L’Union européenne (UE), après diverses commotions économiques, géopolitiques et institutionnelles sérieuses, dont les conséquences ne sont pas terminées, et à la suite d’une période de blocage et de paralysie, est peut-être en train de passer à une nouvelle phase de révision de son modèle de gouvernance économique. La paralysie institutionnelle de l’UE pourrait se débloquer, de manière limitée, pour ce qui est de la capacité financière des institutions européennes, après que s’éclaircissent certaines inconnues à propos de ce que peut être un Brexit mou et avec la formation prévisible d’un gouvernement CDU-CSU-SPD en Allemagne.
La formation de gouvernements d’extrême centre (Tariq Ali, 2015) qui représentent, avec des nouvelles formations ou coalitions politiques, le noyau commun de l’orientation politique pour les partis néolibéraux et socio-libéraux qui ont porté les régimes politiques européens des dernières trente années, dans un scénario de soulagement momentané de la crise économique, pourrait conduire à la modification de l’architecture économique et institutionnelle existante. Entre autres domaines de la gouvernance économique, les ressources propres de l’Union européenne, qui pour le moment sont exiguës en comparaison avec ce dont disposent les Etats membres et illusoires pour une politique budgétaire significative pourraient être réorientées vers une politique plus cohérente pour être en mesure d’exiger des mesures d’ajustement structurel.
Dans un souci de consolider les politiques de discipline budgétaire, des moyens, dans tous les cas réduits, seraient mis à disposition pour la stabilisation du système financier, afin d’être en mesure de pallier une crise bancaire qui s’approcherait. Des vieux programmes d’investissement, structurels et sociaux, seraient redirigés pour permettre une action anticyclique limitée dans des pays qui souffrent de crise, bien sûr à condition qu’ils aient appliqué les réformes néolibérales dans leur structure économique, budgétaire, et leurs dépenses (l’ajustement structurel).
Un débat a eu lieu parmi les élites européennes, circonscrit à la dimension institutionnelle, à propos de la structure et de la dynamique économiques faibles. Ce débat a accompagné certaines discussions politiques existentielles du projet de l’UE. Tandis que le point de vue néolibéral, dans ses différents formats, attribue la crise à l’indiscipline budgétaire et à l’absence de réformes structurelles dans les pays moins compétitifs, d’autres attribuent les problèmes à la crise de l’investissement, l’hypertrophie financière, ou les inégalités. Indépendamment du diagnostic ou de la perspective, tous partaient de l’idée qu’une nouvelle crise financière pourrait mettre en danger l’Eurozone et une crise bancaire pourrait déchaîner une nouvelle et plus profonde récession. Ceux qui sont favorables à l’architecture en vigueur du système Euro (Michel Husson, 2012), tant les néolibéraux de l’extrême centre que les ordo-libéraux allemands [pris ici dans le sens du modèle «d’économie sociale de marché»], prennent l’initiative d’essayer de la consolider, afin que l’UE ne se désarticule pas, mais continue de servir aux oligarchies financières et aux entreprises transnationales européennes.
Déblocage institutionnel et gouvernements d’extrême centre?
Les propositions manquent encore de précisions, cependant elles disposent déjà d’une base de résolutions qui pourrait leur donner une couverture institutionnelle. Ce qui avait été un ballon-sonde est devenu une proposition avec des délais concrets, 18 mois, suscitant un certain consensus entre les gouvernements récemment formés ou qui peuvent se former prochainement dans certains pays et qui dirigent le projet de l’UE.
L’année 2018 s’ouvrant, la France a un président, Emmanuel Macron, qui représente, comme peu le font, le projet de l’extrême centre, se battant pour une révision fédéraliste et néolibérale de l’UE. Pendant ce temps, l’Allemagne a abandonné le scénario d’un gouvernement jamaïque – CDU-CSU-Verts-Libéraux – ouvrant la voie à une fort probable répétition de la grande coalition entre CDU et SPD. S’il n’y a pas de gouvernement avec les libéraux, qui s’opposent à toute proposition du genre Fonds monétaire européen (FME), la perspective de cette solution, même dans une version moins ambitieuse, s’éclaircit [1]. C’est dans ce contexte que la Commission européenne peut se sentir soutenue pour lancer une réforme de l’architecture institutionnelle et financière de l’UE. Cela remet à l’ordre du jour un débat qui a eu lieu, sous différentes variantes ces deux dernières années, à partir des rapports des Cinq Présidents à propos du futur des finances de l’UE, avec le Livre blanc sur le futur de l’UE, qui demandait la poursuite de l’approfondissement de l’Union économique et monétaire. Ce débat avait aussi eu lieu au Parlement européen sur la capacité budgétaire pour l’Eurozone.
