Par Alain Bihr
Dans et par le capital, le mort (le travail mort) saisit le vif (le travail vivant) et ce doublement. Il s’empare de sa puissance productive pour se maintenir lui-même en vie, prospérer et s’accumuler. Et, simultanément, il le fait dépérir : il le prive de sa puissance productive qu’il objective dans son corps propre, il le déréalise en le transformant en ectoplasme (ou zombie) quand il ne l’épuise pas jusqu’à sa mort physique. Travail matérialisé et accumulé, travail mort en ce sens, le capital ne se rapporte au travail vivant que pour l’exploiter, le dominer et finalement l’aliéner, en le transfigurant ou plutôt défigurant par son empreinte monstrueuse et mortifère.
Telle est la leçon du Capital, une leçon qui n’a pas été suffisamment entendue ni par conséquent retenue. Une leçon plus que jamais d’actualité pourtant, y compris bien au-delà du champ dans lequel et pour lequel Marx l’a donnée. C’est ce qu’on va examiner à présent.
Car qu’est-ce en définitive que le travail vivant ? Rien d’autre que la dépense de la force de travail dans un procès de travail. Mais, dans ce procès, la force de travail a nécessairement affaire à autre chose qu’elle, en l’occurrence à la nature, que ce soit comme cadre spatio-temporel de ce procès, comme condition générale de ce dernier (comme pourvoyeuse de ressources matérielles, énergétiques ou informationnelles) ou comme matière de travail procédant d’une première transformation plus ou moins longue et complexe d’éléments originellement naturels. Nature que le travail humain s’approprie pour produire directement des moyens de consommation (objets d’un besoin humain quelconque) ou des moyens de production, dont certains (les moyens de travail) serviront d’instruments à la force de travail. Tels sont les principaux éléments mis en œuvre par Marx dans son analyse du procès de travail, abstraction faite de la forme sociale que peuvent lui imprimer des rapports de production déterminés, analyse qu’il développe dans la première moitié du chapitre V du Livre I du Capital :
« Le procès de travail, tel que nous l’avons exposé dans ses moments simples et abstraits, est une activité qui a pour fin la fabrication de valeurs d’usage, il est l’appropriation de l’élément naturel en fonction des besoins humains, il est la condition générale du métabolisme [18] entre l’homme et la nature, la condition naturelle éternelle de la vie des hommes ; il est donc indépendant de telle ou telle forme qu’elle revêt, mais au contraire également commun à toutes ses formes sociales » (page 207).
En tant que producteur de valeurs d’usage matérielles, le procès de travail forme donc une sorte d’unité dialectique (à la fois coopérative et conflictuelle) entre l’homme et la nature : les deux coopèrent au sein d’un procès dans lequel, simultanément, la nature se trouve transformée par l’homme, donc niée par lui au moins dans sa forme originelle, l’homme opérant cependant lui-même dans ce procès comme une force naturelle. C’est ce que Marx rappelle dès les premières lignes du Capital :
« L’homme ne peut procéder dans sa production que comme la nature elle-même : il ne peut que modifier les formes des matières. Plus même. Dans ce travail de mise en forme proprement dit, il est constamment soutenu par des forces naturelles. Le travail n’est donc pas la source unique des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Comme le dit Petty, celle-ci a pour père le travail et pour mère la terre » (page 49).
Une formule que Marx rappellera, sinon littéralement du moins substantiellement, en différentes circonstances, jusque dans ce qui constitue en somme son testament politique, la critique du programme de la toute jeune social-démocratie allemande :
« Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (et ce sont bien elles qui constituent de fait la richesse?) que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail humaine » [19].
Où se trouvent affirmées, dans une même phrase, à la fois la totale immanence de l’homme à la nature et l’intime coopération de l’homme et de la nature dans la production de la richesse sociale mesurée en valeurs d’usage.
Dès lors, il est surprenant que, dans son analyse de l’appropriation par le capital du procès de travail précédemment exposée, Marx se soit exclusivement penché sur la manière dont cette dernière, dans sa dimension vampirique, affecte le travail humain, la mise en œuvre de la force humaine de travail et ses sujets, les travailleurs, et qu’il ait négligé d’en faire autant pour cet autre facteur du procès de travail qu’est la nature, dont il souligne pourtant par ailleurs le caractère essentiel. Le vampirisme du capital épargnerait-il donc cette dernière ?
Que nenni! Et, d’ailleurs, il arrive à Marx lui-même de montrer que et comment, en fait, le capital-vampire s’en prend aussi bien à la mère qu’au père de toute richesse matérielle. Il le fait notamment quand, à la fin du chapitre consacré à la grande industrie mécanique, il dénonce les effets sociaux mais aussi écologiques de la pénétration du capital dans l’agriculture. A commencer par le fait qu’en ruinant les petits agriculteurs mais aussi en diminuant le nombre (relatif) des ouvriers agricoles, l’agriculture capitaliste dépeuple les campagnes et grossit les villes :
« Avec la prépondérance toujours croissante de la population urbaine qu’elle entasse dans de grands centres, la production capitaliste amasse d’un côté la force motrice historique de la société et perturbe d’un autre côté le métabolisme entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composantes de celui-ci usées par l’homme sous forme de nourriture et de vêtements, donc l’éternelle condition naturelle d’une fertilité durable du sol » (page 565) [20].
En conséquence, il dénonce la manière dont cette agriculture, si elle augmente dans un premier temps la productivité du travail agricole, finit par épuiser le sol et en compromettre la fertilité, donc par nuire à cette même productivité :
« (…) tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans
l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, comme par exemple les États-Unis d’Amérique, part de la grande industrie comme arrière-plan de son développement et plus ce processus de destruction est rapide » (page 566).
Ainsi, plus encore que l’industrie capitaliste, l’agriculture capitaliste illustre pour Marx le côté destructeur de la production capitaliste, la manière dont sa prospérité se fonde sur l’exploitation irréfléchie de ses conditions naturelles et humaines. Elle souligne la contradiction inhérente au mode capitaliste de développement des forces productives, dans lequel la progression de certaines d’entre elles (la technique et la science) se fonde sur la régression et la destruction d’autres (la nature et la force humaine de travail) : « Si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur » (pages 566-567).
