Maroc. Jerada: «Les habitants expriment leur envie de vivre avec dignité et justice»

Par Charlotte Bozonnet

Ils sont là presque chaque jour depuis un mois. Des femmes, des enfants, des jeunes et des pères de famille. Organisés par quartier, ils brandissent en tête de cortège le portrait du roi Mohammed VI, puis très vite, les pancartes de leurs revendications: du pain, du travail, de l’eau et de l’électricité.

«Je participe chaque fois que je peux, les gens souffrent ici», explique une jeune femme, voile noir et yeux rehaussés de khôl, tandis que les slogans retentissent devant les portes de la municipalité. Houcine et Yahyia, deux quadragénaires, en jean et baskets, sont aussi venus: «Les habitants n’ont plus confiance, ils ne s’arrêteront pas tant qu’ils n’auront pas vu de solutions concrètes.»

Jerada, localité de 43’000 habitants située dans l’est du Maroc, est en ébullition. Le 21 décembre 2017, des manifestations contre la cherté des factures d’eau et d’électricité y avaient éclaté avant d’être rattrapées par un drame: deux frères, âgés de 23 et 30 ans, sont morts noyés dans une mine clandestine de charbon. [Voir les articles publiés sur ce site en date du 21 novembre et du 26 décembre 2017.]

Dans cette région de «gueules noires», frontalière de l’Algérie, ce n’est pas la première fois qu’une telle tragédie se produit mais elle a été celle de trop. «Vingt ans de souffrance, de chômage et de promesses non tenues», résume un syndicaliste de la ville. Un nouvel accident a eu lieu, jeudi 1er février, faisant un mort et un blessé.

«Barons» du charbon

Jerada a pourtant connu son heure de gloire. A la fin des années 1920, la découverte de charbon dans son sous-sol en avait fait un pôle attractif. Des tribus de toute la région, mais aussi d’autres parties du Maroc, y ont afflué, attirées par les milliers d’emplois créés. Mohammed El-Arjouni, fils d’un mineur mort de la silicose à l’âge de 54 ans, connaît bien cette histoire. Sur la place centrale où quelques enfants jouent au ballon, il revoit l’alignement des corons, et cette pièce unique avec une petite cuisine qu’occupait sa famille.

«Mais en 1998, raconte-t-il, la mine a annoncé qu’elle n’était plus rentable et devait s’arrête.» En trois ans, tout a été liquidé. Aujourd’hui, il reste de cette réussite passée quelques vestiges monumentaux: deux puits aux chevalements rouillés, envahis par la végétation, un immense terril qui surplombe la ville et des bataillons de jeunes sans emploi. «Quand la mine a fermé, poursuit Mohammed El-Arjouni, il y a eu un accord qui prévoyait un volet social, à savoir le versement d’indemnités aux mineurs, mais aussi un volet économique : assurer une reconversion à la ville. Mais cet engagement-là est resté lettre morte.»

Il a fallu se débrouiller. Sur les flancs des collines qui entourent la ville, il faut quelques secondes au regard pour les distinguer: de petits tas foncés qui piquent le paysage comme une drôle de maladie. Ce sont les «descenderies», des puits clandestins creusés à la main. Il y en aurait plus de 3500, dont 200 en activité.

S’approcher d’un de ces puits ramène à un autre âge: on y découvre un simple trou avec une poulie. «On travaille allongés», explique Ahmed, 39 ans, mains et visage noircis. Il était présent quand les deux frères ont été tués le 22 décembre: ils travaillaient dans un boyau au marteau-piqueur lorsqu’un puits voisin plein d’eau a cédé. Il a fallu trente-six heures pour dégager les corps.

Ahmed travaille avec deux autres garçons de la ville dont le plus jeune, Abderrahim, dit avoir 19 ans mais a des airs d’adolescent. Le visage fatigué sous son bonnet noir, il creuse depuis le matin et explique n’avoir mangé que du pain, accompagné de thé.

Ils vendent le sac de charbon (de 80 kg à 90 kg) 90 dirhams (environ 9 euros) à des intermédiaires qui les revendent aux titulaires des permis d’exploitation, seuls habilités à commercialiser le combustible. En bout de chaîne, ces quelques «barons» du charbon (des élus locaux qui ont obtenu leur permis à la fermeture de la mine) facturent le combustible 80 dirhams le kilo, soit dix fois plus cher.

Quand le drame s’est produit fin décembre, la colère a éclaté, libérant des années d’insatisfaction. En un mois, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue, comme l’ont fait au cours de la dernière année les habitants d’Al-Hoceima (nord) ou de la ville de Zagora, dans le sud.

Pour le moment, les autorités ont fait preuve de retenue. Loin de la répression qui s’est abattue dans le Rif, il n’y a pas à Jerada de forces antiémeute quadrillant le centre-ville, pas d’arrestation ni de gaz lacrymogène. Dans les locaux flambant neufs de la wilaya (province) d’Oujda, à laquelle appartient Jerada, le secrétaire général, Abderrazzak El-Gourji, un quadragénaire élégant, l’annonce: «Il s’agit d’une nouvelle approche des mouvements sociaux.»