Le débat au sein des élites au sujet du modèle de Fonds monétaire européen
Depuis un certain temps un débat a lieu au sein des institutions européennes sur la capacité fiscale ou budgétaire de l’Eurozone. Différentes approches s’y manifestent, ce qui n’empêche pas qu’elles présentent de nombreux vecteurs communs. Le projet de Macron exprime une de ces approches, différente du projet allemand d’Angela Merkel. Aussi bien la tendance fédéraliste-technocratique-libérale de Macron que celle plus ordo-libérale des Allemands optent toutes les deux pour la stabilité financière, cet euphémisme pour dissimuler leur priorité de protéger le système financier, en dotant le budget européen d’un instrument financier qui lui donnerait une plus grande capacité.
La différence substantielle entre la tendance fédéraliste-technocratique et celle qu’incarnerait Wolfgang Schäuble, qui est proposé pour présider le Bundestag, réside dans le fait que les fédéralistes néolibéraux projettent d’établir des mécanismes de compensation comme un Fonds de dépôts européen ou un système de prestations de chômage à l’échelle de l’UE, ou encore une marge pour l’endettement, ainsi qu’un instrument qui encouragerait l’investissement, assujetti à des logiques de compétitivité. Le Parti populaire européen s’est opposé catégoriquement à l’endettement direct [2] ou à des assurances chômage européennes. Il a exprimé de sérieux doutes quant à un fonds de dépôts, à l’unisson avec les autres gouvernements d’Europe centrale. Le départ de Schäuble du gouvernement allemand a pu aider à débloquer quelque chose même si finalement sa ligne politique s’est imposée pour l’essentiel. Dans la proposition, l’assurance chômage n’est pas envisagée, par contre le fonds de dépôts l’est. Mais ce fonds pourrait aussi tomber si les sociaux-démocrates allemands entrant dans le gouvernement ou, finissant par appuyer la CDU, ne forcent pas la main des conservateurs pour les propositions que l’Allemagne soumettrait aux institutions européennes.
Les conservateurs allemands seraient d’accord avec un instrument qui contribue à une stabilité budgétaire dans un environnement de monnaie unique, sans recourir à des transferts intérieurs qui, dans les termes de l’establishment, impliquent une sorte de redistribution, puisque pour eux cela engendrerait l’aléa moral [possibilité des risques car ne supportant pas les effets négatifs de sa prise de risque] dans les pays qu’ils considèrent, selon le stéréotype centre-européen, comme peu disciplinés.
Ce FME, doté d’une grande capacité de levier financier et de financement, jusqu’à 500 milliards d’euros, étant garanti par les Etats (et qui paye, commande), aurait divers moyens de prêter à des pays en risque bancaire systémique, et serait en mesure de les discipliner pour garantir une politique d’austérité accordée à l’esprit du Pacte de stabilité et de croissance. Ce pacte ferait déjà partie des traités, ce qui lui conférerait non pas un statut d’accord intergouvernemental mais une qualité d’obligation légale. La logique de ce pacte, au-delà du caractère néfaste de sa conception, a été respectée à ce jour de manière irrégulière voire faible. Désormais on va essayer d’appliquer les politiques d’austérité de manière plus efficace: le FME serait le mécanisme pour le faire appliquer.
Les propositions de la Commission européenne
La Commission européenne a proposé une «feuille de route pour l’approfondissement de l’Union économique et monétaire» qui développe et donne continuité au programme du rapport des cinq présidents, pour faciliter le pacte et la concrétisation de mesures qui seraient appliquées avant 2025. Les propositions pour réformer la zone euro s’inscrivent dans un programme de travail qui doit culminer lors de la rencontre des chefs d’Etat et de gouvernement en juin 2018.
• La première proposition, celle qui a été le plus commentée, consiste à établir un Fonds monétaire européen qui serait ancré à l’intérieur du cadre légal des traités et qui serait construit à partir du Mécanisme européen de stabilité qui existe déjà. Ce FME assisterait des Etats membres qui connaissent des difficultés financières. Le FME serait également un mécanisme d’appui du Fonds de résolution bancaire unique qui pourrait être doté de 55 milliards d’euros en 2023 et agirait comme prêteur en dernier ressort pour faciliter les sauvetages en bon ordre de banques insolvables.
Cela n’impliquerait pas un accroissement d’efforts financiers supplémentaires car il mettrait à profit les moyens du Mécanisme européen de stabilité. En tant qu’instrument financier, il serait doté de garanties publiques fournies par les Etats membres qui cautionneraient l’émission de bons dotés de capacité financière pour accorder des prêts.