Cependant, la radicalité même d’une telle affirmation ne peut que renforcer l’étonnement qu’il y a à constater que Marx n’a pas suivi sa propre intuition et n’a pas développé, s’agissant du rapport du capital à la terre, plus largement à la nature, l’analyse du comportement vampirique du capital si minutieusement mis en évidence par lui s’agissant de son rapport à la force de travail. Si on ne peut donc pas parler à ce propos d’un véritable champ aveugle de son analyse, d’une occultation totale du sort réservé à la nature par le capital-vampire, il n’y a pas moins là une sorte d’angle mort.
Dans la suite de cet article, je voudrais tenter de réduire au moins ce dernier en montrant que, l’appropriation de la nature par le capital s’opérant par l’intermédiaire du procès de travail, l’analyse développée par Marx de l’appropriation par le capital de ce dernier peut s’appliquer cum grano salis également à la première, y compris dans sa dimension vampirique. En conséquence, je distinguerai en elle également deux modalités ou régimes : une appropriation formelle et une appropriation réelle [21]. Evidemment, dans les limites de cet article, il ne pourra être question de me livrer une analyse exhaustive de l’une et de l’autre ; il me faudra me contenter d’en indiquer quelques orientations générales, pour tenter de convaincre de leur vertu synthétique et de leur portée heuristique.
L’appropriation formelle : de l’indifférence au (gas)pillage et à la pollution généralisés
Conformément à sa formule générale, A – M – A’, le capital est essentiellement une « valeur en procès ». Dans cette mesure même, le rapport du capital à la nature est nécessairement et fondamentalement contradictoire.
D’une part, il est en principe parfaitement indifférent aux procès de travail concret par l’intermédiaire desquels la valeur (avec sa fraction de plus-value) se forme, partant indifférent aux valeurs d’usage (matérielles ou « immatérielles ») auxquels ces procès ont recours ou donnent naissance et aux divers besoins sociaux que ces valeurs d’usage sont censées satisfaire. Et cette indifférence concerne tout aussi bien la nature en tant que cadre, condition générale et (le plus souvent) objet de ces procès de travail. Elle se redouble même ici dans la mesure où, si la nature constitue bien en ce sens l’un des deux facteurs de la majeure partie des procès de travail, l’autre étant la force humaine de travail, seule cette dernière (son usage ou sa dépense sous forme d’un travail socialement nécessaire) intervient dans le procès de valorisation : si la nature est facteur de valeurs d’usage et donc de richesse sociale, elle n’est pas pour autant facteur de valeur, qui est la forme spécifiquement et exclusivement capitaliste de cette richesse. De ce fait, le capital a tendance à négliger la nature (il n’y voit qu’une condition secondaire et presque accidentelle du procès de travail qui le valorise) alors même qu’elle est une condition fondamentale du procès social de production et donc de la reproduction de la force sociale de travail, qui est pourtant la valeur d’usage par excellence pour le capital, et que sa contribution à la production de la richesse sociale est irremplaçable et irréductible.
Mais, d’autre part, il n’est point de valeur sans valeurs d’échange (qui en sont les formes immédiates de manifestation), de valeurs d’échange sans valeurs d’usage, de valeurs d’usage sans procès de travail concret ni sans besoins sociaux à satisfaire ; donc point de formation de valeur sans dépense d’un travail utile, trouvant son cadre, ses conditions et (le plus souvent) son objet dans la nature et son but dans la satisfaction de besoins sociaux. De ce fait, l’indifférence du capital relativement à la nature ne peut aller jusqu’à se passer de la nature, jusqu’à en ignorer ou en négliger l’existence, qu’il s’agisse des contraintes qu’elle oppose mais aussi des opportunités qu’elle offre aux procès de travail, partant à sa propre valorisation, ou encore des aléas et surprises que réservent ses réactions (quelquefois inattendues parce qu’imprévisibles) aux transformations dont elle fait l’objet de la part des procès de travail.
En fait, l’indifférence du capital à l’égard des réalités naturelles (qu’il s’agisse de conditions générales du procès de travail, de matières premières, de sources d’énergie, de procès biochimiques, etc.) ne peut être de mise que tant qu’il peut en disposer comme des sortes de « dons gratuits », qui n’ont donc aucune valeur tout en contribuant pourtant positivement à la production de valeurs d’usage. Ainsi en va-t-il par exemple de la lumière solaire qui nous éclaire et nous chauffe, de l’atmosphère qui nous fournit notre oxygène, des précipitations de pluie ou de neige qui arrosent nos plantations, des multiples êtres vivants (végétaux et animaux) qui nous fournissent d’irremplaçables services (pensons aux insectes pollinisateurs, au lombric qui ameublit et aère le sol arable, etc.), des régulations d’innombrables écosystèmes, etc. Dès lors, dans la mesure où le procès de production ne l’intéresse au premier chef d’abord que comme procès de valorisation, le capital tend à considérer et à traiter ces réalités naturelles qui lui sont gratuitement offertes comme des réalités qui lui sont indifférentes et extérieures : comme « des externalités », dont il n’est pas tenu compte dans le calcul économique, ni au niveau macro ni au niveau micro.
L’indifférence du capital à l’égard des réalités naturelles qui entrent dans le procès de travail (comme cadre, conditions générales ou matières de travail) prend inversement fin dès lors qu’elles ne sont pas (ou plus) disponibles comme des « dons gratuits » dont il peut bénéficier sans même s’en rendre compte ou sans avoir à en tenir compte (dans tous les sens de l’expression) mais qu’il lui faut, au contraire, dépenser du travail pour les intégrer au procès de travail. Qu’il s’agisse à ce propos d’écarter les obstacles que la nature dresse sur le chemin de ce dernier, d’exploiter au contraire des opportunités qu’elle lui ouvre mais sans lui en donner directement accès ou encore de prévenir des aléas susceptibles de le faire échouer ou de remettre en cause ses résultats, leur intégration dans le procès de travail présente un coût (monétaire) et elles entrent par conséquent dans le procès de valorisation sous forme de capital constant. Il ne s’agit donc plus de les considérer et de les traiter comme des « externalités » que l’on ignore, méconnaît ou met entre parenthèses. Il faut au contraire en quelque sorte les « internaliser » : leur intégration au procès de travail entraîne désormais leur intégration au procès de la valorisation (au procès de formation de la valeur, partant au procès de transformation du travail concret en travail abstrait) et implique de les soumettre aussi étroitement et parfaitement que possible à la logique et aux exigences de ce dernier. En un mot, il s’agit d’approprier les réalités naturelles qui entrent dans le procès de travail au procès de valorisation.
