Par Sonali Kolhatkar
L’Inde est devenue le nouvel épicentre mondial de la pandémie de coronavirus, avec des infections quotidiennes dépassant les 300 000 par jour (390 000 par jour au 1er mai) et un bilan officiel de plus d’un quart de million de morts, probablement largement sous-estimé. Les hôpitaux sont submergés de patients et la crise est exacerbée par une pénurie dévastatrice d’oxygène. Le système judiciaire indien est allé jusqu’à menacer de la peine capitale (AP News, 24 avril 2021) quiconque serait pris en train de détourner des cargaisons d’oxygène de tout le pays vers les zones touchées. Des dizaines de décès documentés sont directement liés au manque d’oxygène.
Il y a quelques mois à peine, le Premier ministre indien Narendra Modi se félicitait d’avoir réussi à vaincre le virus et certains experts scientifiques ne comprenaient pas pourquoi les infections au Covid-19 [en invoquant, y compris, une immunité de groupe] et les décès qui y sont liés étaient en baisse. L’Inde avait accès à deux vaccins, l’un développé par Bharat Biotech et l’autre par Oxford-AstraZeneca. Ils étaient produits en masse dans des installations indiennes. Le port du masque aurait été quasi universel (!) et le Wall Street Journal (30 décembre 2020) a salué la «stratégie pandémique éprouvée» de l’Inde.
Alors, que s’est-il passé?
Amandeep Sandhu, journaliste et romancier basé à Bangalore, auteur de Bravado to Fear to Abandonment: Mental Health and the Covid-19 Lockdown [De la bravade à la peur et à l’abandon: La santé mentale et le confinement Covid-19] avait une explication en un mot pour moi: «complaisance». Dans un entretien, il a émis une critique cinglante du gouvernement Modi, affirmant qu’il souffrait «d’arrogance, de paralysie politique et d’aucun effort pour tirer les leçons de l’année écoulée». Un gouvernement doté d’une idéologie fondamentaliste religieuse qui a pris pour cible les groupes minoritaires et élevé une forme de suprématie fasciste hindoue a échoué de manière spectaculaire auprès de son peuple.
Amandeep Sandhu a cité la façon dont le Bharatiya Janata Party (BJP) de Modi, qui a conservé une mainmise majoritaire sur la politique indienne pendant ces deux décennies, a parrainé des rassemblements massifs en personne ce printemps afin de consolider les votes pour les élections d’État. Le fil Twitter de Modi regorge de vidéos de ses discours du début du mois d’avril, où il se vante d’avoir vu des foules «euphoriques» entassées comme des sardines, sans aucun masque en vue, l’acclamer. Le phénomène n’était pas sans rappeler les rassemblements politiques de Donald Trump aux États-Unis l’année dernière, qui étaient souvent marqués par une augmentation des taux d’infection dans les semaines qui suivaient.
Narendra Modi a également encouragé des millions d’hindous à participer au festival Kumbh Mela qui a lieu tous les 12 ans [et qui a été avancé d’un an, dans une perspective politique]. Ce plus grand pèlerinage religieux au monde implique des masses de dévots qui s’immergent dans le fleuve Gange. Cette année, 3,5 millions de personnes y ont participé, alors même que les taux d’infection avaient commencé à augmenter et que les experts en santé publique mettaient alors en garde contre les conséquences potentiellement désastreuses.
Il y a un an, les dirigeants du gouvernement ont dénoncé un rassemblement beaucoup plus modeste organisé par une organisation musulmane appelée Tablighi Jamaat (Association pour la prédication, de type revivaliste), qui a été lié à la propagation du virus. Un député du BJP de l’assemblée législative de l’État du Karnataka est allé jusqu’à encourager le lynchage de musulmans à l’occasion de ce rassemblement. Il a déclaré: «La propagation du Covid-19 est également assimilable au terrorisme, et tous ceux qui propagent le virus sont des traîtres.» Cette année, aucune déclaration de ce genre n’a visé le rassemblement hindou dont l’ampleur était de plusieurs fois plus important.
Narendra Modi a également refusé de négocier avec des dizaines de milliers d’agriculteurs pauvres qui ont commencé une occupation de masse à la périphérie de la capitale New Delhi l’année dernière pour protester contre les nouvelles lois sévères sur la privatisation des exploitations agricoles. Bien que le nombre d’agriculteurs protestant ait diminué pendant la récolte annuelle de printemps 2021, car ils sont retournés cueillir les récoltes sur leurs fermes, on estime qu’il en reste encore 15 000.
Selon Amandeep Sandhu, beaucoup d’autres sont prêts à revenir si nécessaire.
«Quel choix les agriculteurs ont-ils à ce stade?» a demandé Sandhu. «Les lois agricoles vont les tuer dans les prochaines années, et, Dieu nous en préserve, si le virus arrive, il les tuera rapidement. Donc, la mort se profile de deux façons. Que font-ils?» Et donc, les agriculteurs continuent de protester, même si, selon Amandeep Sandhu, leur occupation en plein air n’a pas encore été liée à la propagation du Covid-19. Au lieu de cela, les agriculteurs craignent que le gouvernement de Narendra Modi n’utilise la pandémie comme un outil pour les forcer à mettre fin à leurs protestations.