• On projette donc, par conséquent, que cet instrument budgétaire pour l’Eurozone devra opérer pour assister les Etats membres dans leurs réformes structurelles, pour ceux qui sont en voie d’accès à l’euro, ou comme garantie à l’Union bancaire, ainsi que comme mécanisme stabilisateur des investissements dans les cas de crises conjoncturelles.
• Dans ce paquet de réformes est proposée une reconversion partielle, au moins de 6%, pour constituer une réserve, des Fonds européens structurels et d’investissement, en instituant des règles communes qui s’appliqueraient au Fonds de développement régional, au Fonds social européen, au Fonds agricole européen pour le développement rural, en les coordonnant afin d’appuyer des réformes structurelles dans l’esprit du Semestre européen, c’est-à-dire des politiques favorables à l’ajustement structurel. Le Programme d’appui aux réformes structurelles pour 2019 et 2020 serait augmenté jusqu’à presque 223 millions d’euros, soit quasiment son doublement.
• Dans ce sens, la Commission propose un «instrument de stabilisation budgétaire». L’idée est qu’il puisse aider des pays en crise qui n’ont presque pas de marge pour maintenir leurs investissements. Cet instrument devrait offrir des prêts ou des cautions au moyen de fonds du budget communautaire ou au travers du futur Fonds monétaire européen mais, bien sûr, seulement pour les pays qui ne dépassent pas les inévitables 3% de déficit public.
• Enfin, comme organe de gouvernement, serait nommé un ministre européen de l’Economie et des Finances qui serait également vice-président de la Commission et président de l’Eurogroupe, soit un authentique gouvernement économique de l’Europe, à ce jour soumis aux Traités européens.
Conclusions et alternatives
Au moyen d’une réorganisation de moyens et d’instruments institutionnels préexistants, la gouvernance économique de l’Union européenne est à nouveau confiée à des instruments financiers sophistiqués [3]. Le FME est un mécanisme pour renforcer la capacité financière des institutions européennes mais qui, en contrepartie, impose la discipline fiscale tout en comportant également un puissant véhicule de socialisation des dettes. Le FME représenterait, en somme, une férule financière prétendant nous gouverner tous.
Jusqu’à récemment, les mécanismes de dérèglement des rentrées et des dépenses, ainsi que la manière dont se répartissait l’effort budgétaire ou s’orientaient les dépenses publiques, avaient expliqué la conversion de l’énorme dette privée en dette publique. Désormais, comme l’exemple grec l’a montré, ce seraient les institutions européennes qui créeraient un fonds avec un mécanisme qui met à la charge des contribuables effectifs l’effort et le risque, puisque les cautions sont des fonds alimentés par des ressources publiques. C’est ainsi qu’est doté de ressources publiques, sous la forme de garanties et de cautions, un instrument qui, en fin de compte, a pour vocation de constituer un coupe-feu et d’être employé dans le cas d’une crise bancaire systémique.
Il va sans dire que si un prêt est accordé à un Etat, ce fonds s’entremettra pour encourager des restructurations du système bancaire, qui seront partiellement à la charge (8% du passif) des actionnaires et des créanciers, mais qui pourraient requérir une contribution et une perte publique complémentaires. C’est ainsi que le contribuable moyen, soit majoritairement le monde du travail, doit souffrir de quatre côtés: puisque les garanties et cautions sont publiques et proviennent donc de leurs impôts, et sont à fonds perdu en cas d’opérations ratées; puisqu’un sauvetage peut entraîner des coûts publics; parce que les politiques publiques qui seront imposées au pays concerné seront de l’ordre des politiques d’ajustement dans le domaine salarial, des droits sociaux, du travail et des politiques publiques, des privatisations, etc. Et parce que le pays qui sollicite le prêt contractera une dette avec intérêts qu’il faudra aussi honorer.
Face à la crise d’insolvabilité bancaire, l’Union bancaire prévoit de commencer par des mesures de bail-in, soit mettre la crise d’une banque à la charge des actionnaires et des créanciers. Cela aura sûrement lieu d’abord dans les périphéries, la banque italienne pouvant être le premier cas. Le modèle des institutions européennes prévoit qu’il s’agirait de situations ponctuelles. Il y a des motifs raisonnables, à moyen terme, de penser que l’impact pourrait être plus grave et généralisé, mais cette analyse nécessiterait un autre article.
Ce mécanisme de restructuration bancaire à la périphérie disposerait d’un instrument, en dernière instance, pour d’éventuelles crises bancaires systémiques de plus grande envergure. Il facilite la restructuration bancaire à la périphérie, se dote d’un instrument pour discipliner des pays entiers. Il serait en mesure d’assumer les risques d’une crise de solvabilité bancaire au centre de l’Europe qui serait mise à la charge de toute la population. C’est cela la «stabilité bien connue de la zone euro» qui équivaut à la stabilité du système bancaire.
