Pendant des milliers d’années, les communautés paysannes du monde entier se sont nourries en travaillant avec les cycles naturels des substances nutritives. Grâce à des tâtonnements et à des observations minutieuses, ils ont appris à maintenir la fertilité des sols.
Des techniques telles que l’épandage de fumier animal et le brûlage des résidus de culture dans les champs étaient largement utilisées, mais elles ne pouvaient que ralentir l’épuisement de l’azote, et non l’inverser. La seule façon d’y parvenir était de planter des fixateurs d’azote naturels comme les haricots et les pois, soit en rotation avec des céréales, soit en culture intercalaire – et en fait, les preuves archéologiques montrent que les pois et les lentilles étaient cultivés avec le blé et l’orge au Moyen-Orient il y a 8000 ans. La même méthode, utilisant d’autres légumineuses, a été découverte et mise en œuvre indépendamment sur quatre continents [1]. Dans ce qui est aujourd’hui le Mexique et le Guatemala, les champs multi-cultures entretenus par les agriculteurs mayas ont été continuellement productifs pendant des milliers d’années [2].
Bien sûr, les connaissances agricoles traditionnelles variaient beaucoup, et des destructions involontaires du sol ont eu lieu, parfois à grande échelle. Néanmoins, des méthodes efficaces de maintien de la fertilité des sols sont connues et pratiquées depuis des millénaires.
Depuis quelques siècles, cependant, les méthodes agricoles traditionnelles ont été sapées par l’agriculture capitaliste, dont la principale préoccupation est l’accumulation du capital. La nécessité de faire des profits chaque année militait contre le fait de consacrer du temps et de l’argent à la fertilité à long terme. Comme l’explique l’historienne Hannah Holleman, la production pour des marchés lointains a radicalement changé la dynamique de l’agriculture.
«L’agriculture de rente est très différente dans ses conséquences sociales et écologiques de l’agriculture de subsistance, ou même de l’agriculture locale pour approvisionner les marchés locaux. Elle est volatile, soumise aux fluctuations du marché mondial. Et il y a une logique insatiable à cela, tant qu’il y a de l’argent à gagner ou, à cause du rôle de la finance dans l’agriculture, ainsi que des impôts et des dettes à payer. Par conséquent, les champs sont plantés au moment où ils doivent se reposer, les troupeaux s’agrandissent au moment où ils doivent être réduits, et ainsi de suite, ce qui entraîne une dégradation rapide des terres.» [3]
Le XIXe siècle a été marqué par de grands progrès scientifiques, notamment dans la connaissance des conditions qui créent et détruisent la fertilité des sols, mais le système économique a découragé l’application efficace de ces connaissances. Comme le dit Holleman, «une meilleure compréhension scientifique n’a pas empêché une dégradation accrue des sols, pas plus qu’une meilleure connaissance des sciences du climat au cours des dernières décennies n’a empêché l’accélération du changement climatique» [4].
Ce qui avait été un processus circulaire – les fermes nourrissaient les humains et les déchets humains fertilisaient le sol – est devenu un processus linéaire, dans lequel les aliments étaient transportés des fermes aux villes et les déchets des gens étaient déversés dans les rivières [5]. Hugh Gorman calcule que «très approximativement, le flux d’azote dans les villes anglaises suite à l’approvisionnement alimentaire est passé de 800 tonnes en 1500 à environ 9000 tonnes en 1800» [6]. Le flux de l’azote de la ferme aux égouts urbains a rapidement augmenté pendant les décennies suivantes.
Des cycles de nutriments antérieurs ont été brisés et la fertilité de la terre a chuté. Karl Marx qualifiait cela de «faille irréparable dans le processus interdépendant du métabolisme social, un métabolisme prescrit par les lois naturelles de la vie elle-même» [7].
Cette rupture a été comblée principalement en déplaçant la production alimentaire vers d’autres régions. Marx écrit qu’en important des céréales d’Irlande, la Grande-Bretagne «exportait indirectement le sol de l’Irlande, sans même permettre à ses cultivateurs de remplacer les constituants du sol épuisé» [8].
S’il avait vécu plus longtemps, il aurait aussi vu le déplacement vers l’ouest de l’agriculture de rente aux Etats-Unis, rendu possible par les guerres génocidaires contre les peuples autochtones, et le processus parallèle en Angleterre, où la superficie des terres consacrées au blé a diminué de 50% entre 1870 et 1900, tandis que les importations de blé et de farine, principalement du Canada et de l’Inde, ont augmenté de 90%.
Comme l’écrivent Brett Clark et John Bellamy Foster, «afin de compenser les effets du pillage de leur propre sol, les nations européennes et les Etats-Unis ont cherché à priver d’autres pays des éléments nutritifs de leur sol, créant ainsi une faille métabolique mondiale» [9].
