Entretien avec Franz Schultheis conduit par Anna Hoffmeister
Nous ne savons pas combien de personnes ayant le droit de vote se rendront aux élections du Bundestag ce dimanche 26 septembre. En 2017, le taux de participation fut de 76,2%. Franz Schultheis a parlé à plus de 80 chômeurs et chômeuses de longue durée de leur décision de ne pas faire partie des votants.
der Freitag: Monsieur Schultheis, pourquoi l’activité professionnelle joue-t-elle un rôle dans les élections?
Franz Schultheis: La participation à la vie professionnelle est une participation à la vie sociale en général: aux collègues, à la reconnaissance, aux revenus, et donc aussi à la consommation et à un mode de vie «normal» pour le citoyen moyen. En étant exclues de la population active, les personnes concernées sont poussées à la marge. Les gens vivent avec un revenu très minimal, le fameux Hartz IV [depuis le 1er janvier 2016, le taux standard est de 404 euros pour un seul bénéficiaire], et arrivent à joindre les deux bouts plus ou moins mal. Enfin, les personnes se retirent de plus en plus dans un cercle privé étroit.
La pauvreté pousse les gens à se retirer de la vie politique?
Avec le groupe des chômeurs de longue durée, on peut vraiment déjà parler de paupérisation, ce qui va de pair avec une certaine forme de honte – ne plus pouvoir partager, ne plus pouvoir aller avec des amis dans un magasin, au café ou au cinéma.
Cela conduit à l’isolement, qui se transforme ensuite en une grande frustration et en un sentiment d’être exclu et marginalisé. La phrase qui résume bien la situation pour les personnes que nous avons interrogées est la suivante: «A quoi bon aller voter, si de toute façon personne ne me voit, si personne ne me parle et si personne ne fait attention à moi?»
Comment les non-votant·e·s chômeurs/chômeuses de longue durée perçoivent-ils la démocratie en Allemagne?
Les déclarations faites lors de nos entretiens étaient très radicales. Ils/elles ont dit: vous ne pouvez pas faire confiance aux politiciens, ils parlent avant les élections, et après les élections, c’est comme d’habitude. Je continuerai à être ignoré. Je n’ai pas de droits civils ou je ne suis pas pris au sérieux. Il n’y a donc aucune raison pour moi d’accorder une quelconque légitimité à ces politiciens. S’abstenir de voter est aussi un acte symbolique de refus, qui dit: «je ne joue pas dans ce jeu truqué».
Il y a souvent peu de compréhension pour les non-votant·e·s. L’argument est le suivant: le fait d’aller voter ne fait de mal à personne, que cela ne prend pas beaucoup de temps…
Lors des entretiens, on nous a répété à plusieurs reprises: Je ne sais pas pour quel parti voter. Ils sont tous les mêmes, rien ne changera. Un fatalisme règne: peu importe où je mets ma croix [sur le bulletin de vote], je devrai porter ma croix moi-même. Ensuite, il y a l’attitude: je ne vais pas aller voter et prétendre faire confiance à ce système. Je sais que cela n’aura aucun effet sur ma vie si je prends part au vote.
Dans votre étude, vous parlez d’une «violence symbolique» qui frappe les chômeurs et chômeuse de longue durée. En quoi consiste cette violence?
La violence symbolique est un concept du sociologue français Pierre Bourdieu: les personnes stigmatisées assument le jugement blessant venant de l’extérieur, se considèrent comme des ratés, s’attribuent la responsabilité de leur situation. Ces personnes souffrent doublement de leur condition, de leur état: de manière matérielle, c’est-à-dire en termes de niveau de vie, et de manière psychologique.
Que peut-on faire à ce sujet?
Il n’y a guère de réponses individuelles à cette question. Si je dis maintenant à un chômeur: «Sois fier et ne fais pas attention à ce que les autres disent», c’est une injonction paradoxale de comportement. C’est comme dire à quelqu’un: tu as mal, mais fais comme si tu n’avais pas mal et oublie ça. Il n’y a probablement que la possibilité d’une manifestation collective en tant que groupe de personnes socialement exclues qui insistent sur leurs droits. Dans les années 1990, il y a eu un mouvement des chômeurs et chômeuses chômage. Ce fut un moment où les chômeurs et chômeuses de longue durée sont sortis de la pauvreté cachée et de leur situation pour dire dans la rue: «Nous existons, et nous avons aussi des droits.»