Les autorités marocaines ont rapidement envoyé sur place le ministre de l’énergie puis celui de l’agriculture censé proposer une alternative économique à la ville. Un plan d’urgence a été décrété. Il prévoit notamment deux ambulances supplémentaires, et trois médecins spécialistes pour l’hôpital local. Les quelque 2000 mineurs clandestins actuels seront aidés pour s’organiser en coopérative.

Des emplois ont aussi été promis: 650  femmes travailleront en Espagne pour la cueillette des fraises, 700 dans une unité de décorticage de crevettes, 200 jeunes dans les pôles industriels de Kenitra et Tanger (nord), trois entreprises se sont engagées à ouvrir des usines. «Des enquêtes seront également menées», assure le représentant local.

32% de chômage

Car les habitants de Jerada veulent comprendre: que sont devenus les milliards de dirhams de matériel liquidés à la fermeture de la mine? Comment ces élus locaux ont-ils pu vendre du charbon extrait dans de telles conditions sans jamais être inquiétés?

Nair Zoukaghe, homme grand portant une chapka, a été titulaire de l’un des permis d’exploitation. Ingénieur pour la mine pendant trente-cinq ans, il explique avoir créé une société en bonne et due forme, payé tous ses impôts et employé légalement des mineurs en leur assurant une couverture sociale. «Mais au bout de quelques années, ce n’était plus possible, ce n’était pas rentable par rapport aux autres sociétés», se justifie-t-il.

Au café Aragon, Aziz Rache, un militant local, estime, lui, que les autorités ont répondu «à de petits points», mais n’ont pas apporté de solution durable. A 45 ans, manteau gris et écharpe à rayures devant son verre de thé, il explique enchaîner les licences à l’université d’Oujda faute de trouver un vrai boulot dans cette région de l’Oriental qui compte 32% de chômage, contre 16% à l’échelle nationale.

Militant au sein de l’Association des diplômés chômeurs, il est là depuis le début du mouvement, soulignant que chaque quartier a mis en place une commission pour faire remonter les demandes des habitants. «Jerada, comme les autres provinces, souffre de la pauvreté, de la précarité, du manque de travail», résume-t-il.

Même la centrale thermique de Jerada (qui utilise du charbon importé notamment de Pologne) n’apporte que peu d’emplois. «Sur le papier, on dit que des milliards de dirhams ont été investis dans la région mais si vous faites le tour de Jerada, vous verrez que ce n’est pas vrai. Ici, dans le Rif, à Zagora, les gens sont sortis manifester car ils ont conscience que la situation doit changer», lâche Aziz Rache.

Mohammed Kerzazi, membre de l’Association marocaine des droits de l’homme, confirme: «Jerada a une longue tradition de lutte mais de cette manière, c’est la première fois. Depuis plusieurs semaines, les habitants n’ont rien lâché. Ils expriment leur envie de vivre avec dignité et justice.» (Article publié dans Le Monde, en date du 3 février 2018)

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Des centaines de personnes, à proximité du cimetière de la ville minière, encadrées par des forces antiémeutes

Plusieurs centaines d’habitants de Jerada se sont rassemblés le 2 février 2018, au lendemain du décès d’une troisième personne dans les mines clandestines de la ville de l’Oriental.

Sous des chutes de neige et de pluie mêlées, slogans et prises de parole s’enchaînent depuis la fin de matinée sur un terrain devenu boueux, à proximité du cimetière. Des membres du mouvement de contestation né en décembre après la mort de deux frères dans les mines de la région relaient des appels à la grève générale pour faire valoir des revendications économiques et sociales.

Le rassemblement est encadré par un dispositif policier: une trentaine de véhicules, dont un muni d’un canon à eau, stationnent sur le lieu de la manifestation, à proximité de brigades de la police et des forces auxiliaires en tenue antiémeute.

Le décès d’Abderrahmane [le 1er février], 32 ans, dans l’effondrement d’une galerie intervient 40 jours après la mort de deux frères dans des conditions similaires. Les protestataires de Jerada avaient initialement prévu un programme de sit-in. Une manifestation était d’ailleurs prévue aujourd’hui pour commémorer la mort de deux mineurs en décembre. Le programme chamboulé car les manifestants attendent désormais l’enterrement de la dépouille d’Abderrahmane, nous affirment des sources locales.

Le 1er février, alors que deux autres mineurs ont pu être secourus après l’effondrement qui a coûté la vie à Abderrahmene, les autorités ont accusé un «groupe d’individus d’avoir délibérément empêché» leur intervention.

Le corps de la victime avait alors été transporté dans un véhicule privé, suivi par un cortège grossissant. Une «violation flagrante des lois en vigueur», brandissent les autorités qui annoncent l’ouverture d’une enquête sous la supervision du parquet. Un premier sit-in suivi d’une marche rassemblant des centaines de personnes avait alors eu lieu dans l’après-midi. (Telquel.ma, 3 février 2018)

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