L’ère de l’azote fossile
Alors que de nombreux agriculteurs d’Angleterre et d’Allemagne ont renoncé à essayer de faire de l’argent avec des sols appauvris, ceux qui en avaient les moyens se sont tournés vers les engrais manufacturés, en particulier les mélanges riches en azote à base d’excréments d’oiseaux marins (guano) importés d’un écosystème unique au large du Pérou.
Le courant de Humboldt, qui coule vers le nord le long de la côte ouest de l’Amérique du Sud, amène d’énormes quantités de petits poissons des eaux froides profondes. Depuis des millénaires, ces poissons attirent des millions d’oiseaux de mer qui nichent sur les îles rocheuses de Chincha, au large des côtes péruviennes. Leur guano – le mot quechua qui signifie excréments d’oiseaux de mer – est riche en éléments les plus importants pour la croissance des plantes: azote, phosphore et potassium. Il n’y a pratiquement pas de pluie dans cette zone, de sorte que pendant des millénaires, le guano s’est accumulé au lieu d’être emporté par les eaux: à certains endroits, les dépôts ont atteint 20 mètres d’épaisseur.
Les paysans de la région utilisaient depuis longtemps le guano pour enrichir le sol sablonneux près de la côte et le sol rocheux des hautes Andes. Les lois et coutumes locales limitaient les quantités prises chaque année et protégeaient les oiseaux de mer, ce qui permettait à la ressource de rester abondante.
Dans les années 1840, les propriétaires terriens anglais ont «découvert» cet engrais puissant et l’ont utilisé comme solution à la crise de fertilité de leurs sols. Vaclav Smil décrit ce qui a suivi comme de la «guano mania», une course folle pour extraire le plus rapidement possible tous les débris de guano que l’on pouvait trouver [10]. Les dommages causés à l’environnement et aux moyens de subsistance des agriculteurs péruviens n’ont joué aucun rôle dans les calculs des commerçants qui ont dépouillé les îles. Ils ne s’inquiétaient pas non plus de la vie des travailleurs, pour la plupart des travailleurs de Chine, qui extrayaient le guano dans des conditions brutales que Marx décrivait comme «pires que l’esclavage» [11].
En 1856, le Congrès américain, préoccupé par le fait que les marchands britanniques détenaient un monopole effectif sur le guano péruvien, adopta la Guano Islands Act, autorisant les citoyens américains à prendre «peaceable possession» [possibilité de prendre possession d’une terre dont la propriété ou le titre de propriété n’est revendiqué par personne d’autre] de toute île inhabitée contenant des dépôts de guano. Près de 100 petites îles ont finalement été saisies par des sociétés américaines en vertu de cette loi, mais aucune d’entre elles n’avait la quantité et la qualité du guano trouvé au large du Pérou [12].
Pendant trois décennies, quelque 12 millions de tonnes de guano par an ont été expédiées vers le Nord, principalement vers l’Angleterre et l’Allemagne. Le guano de qualité engrais a été enlevé beaucoup plus rapidement que les oiseaux de mer ne pouvaient le remplacer, de sorte que les dépôts se sont rapidement épuisés. Dans les années 1880, le commerce du guano s’était pratiquement effondré [13].
Cependant, à ce moment-là, les investisseurs du Nord avaient déjà tourné leur regard vers l’intérieur des terres, où le climat extrêmement sec avait préservé une autre source d’azote. Il y a des millions d’années, dans le désert d’Atacama, dans ce qui est aujourd’hui le nord du Chili, les sels transportés par les embruns de l’océan s’étaient desséchés et accumulés pour former le caliche, c’est-à-dire un minerai riche en nitrate de sodium. Le caliche était plus difficile à extraire et à affiner que le guano, mais il y en avait beaucoup plus. Les exportations atteignaient 1,3 million de tonnes en 1900 et 2,5 millions de tonnes en 1913 [14]. Le nitrate de sodium du Chili, fixé à l’époque du miocène, était devenu une source importante d’azote réactif.
Le charbon était une source d’azote fossile encore plus ancienne. Pour fabriquer du coke destiné à la production d’acier et du gaz pour l’éclairage municipal, on chauffait le charbon en l’absence d’oxygène pour éliminer les impuretés, dont de petites quantités d’azote provenant de plantes anciennes qui n’avaient pas été entièrement réduites en carbone. Le procédé de fabrication convertissait l’azote en ammoniac qui, jusqu’aux années 1880, était simplement rejeté dans l’air. Mais lorsque la technologie a été mise au point pour capter l’ammoniac, elle a été largement adoptée en Grande-Bretagne et en Europe occidentale.
