Environnement. Comment le capitalisme a «résolu» la crise de l’azote

I.G. Farben dans les années 1930, en deçà de l’imaginable…

Par Ian Angus

Cet article est le quatrième d’une série de trois études dont la traduction a été publiée sur ce site aux dates suivantes: les 3, 4 octobre et 5 octobre 2019. Deux autres articles suivront. (Réd. A l’Encontre)

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Quiconque a vu les graphiques emblématiques de la Grande Accélération [depuis 1950] reconnaîtra la courbe de droite [voir graphique ci-dessous] – un siècle de croissance lente, suivi d’une forte reprise après la Seconde Guerre mondiale. Des graphiques très similaires, montrant la trajectoire de croissance à long terme des émissions de CO2 et de méthane, la consommation d’énergie primaire, l’acidification des océans et d’autres grandes tendances environnementales, ont été établis par le International Biosphere-Geosphere Project (Projet international biosphère-géosphère) en 2004. Comme l’ont souligné les scientifiques impliqués, chacune des tendances a montré une augmentation radicale de la pollution et de la destruction de l’environnement après 1945 – soit «la transformation la plus rapide de l’histoire de l’humanité dans ses relations avec le monde naturel» [1].

La Seconde Guerre mondiale et ses conséquences ont créé les conditions de la Grande Accélération, initiant une nouvelle époque dans l’histoire du système terrestre, l’Anthropocène [2]. La production d’azote joue un rôle clé dans cette transition destructrice vers des conditions environnementales mondiales qu’aucun humain n’a jamais connues.

Jusqu’en 1900, tout l’azote réactif de la Terre était produit par quelques types de microbes qui avaient développé la capacité de le produire à partir de l’azote inerte dans l’air. Tous les organismes vivants dépendaient de la quantité limitée d’azote que les microbes pouvaient produire et ont évolué pour vivre avec elle.

Puis, en un instant géologique, la production industrielle a submergé un cycle biogéochimique qui a soutenu la vie sur Terre pendant des milliards d’années. Aujourd’hui, les usines produisent plus d’azote réactif que tous les processus naturels réunis. La «solution» capitaliste à l’azote biologique limité a conduit directement à une crise environnementale beaucoup plus grave à notre époque.

 

 

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Le passage mondial à l’azote industriel a commencé au début du XXe siècle, peu après que Sir William Crookes [1832-1919] eut appelé les scientifiques et les industriels à redoubler d’efforts dans la recherche sur la fixation de l’azote. Il était anglais, mais les efforts les plus intenses dans ce domaine ont été faits en Allemagne, qui était le plus grand importateur de nitrates chiliens et se considérait à juste titre comme le plus vulnérable au blocus si la guerre éclatait. Dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, la Badische Anilin- & Sodafabrik – Baden Aniline and Soda Factory, toujours appelée BASF – a joué un rôle majeur dans le financement de la recherche et de la production commerciale [3].

L’extraction de l’azote réactif des molécules inertes de dinitrogen [diazote, noté N 2] dans l’atmosphère a constitué un défi de taille pour la chimie et l’ingénierie. Pour rompre le lien puissant qui maintient les atomes d’azote ensemble, il faudrait des pressions et des températures bien supérieures à celles atteintes par les scientifiques du XIXe siècle dans les laboratoires, sans parler d’une production industrielle continue. Le fait que trois technologies de fixation de l’azote très différentes aient été mises au point et exploitées commercialement au début de la Première Guerre mondiale est une mesure du potentiel de profit perçu; chacune a produit un composé chimique différent dont l’azote réactif pouvait être obtenu relativement facilement [4].

  • Le procédé à l’arc électrique simulait la foudre, envoyant des milliers d’étincelles électriques à haute énergie par seconde à travers le gaz de dinitrogen, produisant de l’oxyde d’azote.
  • Le procédé cyanamide [procédé Frank-Caro] a chauffé l’azote et d’autres produits chimiques à plus de 1000ºC, produisant du nitrure de calcium.
  • Le procédé de synthèse de l’ammoniac a mélangé de l’azote et de l’hydrogène sous haute pression et à haute température en présence d’un catalyseur, produisant de l’ammoniac.