Leur appropriation demeure cependant purement formelle tant que le capital ne peut pas ou ne veut pas transformer (contrôler, modifier, intensifier, améliorer, etc.) leurs propriétés ou caractéristiques naturelles (physiques, chimiques, biologiques, etc.), qu’il se contente ou doit se contenter de se les approprier telles qu’elles existent ou qu’il les trouve dans la nature. En somme, il se contente de les extraire de la nature (de les séparer de leurs conditions naturelles d’existence) pour les incorporer dans le procès de production en tant que ressources naturelles, qu’il s’agisse de matériaux, de processus ou d’écosystèmes.
En régime d’appropriation formelle, la nature tout entière est ainsi conçue et traitée par le capital comme un stock ou un ensemble de flux de ressources qu’il s’agit d’analyser (de séparer, trier, identifier et stabiliser comme éléments, etc.) : le capital procède ici sur la nature de manière essentiellement analytique. C’est ce qui se produit évidemment dans les industries dites extractives : industries minières, industries pétrolières et gazières, etc. Mais l’agriculture (au sens strict comme au sens large, incluant l’élevage et la sylviculture) ne procède pas autrement tant qu’elle se contente d’extraire du sol les nutriments qui assurent la croissance des végétaux et des animaux qui constituent son objet de travail. Et, bien évidemment, ces activités primitives que constituent la cueillette, la chasse et la pêche se contentent, elles aussi, de prélever dans la nature des éléments qu’elles ne modifient en rien immédiatement.
La logique qui préside à l’appropriation formelle est donc en définitive une logique de pillage des ressources naturelles, qui présuppose de traiter la nature comme une sorte de réservoir (stock ou flux) inépuisable de matériaux, d’énergie, d’informations, etc. Pillage que les exigences de la reproduction élargie du capital (ce qu’on nomme habituellement l’accumulation du capital) ont tôt fait de transformer en gaspillage, en engendrant des pratiques productivistes (la production pour la production) et consuméristes (la consommation pour la consommation), l’élargissement constant de l’échelle de la production impliquant le renouvellement non moins constant des objets et modes de consommation, avec l’obsolescence accélérée des premiers et le façonnage des seconds par la publicité. Où réapparaît l’essence vampirique du capital, au détriment cette fois-ci de la nature.
Mais cette logique de (gas)pillage en implique immédiatement une autre. Dans la mesure où tout procès de travail s’accompagne nécessairement de rejets et de déchets (des émanations de toutes natures : des résidus de frottement, des poussières, des fumées, des substances plus ou moins toxiques, des radiations, des bruits, etc.) et que tout procès de consommation conduit en définitive à l’usure, à la dégradation et même à la destruction des moyens de consommation dont il fait usage, productivisme et consumérisme s’accompagnent nécessairement de l’augmentation constante des quantités de matériaux, d’énergie et d’informations dégradés déversées dans la nature. Celle-ci n’est donc pas seulement traitée comme un réservoir inépuisable de ressources mais comme un dépotoir insondable, dans lequel le procès capitaliste de production dans son ensemble se débarrasse de ces rejets et déchets, en comptant sur lui pour les stocker indéfiniment ou, éventuellement, pour les recycler en ressources qui seront à nouveau utilisables. La pollution généralisée des milieux et éléments naturels en la conséquence finale inévitable, pendant de leur (gas)pillage non moins généralisé.
Sous ce double rapport, en régime d’appropriation formelle, le procès capitaliste de production reste donc fondamentalement dépendant de conditions et de processus naturels de production et de reproduction de ressources qu’il ne peut contrôler ou qu’il ne cherche pas à contrôler. Il reste donc tributaire non seulement de la quantité (qui tend à diminuer) et de la qualité (qui tend à s’altérer) des ressources naturelles disponibles et exploitables (ce qui fait que la productivité du travail en reste essentiellement dépendante) mais aussi de leur distribution spatiale (leur concentration en certains lieux privilégiés) tout comme de la temporalité de leur production et reproduction (allant de simples variations saisonnières à des durées décennales, séculaires voire proprement géologiques). Autant de défis pour la valorisation du capital qui requiert la continuité, la régularité et la célérité les plus parfaites possible du procès de production, qui conditionnent aussi la prédictibilité de ses résultats, partant la possibilité d’une gestion aussi rationnelle que possible (sur le plan comptable) du procès de valorisation du capital. Le régime d’appropriation formelle constitue donc un frein au développement du procès capitaliste de production, tant à son déploiement dans l’espace qu’à son accélération dans le temps. Et la nécessité se fait donc sentir du passage à un mode d’appropriation de la nature plus à même de satisfaire la soif continuelle d’exploitation profitable de travail vivant qui tourmente le capital.
L’appropriation réelle : du forçage de la nature à sa dénaturation
Sous le régime de l’appropriation formelle de la nature, tout en les transformant en objets de travail, par conséquent en conditions et supports de sa propre valorisation, le capital se contente de s’approprier les ressources naturelles telles que la nature les met à sa disposition, en s’adaptant en conséquence à leurs limites et contraintes tout en cherchant à en exploiter les opportunités et en prévenir les aléas. L’appropriation réelle de la nature par le capital va consister au contraire à chercher à adapter le plus étroitement possible la matérialité même des ressources naturelles aux exigences de la valorisation du capital, en forçant sans cesse davantage la nature à se mettre au service du capital, en la façonnant (transformant) en conséquence, en produisant ainsi une nature « capitalisée », qu’il s’agisse d’actualiser des potentialités de la matière que la nature n’a pas réalisées ou, au contraire, de virtualiser (de rendre ineffectives) des potentialités matérielles actualisées par la nature [22].