En 1900, les procédés d’extraction et de fabrication produisaient plus qu’assez de phosphore et de potassium pour remplacer les quantités retirées du sol par l’agriculture, mais ce taux de remplacement n’était pas du tout atteint pour l’azote fossile. Smil calcule que la production totale de nitrates et d’ammoniac chiliens dans les fours à coke cette année-là était d’environ 340’000 tonnes d’azote réactif – «de l’ordre de 2% de tout l’azote enlevé par les cultures de l’année et leurs résidus» [15].
La restauration des sols du monde avec des engrais aurait nécessité un saut qualitatif dans la production d’azote. Cela ne pouvait se faire qu’en l’extrayant de l’air – et cela nécessite l’appui des puissantes forces qui utilisent l’azote pour tuer les gens, et non pour les nourrir.
Azote militaire
A la fin du XIXe siècle, des observateurs avertis savaient que la guerre approchait. La Grande-Bretagne, autrefois la puissance industrielle la plus puissante du monde, avait été égalée ou surpassée par l’Allemagne et les Etats-Unis. Dès décembre 1887, Frédéric Engels avait prédit avec justesse que la rivalité entre les grandes puissances capitalistes conduirait à «une guerre mondiale… d’une ampleur et d’une violence jusqu’alors inimaginables».
«Huit à dix millions de soldats s’entretueront et, ce faisant, ils dépouilleront l’Europe plus qu’un essaim de sauterelles. Les déprédations de la guerre de Trente Ans, comprimées en trois ou quatre ans et étendues sur tout le continent… C’est la perspective du moment où le développement systématique d’une surenchère mutuelle en matière d’armement atteint son apogée et porte ses fruits inévitables» [16].
La «surenchère mutuelle en matière d’armement» était une course aux armements qui comprenait de lourds investissements dans des canons, des cuirassés et des sous-marins de grande puissance, ainsi que l’accumulation de l’azote, le produit chimique essentiel de la guerre moderne.
Bien que la plupart des récits de la brèche nutritive du XIXe siècle soulignent l’importance de l’azote pour l’agriculture, une grande partie de l’azote fossile a en fait été utilisée pour fabriquer de la poudre à canon et des explosifs de grande puissance. Un article du célèbre chimiste industriel Charles E. Munroe, publié en 1909 par l’U.S. Naval Institute, donne les chiffres suivants sur l’utilisation du nitrate de sodium aux Etats-Unis en 1905.
Industrie……………………………………Tonnes
Engrais……………………………………….. 42’213
Colorants……………………………………… 261
Produits chimiques……………………. 38’048
Verre…………………………………………… 11’915
Explosifs……………………………………. 133’034
Acides…………………………………………. 29’301
Total………………………………………….. 254’772
Les engrais ont utilisé moins de 17% des nitrates importés, tandis que les explosifs en ont utilisé plus de la moitié. Munroe n’avait pas de chiffres pour les autres pays, mais estimait qu’«un pourcentage beaucoup plus important du nitrate chilien est utilisé dans l’agriculture en Europe». Pourtant, même là, les industries de l’armement et des explosifs, en pleine expansion, dépendaient de l’azote fossile.
«On peut donc affirmer sans risque de se tromper que, sans la découverte et l’exploitation des gisements de nitrates du Chili, l’industrie des explosifs, comme on l’appelle aujourd’hui, aurait été impossible, et les développements miniers et de transport qui ont caractérisé les cinquante dernières années n’auraient pu être réalisés.» [17]
Dix ans plus tôt, dans un discours largement publié, Sir William Crookes, président de la British Association for the Advancement of Science, avait prévenu que les nitrates chiliens pourraient bientôt être épuisés comme le guano l’avait été, et si cela se produisait, «l’Angleterre et toutes les nations civilisées seraient en danger mortel de ne pas avoir assez à manger… Nous puisons dans la capital terrestre, et nos projets ne seront à jamais plus réalisables…»
Les opinions de Crookes étaient un mélange de science solide, de malthusianisme brut et de racisme pur et simple. Il affirmait que «la grande race caucasienne» devait sa supériorité à la consommation de blé, qui était «la nourriture convenable et appropriée pour le développement des muscles et du cerveau». Si la production de blé diminuait, la «population blanche» du monde serait dépassée par «d’autres races…[qui] sont des mangeurs de maïs, de riz, de millet et d’autres céréales indiennes». Aussi bizarres que soient ces idées, elles étaient caractéristiques d’une classe dirigeante qui croyait qu’elle avait un droit divin de gouverner le monde.