Comme Trump, Narendra Modi a fait tout son possible pour s’assurer qu’on lui attribue le mérite de la lutte contre le virus, en lançant l’année dernière un fonds de secours appelé PM Cares [Fonds d’assistance et de secours aux citoyens dans les situations d’urgence du Premier ministre, créé en mars 2020] qui a recueilli des quantités massives de dons. Et tout comme Trump, il a été opaque sur la diffusion et la gestion du fonds. Un militant a qualifié le fonds PM Cares d’«escroquerie flagrante».
Vaccins: fabrication et exportation
Bien qu’elle soit le premier fabricant mondial de vaccins Covid-19, l’Inde a exporté beaucoup plus de doses vers d’autres pays qu’elle n’en a déployé en interne. Narendra Modi a été accusé de pratiquer la «diplomatie du vaccin», en donnant des millions de vaccins à d’autres pays pour renforcer son soutien international. Amandeep Sandhu a déclaré que, bien qu’il ne tienne pas les exportations de vaccins de l’Inde comme devant être un argument contre le gouvernement Modi étant donné que la pandémie est une catastrophe mondiale, il s’oppose par contre à la façon dont la privatisation des soins de santé indiens a maintenu les vaccins hors de portée des Indiens les plus pauvres.
Selon Amandeep Sandhu, «le vaccin a été mis sur le marché libre avec une aide limitée du gouvernement pour vacciner les citoyens». En d’autres termes, les Indiens pauvres doivent attendre beaucoup plus longtemps pour obtenir le vaccin que les Indiens plus riches qui peuvent entrer dans une clinique privée et acheter une dose. A.Sandhu a demandé: «Comment les Indiens pauvres pourront-ils se payer le vaccin? S’ils ne le peuvent pas, notre société, et le monde en général, restent vulnérables. Le vaccin doit être gratuit pour tous.»
Maintenant, alors que le gouvernement indien patauge, placé sous la «surveillance» internationale, avec des centaines de milliers de nouvelles infections émergeant chaque jour, Modi, qui est aussi prolifique sur Twitter que Trump l’avait été avant d’être banni de la plateforme, semble plus préoccupé par son image que par son pays. Son administration a trouvé le temps, au milieu de la crise, d’exiger que Twitter supprime les tweets critiquant sa gestion de la pandémie – et la société de médias sociaux s’est exécutée.
Il n’y a pas que Twitter qui valide Modi. Les partisans de droite d’origine indienne aux Etats-Unis donnent régulièrement des millions de dollars pour financer les programmes éducatifs fascistes du gouvernement Modi et les groupes nationalistes. En effet, certains groupes comme Sewa International, basé à Houston, sont considérés comme la branche américaine du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), qui est l’organisation mère du BJP. Sewa International, profitant de l’inquiétude internationale suscitée par la crise du coronavirus en Inde, cherche à réunir 10 millions de dollars pour acheter des concentrateurs d’oxygène et d’autres fournitures médicales.
Mais, en 2004, l’organisation a été impliquée dans une escroquerie au cours de laquelle elle a détourné des fonds du public britannique destinés aux secours en cas de tremblement de terre vers la construction d’écoles idéologiques suprématistes hindoues. Plus récemment, le groupe a été surpris en train de restreindre le financement des victimes des inondations au Kerala [Etat qui est dirigé par le PC anti-BJP] aux seuls hindous.
Biden et le BJP
L’administration du président Joe Biden a également fait l’objet de critiques pour avoir soutenue le BJP et son autoritarisme, poursuivant ainsi une tendance de l’administration précédente. Biden a nommé Sri Preston Kulkarni, un Américain d’origine indienne ayant des liens avec le RSS, à un poste clé au sein d’AmeriCorps. Sri Preston Kulkarni a mené une campagne ratée pour un siège au Congrès représentant le Texas avec l’aide financière de Ramesh Bhutada, qui est maintenant le directeur de Sewa International (fondation basée sur l’ethos hindou.) [L’aide internationale apportée au gouvernement de Modi ne doit pas être détachée de l’appui des «investisseurs occidentaux» attirés par le marché indien qui s’ouvre largement avec la vague de privatisations. L’appui à ce régime hypernationaliste religieux d’extrême-droite s’inscrit aussi dans l’affrontement entre «l’Occident» et la Chine – Réd.]
Depuis des mois, l’administration Biden subit des pressions pour renoncer aux droits de propriété intellectuelle sur les vaccins Covid-19, mettant en balance la nécessité pour les entreprises pharmaceutiques d’engranger des bénéfices et la vie de millions de personnes. Aujourd’hui, avec la crise dévastatrice de l’Inde, Biden a de nouveau envisagé cette option avant une réunion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) le 30 avril. Mais d’ici à ce que les brevets abandonnés soient utilisés, des centaines de milliers d’autres personnes seront mortes.
Pendant ce temps, les Indiens continuent de mourir en si grand nombre que la capitale New Delhi s’illumine la nuit des feux des crémations de masse. Alors que le hashtag #ResignModi commence à atteindre de nouveaux sommets, Sandhu résume succinctement que «le gouvernement a échoué sur tous les plans.» (Cet article a été produit par le site de l’Indian Media Institute et sa publication Economy for All)
Sonali Kolhatkar, éditrice de Economy for All, est aussi la fondatrice, l’animatrice et la productrice de «Rising Up With Sonali», une émission de télévision et de radio diffusée sur Free Speech TV et les stations Pacifica.
Soyez le premier à commenter