vers les intérêts des entreprises, avec la connivence de politiciens qui ne prenaient pas sa défense, par incapacité ou pour des intérêts opaques.
Notre manifeste de fondation de 2009 proclamait trois objectifs:
1. La défense du système national de santé, avec tout son caractère universel, de qualité, intégral, solidaire. Et garantissant l’équité.
2. La participation sociale dans ce système et sa défense en alliance avec d’autres associations et groupes d’aide, qui travaillent depuis longtemps pour défendre son caractère public.
3. Une prise en charge interdisciplinaire et de qualité de pathologies insuffisamment reconnues, des maladies mal traitées comme les maladies mentales, celles qui sont mal nommées «rares», ou les nouvelles pathologies émergentes abordées de façon injuste, et qui toutes doivent être incorporées dans le système de soins. Et une couverture économique et sociale de maladies chroniques comme la Fibromyalgie et le Syndrome de fatigue chronique.
Dempeus a réalisé depuis lors un grand nombre d’activités durant ces quatre ans de vie et un peu plus: de nombreuses conférences, des prises de paroles dans de nombreux hôpitaux. Dempeus a lancé une procédure judiciaire contre les responsables de la santé catalane, a participé à des occupations par les salariés et les usagers de centres de soins, a organisé des débats avec des associations de quartier et dans les localités de toute la Catalogne, etc.
Dempeus n’est pas une plateforme corporative ou de défense d’intérêts professionnels. Elle est ouverte à toute personne qui veut défendre le droit à une santé publique. Elle réunit des usagers, des médecins, des économistes, des pharmaciens, des sociologues, des habitants des quartiers, des infirmières et infirmiers, etc. Ce sont des gens préoccupés par la santé et par ses déterminants sociaux et politiques. Donc pas seulement par le système sanitaire au sens strict, bien qu’il soit évident que nous le défendons bec et ongles. (Traduction A l’Encontre; article publié sur le site Viento Sur, 21 janvier 2014)
[1] Le castillan a deux expressions qui se traduisent toutes deux en français par santé : salud et sanidad. Salud publica c’est l’état de santé des gens, tandis que sanidad publica désigne le système sanitaire.
[2] Comme les Basques et les Catalans se considèrent comme des nations distinctes, donc en dehors de ce que serait une nation espagnole, ils n’utilisent pas le mot Espagne pour désigner le pays au sens constitutionnel actuel, mais le terme d’Etat espagnol puisqu’ils y sont de fait soumis. Ces derniers temps, s’utilise de plus en plus le terme de Royaume d’Espagne, terme constitutionnel, qui a l’avantage d’attirer l’attention sur la monarchie en tant qu’institution discutable, et discutée par les Républicains.
[3] Fernando Abril Martorell, ancien ministre UCD, présidait une commission du Ministère de la Santé, d’analyse et évaluation du Système national de santé, de dix personnes, nommée par le gouvernement du PSOE. Elle déposa son rapport en 1991.
[4] Candidatura Autónoma de Treballadores i Treballadors de l’Administracío de Catalunya – Coordinadora de Treballadors i Treballadores de la Sanitat
[5] Artur Mas est le président de la Généralité de Catalogne, à la tête de la coalition de Convergència i Unió.
[6] David Stuckler, Sanjay Basu, interview Público.es, 22.06.2013. David Stuckler, Sanjay Basu, The Body Economic, Why Austerity Kills, Allen Lane, London, 2013.
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