Sans une nouvelle source d’azote fiable, a dit M. Crookes, l’Angleterre serait désavantagée sur le plan militaire dans une guerre, car toute autre grande puissance pourrait bloquer l’accès au nitrate du Chili. Non seulement l’azote est nécessaire à l’alimentation des Blancs, mais c’est un composant essentiel de la poudre à canon et d’autres explosifs, de sorte qu’un tel blocus pourrait être désastreux. «La fixation de l’azote atmosphérique est donc l’une des grandes découvertes qui attestent l’ingéniosité du chimiste.» [18]
Dans son article de 1909, Munroe décrit plusieurs projets d’extraction de l’azote de l’air qui, selon lui, permettraient de «mener une guerre prolongée sans voler la fertilité du sol dont les gens dépendent pour se nourrir». Il a fait valoir que le gouvernement états-unien ne devrait pas seulement soutenir l’industrie de l’azote, mais qu’il devrait intervenir pour s’assurer que la production est «stratégiquement située dans tout le pays de manière à être raisonnablement bien protégée contre les attaques, afin qu’elle puisse servir l’établissement militaire en cas d’invasion étrangère, de quelque côté que ce soit, ou de soulèvements internes dans quelque endroit que ce soit» [19].
Comme l’écrit Mark Sutton de la Task Force on Reactive Nitrogen (Groupe de travail sur l’azote réactif), au début des années 1900, «le monde occidental était effectivement devenu une “économie de l’azote fossile”, car la sécurité alimentaire et militaire dépendait de façon critique de ces sources d’azote» [20].
Les années suivantes furent marquées par des efforts intenses, en particulier en Allemagne, pour mettre fin à la dépendance militaire et agricole à l’égard d’une ressource qui pourrait facilement être bloquée si une guerre inter-impérialiste éclatait.
La clé du succès n’était pas seulement une science intelligente, mais aussi une science et une ingénierie intelligentes combinées à des capitaux suffisants pour construire et maintenir des installations de production massives. Et, comme c’est souvent le cas pour les projets de la «libre entreprise», le soutien de l’Etat et la guerre ont joué un rôle crucial. Dans une quatrième contribution sera abordée la solution «donnée par le capitalisme» qui aboutira à une surabondance d’azote et à une stérilisation massive des sols, ce qui participe à un approfondissement de la rupture métabolique. (Article publié par Ian Angus dans une série disponible sur son site Climate & Capitalism; traduction rédaction A l’Encontre)
Notes
[1] Vaclav Smil, Enriching the Earth (MIT Press, 2001), 29.
[2] Charles C. Mann, 1491: New Revelations of the Americas before Columbus (Alfred A. Knopf, 2005); 199.
[3] Hannah Holleman, Dust Bowls of Empire (Yale University Press, 2018), 71.
[4] Holleman, Dust Bowls, 78.
[5] Ian Angus, “Cesspools, Sewage, and Social Murder: Environmental Crisis and Metabolic Rift in Nineteenth-Century London,” Monthly Review, July 2018, 32-68.
[6] Hugh S. Gorman, The Story of N, (Rutgers University Press, 2013) 49.
[7] Karl Marx, Capital, vol. 3 (Penguin, 1981): 949-50.
[8] Karl Marx, Capital, vol. 1 (Penguin, 1976), 860n.
[9] Brett Clark and John Bellamy Foster, “Guano: The Metabolic Rift and the Fertilizer Trade,” in Ecology and Power, ed. Alf Hornborg and Brett Clark (New York: Routledge, 2012), 72.
[10] Smil, Enriching, 42.
[11] Karl Marx, “English Atrocities in China,” in Karl Marx and Frederick Engels, Collected Works (MECW) (International Publishers, 1975). 235.
[12] Historians often describe this as the beginning of US imperialism: that of course ignores the massive seizures of land from indigenous people in North America.
[13] Guano is still harvested in the Chincha Islands today, but the quantities are small and the nutrient content low.
[14] Smil, Enriching, 46. The exported ore was about 15% nitrogen.
[15] Smil, Enriching, 57.
[16] Marx Engels Collected Works, Vol. 26, 451.
[17] Charles E. Munroe, “The Nitrogen Question from the Military Standpoint,” Naval Institute Proceedings, vol. 35 Part 2 (1909), 722-23.
[18] William Crookes, “Address of the President Before the British Association for the Advancement of Science, Bristol, 1898,” Science, October 28 1898, 562, 571, 573.
[19] Munroe, “Nitrogen Question,” 727.
[20] Mark A. Sutton, “Assessing Our Nitrogen Inheritance,” European Nitrogen Assessment (European Science Foundation, 2011), 1.
Soyez le premier à commenter