Tous les trois étaient en usage commercial jusque dans les années 1930, mais la synthèse de l’ammoniac s’est avérée la plus rentable – en particulier parce que, bien qu’elle consomme d’énormes quantités d’énergie, elle nécessite moins d’un dixième de l’énergie pour produire une tonne d’azote fixe que le procédé à arc électrique et environ un tiers que le procédé cyanamide [5], ce qui a pour effet que presque tout l’azote synthétique est produit par les variations du procédé Haber-Bosch qui a valu à son auteur, en récompense du Prix Nobel en 1918, le nom commun de son auteur [Fritz Haber et Carl Bosch].

Fritz Haber, un chimiste dont les recherches ont été financées par BASF, a inventé et démontré le procédé de synthèse de l’ammoniac en 1909. Carl Bosch, un ingénieur de BASF, a inventé les technologies qui ont fait passer le procédé de Haber de la démonstration en laboratoire à la production en série. Au début de 1914, une usine de synthèse d’ammoniac de BASF à Oppau, dans l’ouest de l’Allemagne, produisait 20 tonnes d’engrais à base de sulfate d’ammonium par jour, et des plans avaient été élaborés pour doubler la production l’année suivante.

Ces plans ont été interrompus par la guerre

«La Première Guerre mondiale a apporté le carnage, la destruction et le gaspillage sans précédent. La capacité de la société industrielle à satisfaire les besoins humains par la production de masse s’est transformée en son contraire: l’abattage industrialisé. La guerre a été une expression extrême de la concurrence entre les blocs capitalistes nationaux. Toute la puissance industrielle des blocs rivaux a été exploitée pour construire, armer et entretenir des armées de masse…

«Deux facteurs étaient décisifs: premièrement, les grandes puissances étaient divisées par la rivalité impériale au fur et à mesure que leurs industries se développaient et se faisaient concurrence; et deuxièmement, lorsque les puissances s’affrontaient, ces mêmes industries pouvaient produire en masse les moyens de destruction.» [6]

BASF était l’une des plus grandes entreprises qui ont contribué à l’abattage industriel. Grâce à un financement public et à des bénéfices garantis, l’usine d’Oppau fut rapidement réoutillée pour produire de l’acide nitrique destiné aux explosifs et les expéditions aux fabricants de munitions commencèrent en mai 1915. Lorsque les raids aériens français ont montré qu’Oppau était vulnérable aux attaques, une usine beaucoup plus grande a été construite en Saxe, hors de portée des bombardements. A la fin de la guerre, les deux usines produisaient beaucoup plus d’azote fixe que les usines allemandes utilisant soit le procédé cyanamide, soit l’ancien procédé basé sur la cokéfaction [terme qui vient de la transformation de la houille en coke].

Le soutien militaire a fait de BASF le leader mondial de la production d’azote synthétique: lorsque BASF a fusionné avec cinq autres entreprises chimiques au milieu des années 1920 pour créer I.G. Farben, ses opérations de fixation de l’azote ont représenté les deux tiers des immenses bénéfices du conglomérat [7].

L’Allemagne n’est pas le seul pays où les militaires et les entreprises privées ont collaboré à la fixation de l’azote. Aux Etats-Unis, la National Defense Act de 1916 a alloué 20 millions de dollars à la construction d’usines de production d’azote pour l’industrie des munitions, promettant qu’elles produiraient des engrais lorsque la guerre en Europe serait terminée. Deux usines ont été construites en Alabama, mais la guerre a pris fin avant le début de la production, et la conversion promise à la fabrication d’engrais n’a jamais eu lieu.