On retrouve ici une des oppositions entre l’appropriation formelle et l’appropriation réelle de la force de travail par le capital précédemment mise en évidence : celle entre un mode d’exploitation essentiellement extensif et un mode essentiellement intensif. Alors que, sous le régime de l’appropriation formelle, le pillage et la pollution généralisés de la nature contraint le capital à déplacer sans cesse dans l’espace son champ d’exploitation et à différer sans cesse dans le temps la prise en compte de leurs effets destructeurs, donc à élargir l’espace-temps de son champ d’exploitation de la nature, l’appropriation réelle se propose au contraire d’approfondir cette dernière en l’intensifiant, c’est-à-dire en maximisant les bénéfices qu’il peut en retirer tout en minimisant ce qu’il lui en coûte.
La différence entre appropriation formelle et appropriation réelle de la nature par le capital se laisse peut-être définir de la manière la plus pertinente en se référant aux dimensions de la nature auxquelles elles s’attaquent, à savoir ce que les Grecs anciens appelaient respectivement le kosmos d’un côté et la phusis de l’autre [23]. L’appropriation formelle s’en prend essentiellement à la dimension cosmique de la nature : à la nature en tant que kosmos, c’est-à-dire en tant qu’ensemble ordonné (systémique même) d’éléments, d’êtres ou de phénomènes naturels, qu’elle s’approprie comme tels, en les séparant les uns des autres ou en les liant les uns aux autres si nécessaire. Tandis que l’appropriation réelle s’en prend pour sa part à la dimension physique de la nature : à la nature en tant que phusis, c’est-à-dire en tant que puissance de production et de reproduction des éléments, êtres ou phénomènes naturels, qui les fait surgir, les maintient dans l’existence mais les pousse aussi inexorablement vers leur fin. En somme, en s’appropriant réellement la nature, le capital cherche à s’emparer de (à instrumentaliser à ses fins propres de valorisation) la productivité de la nature, entendons : sa poièsis, sa puissance de création et de destruction des êtres et des phénomènes. Il s’agit de forcer la matière à produire ce qu’elle ne produit pas directement, par elle-même, en quelque sorte… naturellement : des matériaux artificiels, des processus artificiels, des écosystèmes artificiels, des organismes vivants artificiels, une intelligence artificielle, etc. Mais cela peut aussi consister, inversement, à l’empêcher de produire ce qu’elle produit naturellement et qui est préjudiciable à la valorisation du capital. Bref, cela revient toujours à « artificialiser » la nature de quelque manière sous couvert de son « amélioration » ou de son « perfectionnement », des euphémismes qui masquent et justifient à la fois sa subordination la plus étroite possible aux exigences de la valorisation du capital et, plus largement, de sa reproduction.
Un exemple. L’appropriation progressive par le capital du matériel génétique à la base de la reproduction végétale ou animale va nous en fournir une illustration significative. Elle s’est soldée contradictoirement par un appauvrissement de ce matériel par sélection des espèces les plus rentables (celles dont la valorisation est la plus lucrative), et par son enrichissement (sous forme de la production d’un matériel génétique « artificiel ») par hybridation et finalement par génie génétique, de manière là encore à produire du vivant aussi valorisable que possible (en ce sens approprié au capital) sous formes d’organismes génétiquement modifiés (OGM).
Prenons l’exemple du maïs [24]. De manière ancestrale, des populations rurales ont cultivé le maïs (comme d’autres plants) en se contentant de réserver une partie des grains récoltés lors d’une moisson pour ensemencer à nouveau la terre et rendre ainsi possible une nouvelle récolte ; et les semences sont ordinairement considérées par ces populations comme des biens communs, que l’on se partage, que l’on s’échange, que l’on donne à de nouveaux arrivants qui s’installent sur des terres pour les cultiver, etc. Tant qu’il en a été ainsi, aucune appropriation privative du patrimoine génétique n’était concevable et possible ni, par conséquent, aucune valorisation de capital sur la base d’une telle appropriation : la capacité du vivant (de la matière animée) de se reproduire par lui-même, qui est une de ses caractéristiques fondamentales, élevait une barrière infranchissable devant une telle entreprise.
Surmonter une pareille barrière a supposé plusieurs étapes, repérables sur l’exemple des Etats-Unis, pionniers en la matière. La première est franchie au milieu du XIXe siècle. Sur la base du constat empirique que certaines variétés naturelles de maïs sont plus productives que d’autres, les autorités fédérales, soucieuses d’assurer la sécurité alimentaire du pays, dans un contexte de croissance démographique rapide sous l’effet notamment d’une immigration importante et continue, créent et développent des instituts universitaires et des fermes d’Etat modèles destinées à identifier et sélectionner les variétés les plus productives (moyennant des enquêtes et des campagnes de récolte en dehors des Etats-Unis eux-mêmes : en Amérique latine, en Afrique et en Extrême-Orient) et à les mettre à disposition des agriculteurs tout en conseillant ces derniers quant à leur usage.
L’étape suivante fait intervenir la diffusion, au début du XXe siècle, des résultats des travaux pionniers de Gregor Mendel (1822-1884) sur la génétique végétale qui va rendre possible l’hybridation des semences pour produire des variantes artificielles de maïs, présentant des qualités particulièrement recherchées (du point de vue de leur productivité, de leur résistance, du poids et de la taille de leurs grains, de leur forme ou couleur, etc.). Dès lors, la sélection des variétés de maïs ne sera plus l’affaire des agriculteurs eux-mêmes mais va être pris en charge par les biologistes opérant au sein des instituts universitaires et fermes d’Etat modèles, dont les premiers deviennent dépendants.
Une troisième étape est franchie lorsque, toujours grâce à la génétique mendélienne, sont mises au point des variétés de maïs non croisées (en somme « consanguins ») et des variétés de maïs hybrides (par croisement des précédentes), dont la productivité est particulièrement élevée mais qui présentent l’inconvénient d’être stériles (leurs grains ne peuvent pas être utilisés comme semences). Inconvénient pour les agriculteurs mais opportunité fort lucrative pour les semenciers. Car dès lors s’ouvre aussi la possibilité d’une valorisation capitaliste sur la base de la production de telles semences artificielles : d’une part, celles-ci vont pouvoir être considérées comme la propriété privée de ceux qui les ont mises au point, brevetées par conséquent et vendues à ce titre, en créant ainsi un marché des semences là où il n’en existait pas ; tandis que, d’autre part, la stérilité de ces semences garantit à leurs ingénieurs un marché constamment renouvelé puisque les producteurs agricoles utilisant ces semences sont contraints d’en racheter pour chaque campagne de production. Et c’est ainsi que vont se créer et rapidement prospérer des compagnies semencières dont certaines, tels Cargill ou Funk Seeds, sont devenues aujourd’hui de véritables transnationales.
