Entretien avec Jean-Marie Pernot par Paule Masson
Pour Jean-Marie Pernot, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), le refus de travailler deux ans de plus s’ancre dans ce qu’est devenu le monde du travail.
Ce que les salariés disent d’abord dans le mouvement contre la réforme des retraites, c’est qu’ils ne veulent pas travailler plus longtemps. Comment l’expliquez-vous ?
Jean-Marie Pernot. Pour l’opinion, la retraite est un acquis social qui n’est pas seulement symbolique. Soixante ans est aujourd’hui l’âge qui marque l’entrée dans une nouvelle étape de la vie et permet de profiter de quelques années d’activité pour soi, c’est-à-dire le plus souvent aussi pour les autres.
Depuis une vingtaine d’années, ce que les employeurs demandent aux salariés ne correspond pas à l’idée qu’ils se font de leur travail. Les tensions augmentent avec la productivité, la gestion par le stress, la multiplication des dépressions qui conduisent parfois aux suicides, tout ce que le psychologue Yves Clot appelle «?l’empêchement au bien travailler?». Beaucoup de salariés ne veulent plus de «?ce?» travail et considèrent qu’avec la retraite ils s’en débarrassent. Le refus de travailler deux ans de plus s’ancre dans ce qu’est devenu le monde du travail. Sans compter que, pendant plus de vingt ans, les entreprises avaient largement usé des plans de départ en préretraite pour faire partir les salariés, souvent à 55 ans. Ce phénomène s’est installé comme une sorte de standard que les salariés ont intégré. On continue à les chasser du travail après 55 ans, avec, notamment, la rupture conventionnelle, mais dans des conditions financières qui n’ont plus rien à voir. Et aujourd’hui, on leur dit qu’il faudra attendre 62 ans pour toucher la retraite ?!
Le principal argument du gouvernement, qui assène qu’il faut travailler plus longtemps parce que l’on vit plus vieux, n’a donc pas de prise ?
Non. Plus le gouvernement explique, plus le rejet de la réforme se renforce. C’est le côté pédagogique des mouvements sociaux. Tout le monde parle des retraites aujourd’hui, au travail, dans les familles. Les arguments s’échangent et balayent la très relative force de l’argument démographique.
Pensez-vous qu’avec la journée de grève de demain, le conflit entre dans une nouvelle phase ?
Le mouvement social peut franchir un pas qualitatif. Il va falloir observer si les appels à la grève reconductible sont suivis et si les jeunes s’engagent. Il peut y avoir un effet boule de neige. Mais rien n’est écrit. Par certains aspects, la situation renvoie au climat d’avant-68.
Les tensions sur le travail et sur les salaires sont fortes. La conflictualité est inscrite dans une crise du rapport au travail. Il y a aussi beaucoup de différences, d’abord la pression de l’emploi, les statuts précaires mais aussi le fait que les ménages sont plus endettés, tout cela entrave l’extension de la grève. L’encadrement syndical est aussi moins important. Pour le moment, la grève est encore lovée dans le secteur public. Mais les salariés expriment un fort sentiment d’injustice, ce qui peut générer une accélération et une mutation du mouvement social. L’unité syndicale compte.
Les syndicats concilient l’appel à des journées d’action pour élargir le mouvement et l’incitation à des grèves reconductibles. Cette stratégie vous semble-t-elle bonne ?
Certains ne sont pas très chauds pour un mouvement de grève qui dure. Mais même la CFDT semble l’accepter, si les salariés en décident ainsi. Quand un conflit social prend de l’ampleur, il acquiert sa vie propre. Cela crée un effet d’aller-retour entre les orientations syndicales et la dynamique du mouvement lui-même. La CGT, qui est au cœur de la mobilisation, parvient à s’adapter à ce conflit dont les formes sont multiples. Beaucoup de militants de la CGT étaient par exemple réticents à l’idée de manifester un samedi. Ils craignaient un recul de la mobilisation. Et puis ils ont joué le jeu et, si la journée n’a pas été plus importante que les précédentes, de nouvelles forces sont néanmoins entrées dans le mouvement. Si la journée de demain permet de conjuguer toutes les forces et d’embrayer sur des grèves reconductibles, là, le gouvernement a du souci à se faire.
L’unité syndicale vous semble-t-elle solide ?
Oui. Les syndicats ont appris à gérer leurs différences et à travailler ensemble et la force du mouvement tient l’unité. FO, qui a tenté un pas de deux vers la sortie, a été ramenée dans l’intersyndicale. La CFDT, qui cherche toujours un partenaire pour négocier, n’en trouve pas. La méthode Sarkozy ne lui laisse pas cet espace. La CFDT ne fera pas le coup de 2003. Elle est en train de régler plusieurs comptes avec l’histoire. Elle fait la preuve qu’elle ne fricote pas avec la droite. Elle retrouve le sens des mobilisations collectives et ressoude ses rangs dans la fonction protestataire. Elle renoue avec les intellectuels qui l’avaient délaissée depuis 2003. François Chérèque a signé l’appel pour une autre réforme des retraites. Comme le mouvement est campé sur la défense de la retraite à 60 ans, les vraies positions de la CFDT n’apparaissent pas. Pour elle, le maintien du départ à 60 ans ne concernerait que les carrières longues et les travaux pénibles. En revendiquant l’allongement des durées de cotisation, elle accepte d’en écarter tous les autres. La CFDT est déjà dans le coup d’après, dans l’après-2012 où elle pense pouvoir rouvrir le dossier. Elle n’a aucun intérêt aujourd’hui à se couper du mouvement social.
Après 2003, vous avez écrit un livre, Syndicats, lendemains de crise ? dont une nouvelle édition sort dans dix jours *. Où en sont les syndicats aujourd’hui ?
Ils bénéficient et devraient continuer de bénéficier, quelle que soit l’issue du mouvement, d’une bonne image dans l’opinion publique. Mais il n’y aura pas de renforcement durable du syndicalisme si, à l’appui de mouvements sociaux comme celui que nous vivons, ils ne trouvent pas des ressources nouvelles dans le salariat, non seulement en nombre mais en diversité sociologique. Les conditions sont meilleures aujourd’hui qu’il y a cinq ans. Mais une resyndicalisation massive n’est pas pour l’instant acquise.
* Jean-Marie Pernot, Syndicats, lendemains de crise ? Éditions Gallimard, Col. «Folio », 7,70 euros. Cet entretien a été publié le 11 octobre 2010 et indique la fine perception qu’en avait, déjà, J-M. Pernot.
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