Une politique alternative possible consisterait à conjuguer deux mécanismes qui impliqueraient à la fois une redistribution et l’impulsion d’un plan d’investissements socio-écologique capable de nous faire passer à un modèle productif basé sur les énergies renouvelables et la minimisation du recours aux matières premières et aux énergies fossiles pour satisfaire les nécessités sociales de manière adéquate.
Le premier mécanisme consisterait en un budget alternatif, mieux alimenté par des rentrées fiscales, qui devrait progressivement atteindre au moins 8% du PIB communautaire – une base pour atténuer les énormes défauts d’une économie de marché – avec un régime d’impôts progressifs, basés sur la capacité économique des pays, avec des contributions progressives en fonction de leur production, et avec des impôts nouveaux qui frapperaient principalement les profits patronaux et le patrimoine des grandes fortunes, ou avec des écotaxes et des impôts qui grèvent les transactions financières à court terme, avec une solide lutte contre l’évasion fiscale. Cela implique le prérequis d’une harmonisation fiscale à la hausse et pour commencer des taux minimaux effectifs substantiels.
Cela doit être accompagné de mécanismes de dépenses redistributives et une grande dotation de moyens pour l’investissement orienté vers la transformation du modèle productif et la création d’emplois, qui priorise les tâches liées à la transition écologique. Le deuxième mécanisme, complémentaire (et bien sûr pas en premier lieu, comme le prétendent les forces conservatrices) un mécanisme de financement mutualisé [4] capable de financer un investissement public dans des secteurs socialement nécessaires et dans des activités écologiquement durables qui constituerait également un véhicule de redistribution démocratique. Ce qui est douteux, c’est si quelque chose de pareil peut trouver sa place dans les institutions actuelles, étant donné le blindage que représentent la règle de l’unanimité et la coalition de pays qui dominent l’Eurogroupe et le Conseil dans le cadre institutionnel en vigueur et sous des traités qui consacrent les politiques d’austérité, sans lueurs laissant espérer leur modification. (Article publié sur le site Viento Sur en date 22 janvier 2018; traduction A l’Encontre)
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[1] Les Libéraux allemands voulaient appliquer une austérité aussi sévère que celle à laquelle aspirait le ministre des Finances sortant, Wolfgang Schäuble; cependant sans accepter un fonds qui engagerait les pays les plus forts à avancer plus d’argent comme garantie. Cela laisserait la bride sur le cou aux mécanismes automatiques du marché pour l’ajustement, c’est à dire sans un mécanisme financier macro-économique comme le FME.
[2] Même si la disposition de cautions ou garanties est une manière de contracter une dette potentielle, parce qu’elles assument le risque pris en émettant des bons qui dotent le fonds de sa capacité financière. Ces garanties et ces cautions socialiseraient les pertes en procurant une couverture à la privatisation des profits par les investisseurs.
[3] Parmi ces instruments, il y aurait également le Plan d’investissements stratégiques, le Plan d’investissement extérieur, les multiples Fonds fiduciaires, ou ce qui était déjà le Mécanisme européen de stabilité et qui désormais passerait à constituer un élément du Fonds monétaire européen. Tous ces instruments reposent sur des formules de financement qui consistent à prêter à partir d’un fonds qui est nourri par l’émission de bons que des investisseurs privés achètent et qui sont cautionnés par des garanties publiques. Un tel fonds, à la différence d’un budget public classique, ne se nourrit pas d’impôts pour ensuite disposer de ressources pour la dépense ou l’investissement public direct, mais il est construit comme un mécanisme de dette publique.
[4] L’idée de mutualiser la dette n’est pas nouvelle et c’est un secteur de gauche qui s’en était faite le champion, mais avec un objectif tout à fait différent d’une socialisation des dettes privées aux frais de la population. Au contraire, l’idée consistait à fournir des ressources financières pour faire face aux cycles économiques, faciliter les mécanismes de redistribution, et organiser d’une manière ordonnée le soulagement de la dette de certains pays au moyen de la solidarité des autres, en même temps qu’on se doterait d’un mécanisme de financement public de l’investissement. Cette proposition, cohérente et viable, non seulement est inadmissible de par les traités et l’architecture de gouvernance de l’UE, mais en plus paraît non viable par la structure politique prévue qui blinde contre toute réforme substantielle. Elle se heurte également à l’opposition obstinée des élites transnationales et des gouvernements centre-européens qui, en outre, peuvent compter sur la soumission des classes dominantes des semi-périphéries et la majorité de leurs gouvernements.
Références
Tariq Ali, The Extreme Centre, A Warning, Verso Books, London, 2015
Michel Husson, «Economie politique du système-euro», A l’encontre, alencontre.org, juillet 2012
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