Dans ces conditions, la mise au point d’OGM, faisant appel au génie génétique, n’apparaît que comme la dernière étape d’un processus d’appropriation capitaliste des semences combinant expropriation des producteurs agricoles (ici limitée à la dépossession de l’un de leurs principaux moyens de production, les semences, mais impliquant du même coup leur dépendance à l’égard de l’ensemble des conditions économiques et technico-scientifiques de leur production), appropriation privative d’un bien précédemment commun, création d’un marché (d’échanges de marchandise et d’argent) en lieu et place du partage de ce bien commun et transformation de la nature (production d’artefacts matériels impliquant la mobilisation de connaissances scientifiques et de tout un appareillage technique) de manière à rendre les précédentes opérations possibles. L’appropriation réelle du procès de travail et celle de la nature ont procédé ici du même pas. Avec pour conséquences une agriculture productiviste, ayant sacrifié la biodiversité, reposant sur des organismes (végétaux et animaux) artificiels particulièrement fragiles aux agressions de parasites, de bactéries ou de virus, dont la protection suppose de nouveaux intrants (insecticides, pesticides, antibiotiques, etc.) et de nouveaux OGM résistants à ces derniers, rendant les producteurs encore plus dépendants tout en les exposant à des risques sanitaires et provoquant plus largement des pollutions environnementales, etc.
Altius, citius, fortius. L’exemple précédent ne doit pas suggérer que l’appropriation réelle de la nature se limiterait aux procès de production opérant sur/dans la matière vivante tandis que ceux opérant sur la matière inanimée ne pourraient donner lieu qu’à une appropriation formelle, comme le défendent de leur côté Boyd, Prudham et Schurman ainsi que je l’ai signalé plus haut. Pour s’en convaincre, il suffit d’évoquer la production, l’invention même dans tous les sens du terme, sous la conduite du capital, de ces matériaux artificiels inanimés que sont le béton (plus exactement le béton de ciment), les plastiques, les fibres artificielles ou de synthèse, les éléments transuraniens (dont le plutonium), etc.
Boyd, Prudham et Schurman définissent par contre parfaitement les différentes finalités générales de l’appropriation réelle de la nature par le capital : « En bref, la nature est (re)faite de manière à travailler plus intensivement, plus vite et mieux (harder, faster et better)» (page 564). Ce qui m’a incité à reprendre à cette fin, en la détournant et en inversant en partie l’ordre des termes, la devise du Comité international olympique (CIO) : Citius, Altius, Fortius (plus vite, plus haut, plus fort) [25]. Dans les limites de cet article, je devrai me contenter d’expliquer en quoi chacune de ces finalités est commandée par l’impératif de maximisation de la valorisation du capital, quels ont été les principaux voies et moyens de leur réalisation, tout en les illustrant par quelques exemples, parmi de multiples autres possibles.
Altius. La première finalité de l’appropriation réelle de la nature prolonge directement celle de l’appropriation réelle du procès de travail, à savoir l’augmentation de la productivité du travail : rendre le travail vivant plus productif, autrement dit permettre à une même quantité de travail vivant de se matérialiser en une quantité supérieure de produits ou obtenir une quantité déterminée de produits moyennant la dépense d’une moindre quantité de travail vivant. Car toute hausse de la productivité du travail permet de réduire la valeur et du capital variable (dévaloriser la force de travail) et du capital constant (dévaloriser les éléments matériels qui le composent, notamment les matières de travail mais aussi les moyens de travail), ce qui permet ceteris paribus d’augmenter le taux de plus-value et de diminuer la composition organique du capital, donc d’accroître le taux de profit.
Or la nature joue un rôle clef dans la hausse ou la baisse de la productivité du travail pour autant qu’elle contribue à déterminer la quantité de produits dans laquelle est susceptible de se matérialiser une quantité déterminée de travail vivant. Et, là encore, elle le peut soit en présentant des obstacles plus ou moins importants à l’exploitation de ses ressources, soit au contraire en offrant des opportunités plus ou moins favorables à cette exploitation, soit encore en soumettant le résultat du procès de travail à des aléas plus ou moins incontrôlables : pensons par exemple à la dépendance des récoltes à l’égard des conditions météorologiques. L’appropriation réelle de la nature va consister ici à transformer la nature de manière à écarter ces obstacles, à exploiter au mieux ces opportunités ou à maîtriser ces aléas, toujours dans le but de rendre le travail le plus productif possible.
Pour augmenter la productivité du travail agricole et baisser en conséquent la valeur des denrées agricoles, partant celle des denrées alimentaires, longtemps principale composante de la valeur de la force de travail, en plus de la mécanisation voire de l’automation du travail agricole (jusqu’à la mise au point de trayeuses capables de reconnaître les pis de chaque vache et de s’y adapter par elles-mêmes !), il a encore fallu le recours massif aux pesticides et insecticides, la modification du régime alimentaire des animaux d’élevage (jusqu’à nourrir des bovins avec des farines animales !) et leur dopage hormonal pour en accroître le poids et en accélérer la maturité, la production d’OGM ; etc. L’abaissement du coût des vêtements, outre la mécanisation et l’automation de l’industrie textile et sa migration massive vers les zones de bas salaires des formations semi-périphériques et périphériques, a supposé la mise au point et la diffusion massive de fibres synthétiques (nylon, fibres acryliques, etc.) essentiellement par polymérisation ; ce qui aura par ailleurs permis de concurrencer avantageusement la production domestique de vêtements. L’abaissement du coût de la construction, une autre composante essentielle de la valeur de travail, a impliqué, là encore outre une mécanisation intensive des opérations de production, la mise au point de toute une série de matériaux artificiels, tels que le béton de ciment, les plaques de plâtre (placoplâtres), différents types de plastiques, des peintures synthétiques, etc. Et la réduction du coût du mobilier et des équipements électroménagers a procédé de même en faisant massivement appel là encore aux plastiques, aux bois artificiels (composés de fibre de bois et de résines plastiques), etc.