Après la guerre, le Laboratoire de recherche sur l’azote fixe de l’armée états-unienne a construit sa propre usine de production d’ammoniac pour tester les améliorations apportées au procédé Haber-Bosch. Elle a partagé ses recherches avec l’industrie, sans frais. Comme l’écrit l’historien Timothy Johnston, «la General Chemical Company… a adapté les technologies de cette usine modèle dans ses propres installations et est ainsi devenue le plus grand producteur d’ammoniac des Etats-Unis jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale» [8].

Le développement technique le plus important de l’entre-deux-guerres a été la modification du procédé Haber-Bosch pour utiliser le gaz naturel (méthane) comme source d’hydrogène: il était moins cher et produisait un gaz plus pur que les méthodes précédentes. L’Allemagne n’ayant pas accès au gaz naturel, I.G. Farben acheta une option sur le nouveau procédé à Standard Oil du New Jersey, dont l’usine en Louisiane commença à l’utiliser en 1931. Depuis, l’industrie de l’azote est étroitement liée à l’industrie pétrolière, qui fournit à la fois l’énergie et les matières premières. Aujourd’hui, environ 3% de la production mondiale de gaz naturel sert à fixer l’azote, et la production industrielle d’azote génère environ 3% des émissions mondiales de dioxyde de carbone.

Après le boom de la guerre, les prix des céréales se sont effondrés dans les années 1920, ruinant de nombreux agriculteurs et réduisant radicalement la demande d’engrais. La Grande Dépression des années 1930 a aggravé la situation. Ainsi, bien que des usines de synthèse d’ammoniac aient été construites dans un certain nombre de pays au cours de ces années, leur production a surtout remplacé l’azote du Chili et des technologies plus anciennes, et la production mondiale d’engrais azotés synthétiques a augmenté lentement ou a stagné. Il faudra une autre guerre et une autre grande dose de dépenses gouvernementales et militaires pour créer un boom de l’azote.

La guerre accélère l’azote, encore une fois

Au début des années 1940, avant son entrée en guerre, le gouvernement états-unien a lancé un programme d’urgence pour accroître la production d’azote pour les munitions. Dix usines ont été construites dans diverses régions du pays, financées par des fonds publics mais exploitées par des entreprises privées. La capacité de production totale des Etats-Unis en temps de guerre était d’environ 880’000 tonnes par an, dont la quasi-totalité servait à fabriquer des munitions.

A la fin de la guerre, le gouvernement vendit les usines pour une fraction de leur valeur: la plupart furent achetées par les compagnies qui les exploitaient [9]. La plus importante, dans l’Ohio, fut acquise par Allied Chemical, un conglomérat qui comprenait General Chemical, qui a commencé par fixer l’azote pendant la Première Guerre mondiale.

D’autres entreprises d’ingénierie qui avaient conçu et construit les usines américaines Haber-Bosch, après la guerre, ont profité de l’expertise acquise en temps de guerre pour construire des usines similaires pour d’autres entreprises. En 1960, aux Etats-Unis seulement, trente-huit entreprises exploitaient cinquante-quatre usines d’une capacité combinée de 3,6 millions de tonnes d’azote fixe par an [10]. Dans le monde, la capacité de synthèse d’ammoniac a triplé dans les années 1950, et plus que doublé dans les années 1960 et encore doublé dans les années 1970 [11].

La pénurie d’azote a été «résolue» en créant une surabondance

La quantité d’azote réactif produite par toutes les sources terrestres est maintenant au moins le double du niveau préindustriel, et des études récentes indiquent qu’elle pourrait être plus de trois fois plus importante [12]. La plupart de l’azote produit industriellement est utilisé en agriculture, un moyen très inefficace de fournir les nutriments dont les humains ont besoin: moins de 10% de l’azote appliqué aux cultures traverse la chaîne alimentaire et se «déverse» dans notre bouche [13]. Le reste se retrouve à l’extérieur sous diverses formes de pollution.