Les partis ne peuvent-ils pas trouver un remède politique ici?
Les chômeurs et chômeuses de longue durée ne sont vraiment dans le radar d’aucun parti. Le parti le plus adapté serait probablement l’AfD (Alternative für Deutschland), qui vit du ressentiment afin de gagner ce groupe social comme des joueurs de flûte [allusion au Joueur de flûte de Hamelin: légende allemande, transcrite par les frères Grimm et connue sous le titre original Der Rattenfänger von Hameln–L’Attrapeur de rats de Hamelin].
Die Linke exige des droits minimaux pour tous. Cependant, les chômeurs et chômeuses de longue durée ont toujours été les oublié·e·s du mouvement syndical, car ilselles étaient rarement organisé·e·s et peuvent difficilement l’être. Ils-elle sont connus pour avoir le taux d’abstention électorale le plus élevé de tous. Dès lors, donc vous ne dépensez pas beaucoup d’énergie à aller dans des endroits où ils sont particulièrement présents.
Lors des élections fédérales de 2017, l’AfD a néanmoins réussi à mobiliser un total de 1,2 million de non-votants, soit le plus grand nombre de tous les autres partis. Pourquoi ça?
Dans nos entretiens, les chômeurs de longue durée ont toujours pris leurs distances avec l’AfD. Mais un parti qui vit du ressentiment social et qui dit peut-être aussi: «regardez les demandeurs d’asile, comment ils sont servis et comment ils vous traitent, vous, citoyens allemands, peut avoir du potentiel.» Toutefois, si l’on suppose que les chômeurs et chômeuses de longue durée, en tant qu’exclus sociaux, sont systématiquement enclins à courir après ces partis, on se trompe. On pourrait même dire que s’abstenir de voter est un rejet encore plus radical de la démocratie et de l’idée de citoyenneté que de voter pour un parti de droite extrême. Car vous seriez alors toujours dans le système.
Cette situation des chômeurs de longue durée est-elle spécifiquement allemande? Quelle est la situation dans les autres pays?
Nous avons différents régimes de protection sociale en Europe qui sont plus ou moins intéressés par l’intégration de tous les citoyens. Les pays scandinaves sont exemplaires à cet égard. L’Allemagne dispose elle aussi d’un système de sécurité sociale relativement bien développé, mais les sociaux-démocrates et les Verts, entre autres, sont responsables d’une détérioration massive de la situation des chômeurs avec l’Agenda 2010 [ensemble de contre-réformes menées par la coalition rouge-verte dirigée par Gerhard Schröder entre 2003 et 2005]. Avec l’introduction de Hartz IV, les droits légitimes aux fonds autofinancés par les assurances sociales pour assurer une existence relativement décente ont soudainement été regroupés avec le groupe des bénéficiaires de l’aide sociale; après une année de chômage, les gens se retrouvent alors dans une situation financière assez difficile. Cette restructuration de la sécurité sociale a constitué un grand pas en arrière par rapport aux droits sociaux fondamentaux qui existaient auparavant. Ce système est dénoncé à plusieurs reprises par de nombreuses personnes que j’ai interrogées.
Il est prévu d’abolir le Hartz IV. N’est-ce pas une incitation à voter?
Peut-être que les personnes interrogées n’étaient pas vraiment bien informées à ce sujet, malheureusement cela n’a jamais été abordé lors des entretiens. (Entretien publié dans l’hebdomadaire Der Freitag le 25 septembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
Franz Schultheis, 68 ans, est professeur de sociologie du domaine de l’art et du travail créatif à l’Université Zeppelin de Friedrichshafen. L’étude Gib mir was, was ich wählen kann (Donne-moi quelque chose que je peux choisir) a été publiée par Halem Verlag en 2017.
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