L’abaissement du coût de production des éléments entrant dans la composition du capital constant a supposé, du côté des matières de travail, la mise au point là encore d’une multitude de matériaux artificiels, depuis différentes qualités de fonte et d’acier jusqu’aux semi-conducteurs, en plus de certains énumérés au paragraphe précédent. Et, du côté des moyens de travail, il faudrait ici énumérer les générations successives de moteurs (moteurs thermiques à combustion interne ou externe, moteurs électriques) et de générateurs électriques (motrices, turbines, panneaux photovoltaïques, etc.) permettant la conversion des différentes formes d’énergie les unes dans les autres.
Citius. Une seconde finalité de l’appropriation réelle de la nature par le capital est l’accélération de la rotation du capital. En effet, plus cette rotation est rapide, plus la valorisation du capital est importante [26]. En conséquence, il faut au capital réduire autant que possible la durée des deux procès dont se compose son cycle : le procès de production et le procès de circulation. A cette double fin, il recourt à de multiples méthodes. Il ne s’agit ici que d’envisager celles qui impliquent une appropriation réelle de la nature telle que je l’entends ici.
Réduire la durée du procès de production suit essentiellement deux voies. La première, la plus connue, ne nous intéresse pas ici : elle passe par l’augmentation maximale du procès de travail jusqu’à le rendre continu (par le travail posté), au détriment bien souvent de la force de travail (de la santé des travailleurs). La seconde entre par contre dans notre champ ; elle suppose la diminution maximale du temps de production pour autant qu’il diffère du temps de travail, comme c’est le cas à chaque fois que le procès de travail met en œuvre des processus chimiques ou biochimiques qui supposent la maturation du produit, indépendamment de toute intervention humaine. C’est le cas non seulement dans les industries chimiques ou pharmaceutiques mais encore dans l’agriculture et les industries agroalimentaires. D’où la recherche et la mise au point de procédés de « forçage » de ces processus chimiques et biochimiques pour en accélérer le cours, y compris quand il s’agit des processus biologiques de maturation de végétaux ou d’animaux). De la sélection des espèces allant jusqu’aux manipulations génétiques et le recours massif à de nombreux intrants artificiels (pesticides, insecticides, antibiotiques, hormones de croissance, aliments de synthèse, etc.), on a pu ainsi réduire la durée nécessaire à la maturation d’arbres, de légumes, d’animaux d’élevage ; par exemple, entre 1955 et 2005, la durée de l’obtention d’un poulet apte à la consommation a été réduite de 73 jours à 42 jours [27]. Avec les inévitables dégâts plus ou moins graves que cela peut engendrer, du moindre (si l’on peut dire s’agissant de la dégradation de la qualité gustative et nutritive du produit) aux pires : la mise en jeu de la santé et de l’animal et de l’homme, comme on l’a vu dans le cas de l’épidémie d’encéphalite spongiforme bovine, la fameuse affaire dite de la « vache folle », où les seules folles étaient les pratiques de recours aux farines animales pour nourrir ces bovins et les autorités politiques et scientifiques qui les avaient couvertes.
« [Le] capital tend à une circulation sans temps de circulation » [28]. Cet horizon utopique d’une annulation pure et simple du temps de circulation, le capital tend à l’atteindre (sans y parvenir) par de multiples moyens. Seuls nous intéressent ici ceux concernant l’accélération de la circulation du capital en tant qu’elle est liée à celle de capital-marchandises en cours de réalisation sur le marché, donc au déplacement, au stockage, à la manutention, etc., des valeurs d’usage dans lesquelles se trouve matérialisée la valeur en procès. Une circulation qui a acquis aujourd’hui une dimension planétaire, faut-il le rappeler. Cette accélération s’est opérée, d’une part, à travers celle des moyens de transports (routiers, fluviaux, maritimes, aériens), moyennant une augmentation constante de la puissance des moteurs des véhicules (avec une augmentation non moins constante des émissions de gaz à effets de serre engendrés par ces moteurs qui restent essentiellement dépendants de produits pétroliers, en dépit de l’amélioration de leur efficacité énergétique), une extension et une densification des voies de circulation, une transformation de la nature même de celle-ci (là encore par le recours à de nouveaux matériaux : l’asphalte, le macadam, etc.), une uniformisation et une normalisation des réceptacles de transport (cf. le développement des containers favorisant l’intermodalité) et, bien évidemment, une aggravation des conditions de travail des salariés des industries des transports. L’accélération de la circulation du capital-marchandises a également été soutenue par le développement des moyens et des réseaux de communication, la circulation de l’information s’accélérant depuis la correspondance postale jusqu’à la communication électronique actuelle en passant par le télégraphe et le téléphone [29]. Mais elle s’est aussi opérée, d’autre part, sous la forme et par l’intermédiaire d’une urbanisation généralisée de la société, autrement dit par la concentration grandissante des populations, des activités, de leurs localisations et déplacements, dans et autour de centres urbains de plus en plus importants, jusqu’à l’émergence de mégalopoles et de conurbations urbaines de plusieurs dizaines de millions d’habitants. Si, dans le premier cas, il s’agit de chercher à abolir l’espace par le temps (réduire le temps de déplacement entre deux points), le second vise au contraire à abolir le temps par l’espace (en concentrant et densifiant au maximum les activités par lesquelles le capital se produit et se reproduit). Ce qui est ici en jeu, c’est littéralement le remodelage complet de la surface de notre planète et une artificialisation croissante du cadre de vie (de l’espace-temps quotidien) d’une majorité croissante d’êtres humains, avec le bouleversement de tous les écosystèmes, locaux et planétaires, que cela implique.
Fortius. La troisième finalité fondamentale de l’appropriation réelle de la nature est de mettre le capital (la valorisation du capital) à l’abri de tous les aléas naturels qui peuvent la menacer en renforçant la fiabilité du procès de production et de ses résultats. Il s’agit tant de contrôler, réguler et piloter ce procès lui-même pour s’assurer qu’il aboutisse bien aux résultats attendus que de prévenir la dégradation des produits finis, tant du moins qu’ils n’ont pas accompli l’ultime métamorphose qui intéresse le capital : leur vente sur le marché.