«Les conséquences négatives de ces ajouts d’azote sont considérables et multiples, allant de l’eutrophisation des systèmes terrestres et aquatiques à l’acidification planétaire et à la perte d’ozone stratosphérique. Il est particulièrement préoccupant de constater que les transformations chimiques de l’azote le long de sa voie de transport dans l’environnement entraînent souvent une cascade d’effets. Par exemple, une molécule d’oxyde d’azote émise peut d’abord causer un smog photochimique, puis, après avoir été oxydée dans l’atmosphère en acide nitrique et déposée sur le sol, peut entraîner l’acidification et l’eutrophisation de l’écosystème.» [14]

Comme l’écrivent les auteurs du rapport Our Nutrient World (Notre monde nutritif), la perturbation industrielle du cycle de l’azote est «la plus grande expérience jamais réalisée en géo-ingénierie mondiale» [15].

La deuxième partie de cette série traitera de l’impact environnemental de l’augmentation massive de l’azote réactif. Un prochain article examinera le rôle de l’azote industriel dans un système agricole à la fois très productif et totalement non durable. (Article publié par Ian Angus le 16 octobre 2019 dans une série disponible sur son site Climate & Capitalism; traduction rédaction A l’Encontre)

Notes

[1] Will Steffen et al., Global Change and the Earth System: A Planet under Pressure (Berlin: Springer , 2005), 131. Une version plus récente des graphiques peut être trouvée in Ian Angus, Facing the Anthropocene (New York: Monthly Review Press, 2015), 44-5.

[2] J’aborde plus en détail la Grande Accélération dans Facing the Anthropocene (Monthly Review Press, 2016), en particulier dans les chapitres 2 et 7. Les versions récentes des graphiques de la Grande Accélération peuvent être téléchargées ici: https://www.slideshare.net/IGBPSecretariat/great-acceleration-2015.

 [3] BASF a été fondée en 1865 en tant qu’entreprise de teinture. En 1926, elle est devenue partie intégrante d’IG Farben, puis est réapparue en tant que société indépendante en 1952.

[4] La meilleure histoire du développement des technologies de fixation de l’azote est la suivante: Vaclav Smil’s, Enriching the Earth (MIT Press,2001).

[5] Kenzi Tamaru, “The History of the Development of Ammonia Synthesis,” in Catalytic Ammonia Synthesis: Fundamentals and Practice, ed. J. R. Jennings (New York: Springer Science, 1991), 16.

[6] Neil Faulkner, A Radical History of the World (London: Pluto Press, 2018), 294, 6

[7] Smil, Enriching the Earth, 103.

[8] Timothy Johnston, “Nitrogen Nation: The Legacy of World War I and the Politics of Chemical Agriculture in America, 1916-1930,” Agricultural History 90, no. 2 (Spring 2016), 224.

[9] La vente d’usines de fixation de l’azote s’inscrivait dans le cadre d’une cession plus générale des usines construites par le gouvernement après la guerre. See Facing the Anthropocene, 138-141.

[10] Hugh Scott. Gorman, The Story of N (Rutgers University Press, 2013), 91.

[11] Smil, Enriching the Earth, 116.

[12] Peter M. Vitousek et al., “Biological Nitrogen Fixation: Rates, Patterns and Ecological Controls in Terrestrial Ecosystems,” Philosophical Transactions of the Royal Society B 368, no. 1621 (July 5, 2013).

[13] Bien sûr, même l’azote contenu dans nos aliments se retrouve dans l’environnement.

[14] Nicolas Gruber and James N. Galloway, “An Earth-System Perspective of the Global Nitrogen Cycle,” Nature 451, no. 7776 (January 16, 2008), 293.

[15] Mark A. Sutton et al., Our Nutrient World: the Challenge to Produce More Food and Energy with Less Pollution. (Edinburgh: Centre for Ecology and Hydrology, 2013), 4.

 

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