Si elle est inscrite à l’horizon de toutes les industries, quelles qu’elles soient, cette dernière finalité présente une importance particulière dans celles dans lesquelles le procès de travail opère non pas sur une matière inerte mais sur un processus naturel de transformation de la matière. C’est le cas notamment dans l’agriculture, dans les industries agroalimentaires mais aussi dans les industries chimiques et pharmaceutiques et jusque dans l’industrie sidérurgique. Et cela n’est généralement possible que moyennant une connaissance scientifique des processus naturels en cours et l’élaboration des instruments et techniques de contrôle et de régulation de ces procès.
Pour m’en tenir à l’industrie agroalimentaire, ce souci a incontestablement amélioré les conditions de conservation des aliments en évitant leur altération et dégradation rapide et les risques afférents quant à la santé des consommateurs (notamment le développement de bactéries). Ainsi peut-on se féliciter des vertus sanitaires de la pasteurisation, si ses effets nutritifs et surtout gustatifs sont discutables s’agissant de certains produits (par exemple la bière ou le vin). Par contre, différents conservateurs, minéraux ou organiques, auxquels cette industrie a eu recours ont été responsables de troubles sanitaires, y compris parmi les plus graves (obésité, diabète, cancers).
Bien plus, cette troisième finalité de l’appropriation réelle de la nature par le capital nous en révèle une véritable contradiction interne. Plus ce régime d’appropriation se développe, plus la nature se trouve « manipulée » et « forcée » pour produire des artefacts qui sortent du champ de ses produits spontanés, plus se présente le risque d’engendrer des effets imprévus parce qu’imprévisibles au regard du caractère nécessairement limité de notre connaissance de la nature, dont certains peuvent s’avérer potentiellement très dangereux. L’apparition de nouvelles bactéries résistantes aux antibiotiques tout comme celle de parasites des végétaux que ne parviennent pas (plus) à éradiquer pesticides ou insecticides en sont des exemples, sans vouloir évoquer davantage les pandémies virales génératrices de zoonoses qui se sont multipliées ont cours de ces dernières décennies, dont la Covid-19 n’est que la dernière en date. En bref, le « forçage » et la « dénaturation » permanents et accrus de la nature auxquels procède l’appropriation réelle de celle-ci par le capital menacent directement les tentatives visant à prévoir, prévenir et maîtriser les aléas auxquels la nature peut soumettre le procès de travail et, partant, le procès de la valorisation, qui font pourtant intégralement partie des finalités de cette même appropriation réelle.
Question sociale et question écologique
Accumulation de travail mort qui ne peut subsister qu’en absorbant constamment du travail vivant, tel un vampire, le capital parasite ainsi nécessairement les deux facteurs de tout travail vivant que sont la force humaine de travail et la nature, en se les appropriant. Cette appropriation ne conduit pas seulement à les exploiter en pompant leur substance et en les affaiblissant et dégradant en conséquence ; plus fondamentalement encore, elle les dénature l’une et l’autre, leur pénétration par le capital leur communiquant l’essence même de ce dernier. Dans les deux cas, le mort saisit le vif en tendant à le mettre lui-même à mort. L’œuvre du capital se révèle ainsi essentiellement mortifère [30].
Cette puissance mortifère du capital n’est autre que celle de la valeur, cette forme abstraite et aliénée dans laquelle le capital fait entrer toute la richesse sociale et ses facteurs, le travail humain et la nature. Elle révèle que, valeur en procès, le capital porte au rang de contradiction antagonique la simple différence entre valeur d’usage et valeur qui se manifeste au niveau de la marchandise. Une contradiction qui oppose la qualité à la quantité, la diversité (la variété, la différence) à l’uniformité (identité), l’hétérogénéité à l’homogénéité, l’incomparabilité et l’incommensurabilité à l’équivalence (qui implique la comparabilité et la commensurabilité), la croissance illimitée au développement qualitativement déterminé, la complexité (du fait du caractère relationnel et systémique des êtres et des phénomènes naturels) à la simplicité, la divisibilité (séparabilité) à l’interconnexion organique des éléments à l’intérieur des écosystèmes, l’enracinement (la localisation unique) au déracinement systématique (la mobilité universelle), la non-reproductibilité à la reproductibilité, l’irréversibilité à la réversibilité, la coopération pour la vie à la compétition pour le gain, etc. [31]
L’ensemble des développements précédents établit ainsi clairement que la question sociale et la question écologique ont une racine commune, en l’occurrence l’appropriation vampirique par le capital du procès de production et ce qui la rend possible, en l’occurrence les rapports capitalistes de production, dont l’expropriation des producteurs est le moment fondateur. En conséquence, il est théoriquement erroné et politiquement inopérant de les séparer, de les opposer ou encore de les hiérarchiser en subordonnant l’une à l’autre. La lutte contre le capital-vampire se doit d’être tout à la fois, également et simultanément, « rouge » et « verte », en s’en prenant tant à la manière dont il domine et exploite le travail humain qu’à la manière dont il exploite et domine la nature, les deux s’opérant d’ailleurs le plus souvent de concert.
Pour le dire encore autrement, le socialisme se doit d’être écologique tandis que l’écologie politique se doit d’être socialiste. Ce qui implique de profondes révisions critiques de la part tant de la plupart des mouvements et organisations socialistes actuelles (ou ce qui en reste) que de leurs pendants écologistes (du moins ceux qui ne sont pas déjà réduits à la seule fonction de mouche du coche de l’illusoire « verdissement » du capitalisme [32]), sur tous les plans (programmatiques, stratégiques et organisationnels). Révisions dans le détail desquelles je ne peux pas entrer ici.
Car, ainsi que le suggère l’ensemble des développements précédents, ces deux questions, la sociale et l’écologique, ne pourront se régler que de concert, par la mise à mort du capital-vampire. Une mise à mort qui suppose de planter un pieu dans le cœur même du capital : dans son appropriation privative des moyens sociaux de production par le biais de laquelle il s’approprie tant le travail humain que la nature.
[18] En biologie, ce terme désigne l’ensemble des réactions chimiques se produisant à l’intérieur d’un être vivant en lui permettant de rester en vie, autrement dit d’entretenir son organisation systémique propre et de se reproduire. Le terme est ici employé pour traduire l’allemand Stoffwechsel qui signifie, littéralement, échange de matière (ou de substance). Il désigne donc l’ensemble des échanges matériels (y compris dans leurs dimensions énergétiques et informationnels) entre l’homme et la nature. Au demeurant, dans la traduction du Livre I publiée par Jules Roy sous la supervision de Marx, l’emploi de Stoffwechsel dans ce passage a été traduit par « échanges matériels » (Le Capital, Editions Sociales, op. cit., tome I, page 186).
[19] Critique du programme de Gotha, Paris, collection « geme », Editions Sociales, 2008, page 49.
[20] A la suite de John Bellamy Foster, tout un courant de l’écomarxisme états-unien a fait de cette « perturbation » du métabolisme entre l’homme et la nature (Foster parle même de « metabolic rift » : faille ou rupture métabolique) l’alpha et l’oméga de son approche de la problématique écologique. On en trouvera une synthèse dans John Bellamy Foster, Brett Clark et Richard York, The Ecological Rift: Capitalism’s War on the Earth, New York, Monthly Review Press, 2010. J’aimerais ouvrir ici une autre perspective qui, tout en s’enracinant elle aussi dans la critique marxienne, me semble plus compréhensive.
[21] Je reprends en cela une proposition déjà avancée par William Boyd, W. Scott Prudham et A. Rachel, « Industrial Dynamics and the Problem of Nature », Society and Natural Resources, n°14, 2001, pages 555-570. Cependant, contrairement à ces derniers, pour lesquels « seules les industries opérant sur des processus vivants [biological based industries] offrent la possibilité de passer d’une subsomption formelle à une subsomption réelle » (page 567), je ne pense pas que la différence entre appropriation formelle et appropriation réelle de la nature par le capital puisse se réduire (pour l’essentiel) à celle entre procès de production opérant sur de la matière inanimée et procès de production opérant sur de la matière animée (vivante). Cela ne revient cependant pas à nier la spécificité des problèmes auxquels sont confrontés ces derniers ni les modalités propres selon lesquelles ils ont tenté d’y faire face.
[22] Je ne peux exposer ici toutes les présuppositions de pareilles propositions. Parmi elles figure cependant la thèse que, si ce que nous appelons communément nature n’est que matière, cette dernière comprend cependant des potentialités que la nature n’actualise pas ou n’actualise qu’en partie. Cela suppose à son tour de complexifier le concept de matière au-delà de ses dimensions classiques d’espace, de temps, de masse, d’énergie et d’information.
[23] Par phusis, les Grecs entendaient, dans ce que nous appelons communément nature, le principe de production de toutes les choses (de tous les phénomènes, processus et êtres naturels), qui les porte à l’existence, les maintient dans l’existence mais les fait aussi dépérir en définitive. Tandis que le kosmos, ils désignaient l’univers naturel en tant qu’il est ordonné, soumis à des régularités, des proportions, des lois, etc., par opposition au chaos (en grec ancien x???) dont il a été originellement tiré. En ce sens, phusis et kosmos sont deux principes à la fois à la fois opposé et complémentaire qui coexistence au sein de l’univers (nature).
[24] Je reprends ici l’analyse qu’en a proposée Noel Castree, « Marxism, Capitalism, and the Production of Nature » dans Bruce Braun et Noel Castree Noel (éd.), Social Nature, Londres, Routledge, 2001, pages 195-202.
[25] Ce détournement se justifie d’autant plus que le sport, dont le CIO est le couronnement institutionnel au niveau planétaire, peut s’analyser comme une des pratiques majeures procédant de l’appropriation réelle de la nature en l’homme (soit le corps humain) par le capital. Toute l’œuvre de Jean-Marie Brom, à laquelle je renvoie, en est la démonstration. C’est là une autre dimension encore de l’appropriation capitaliste de la nature, qui mériterait des développements spécifiques, que je dois ici me contenter de mentionner sans plus.
[26] La rotation du capital est la répétition périodique de son procès cyclique, unité de son procès de production et de son procès de circulation. Le temps de rotation est la durée de cette période : elle est la somme des périodes de production et de circulation dont se compose le procès cyclique. C’est le délai au terme duquel le capital initialement avancé a fait intégralement retour et peut donc entamer un nouveau cycle complet de métamorphoses. C’est là un facteur que les analyses et discussions sur les concepts de profit moyen et de baisse tendancielle de ce dernier omettent pourtant régulièrement, en se centrant sur la seule composition organique du capital. Or le profit se mesure en rapportant la quantité totale de plus-value pl produite durant un laps de temps déterminé (par exemple une année) à la masse C du capital qu’il a fallu avancer par la former. Par conséquent, plus est rapide la rotation du capital C durant cette année, plus nombreuses sont les rotations que le capital peut effectuer durant ce laps de temps et plus importante par conséquent la masse de la plus-value formée simultanément sans avoir à avancer de capital supplémentaire, donc pour une quantité donnée de capital. Tout cela se trouve développé par Marx dans la deuxième section du Livre II du Capital.
[27] Exemple cité par Jason Moore, « The End of the Road? Agricultural Revolutions in the Capitalist World-Ecology, 1450-2010 », Journal of Agrarian Change, Vol. 10, n°3, 2010, page 408.
[28] Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), op. cit., page 631.
[29] Circuler sans temps de circulation est ainsi aujourd’hui devenu quasiment possible pour le capital-argent, du moins dans son usage financier, capable qu’il est de se déplacer d’une bourse à une autre en « temps réel », entendons à la vitesse de la lumière.
[30] Cf. « Prendre au mot les dimensions mortifères du capitalisme », A Contre-Courant, n°214, mai 2010. En ligne : http://www.acontrecourant.org/wp-content/uploads/2010/11/acc-214.pdf et https://alencontre.org/debats/prendre-au-mot-la-dimension-mortifere-du-capitalisme.html
[31] Cette série d’oppositions se trouve pour partie développée par Jason Moore dans « Transcending the Metabolic Rift: A Theory of Crises in the Capitalist World Ecology », Journal of Peasant Studies, Vol. 38, n°1, 2011 et « The Value of Everything? Work, Capital, and Historical Nature in the Capitalist World-Ecology », Review (Fernand Braudel Center), Vol. 37, n° 3-4, 2014.
[32] Cf. Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, La Découverte, 2012.
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