Dans un billet sur France Culture le 27 novembre, l’économiste et couronnée par la banque de Suède en 2019 («Prix Nobel d’économie»), rappelle que: «Entre 1995, date de la première COP, et aujourd’hui, les émissions annuelles de gaz à effets de serre sont passées de 23 milliards à 37 milliards de tonnes par an, et le stock de carbone dans l’atmosphère a doublé.» Elle poursuit: «Avec un leader pareil [Ahmed Al-Jaber, ministre émirati de l’Industrie et PDG de l’Abu Dhabi National Oil Company], il n’y a probablement pas grand-chose à attendre de cette COP, mais ce ne sera pas un immense changement par rapport aux COP précédentes. Les décisions prises lors des COP doivent être approuvées à l’unanimité. Beaucoup de temps est passé à négocier les termes exacts des traités.» Parmi les participants à ces négociations, les représentants du secteur des hydrocarbures jouent à plein leur rôle. La présentation de l’étude de l’ONG Kick Big Polluters Out publiée ci-dessous le confirme.
Un des thèmes qui est censé devoir être traité à cette COP28 est celui du fonds des «pertes et dommages» (voir à ce propos l’article d’Adam Tooze publié sur ce site le 25 novembre). Esther Duflo fait remarquer qu’«il y aura aussi une discussion plus lourde de conséquences immédiates sur la question du fonds “pertes et dommages”, qui est censé compenser les pays les plus pauvres qui sont les premières victimes du changement climatique, alors qu’ils y contribuent le moins. Le principe de ce fonds avait été approuvé l’an dernier, mais sans aucun détail: il était prévu que ces détails soient élaborés cette année, en vue d’un vote à Dubaï. Ces négociations ont failli dérailler. Parmi les sujets qui créent la discorde, les Etats-Unis refusaient le principe de contributions obligatoires. Il semble qu’ils aient eu gain de cause. Sans obligation, ces engagements sont vains. L’engagement de 100 milliards de dollars annuels pour les pays pauvres, pris à Copenhague, n’a jamais été atteint. Pour compenser réellement les pays pauvres pour les dommages liés à nos émissions, il faudrait plutôt 500 milliards par an. Jamais cela ne pourra être atteint volontairement. Si nous voulons avoir une chance de financer ce fonds, il faut créer de nouveaux flux de revenus qui peuvent y être consacrés exclusivement. C’est faisable. Le rapport de l’Observatoire européen de la fiscalité note qu’une taxe de 2% sur la fortune des 3000 milliardaires les plus riches du monde lèverait plus de 200 milliards de dollars. Faire passer l’impôt minimum sur les corporations de 15% à 20% pourrait lever au moins 300 milliards.» A Dubaï ce genre de propositions relèvent d’un mirage.
En outre, les milliards pour «pertes et dommages» sont en partie, bien que ce ne soit pas clairement défini, des prêts, ce qui pose le problème de la dette et de sa relation avec les politiques extractivistes.
L’acronyme COP renvoie à la formule «conférence des parties». Or, qui sont les plus grands pollueurs? Ce sont les grandes transnationales qui contrôlent le complexe du secteur des hydrocarbures. Elles ne sont pas officiellement dans les COP. Dès lors, leur présence active est médiée par leurs réseaux diversifiés de lobbyisme. Ce qui n’est pas sans rapport avec le caractère déclaratif – et strictement non contraignant – des dites résolutions issues de ces conférences, entre autres celles concernant le fonds «pertes et dommages». (Réd. A l’Encontre)
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Le 21 novembre, Corporate Europe Observatory a produit un résumé de l’étude de la coalition Kick Big Polluters Out (KBPO) – Virer les gros pollueurs –, portant sur les délégués-participants liés aux plus grandes entreprises pétrolières et gazières polluantes du monde [dioxyde de carbone-CO2, méthane…] et à leurs distributeurs ont participé au moins 7200 fois aux diverses négociations sur le climat organisées par les Nations unies au cours des 20 dernières années.
A quelques jours de la COP28 [qui se tiendra à Dubai, aux Emirats arabes unis] – un événement déjà marqué par des polémiques en partie à cause du grand patron des hydrocarbures qui la préside [Ahmed Al-Jaber] – cette analyse met en lumière la présence concertée et obstructionniste du lobby des combustibles fossiles au cœur des efforts déployés pour éviter un bouleversement total du climat.
Depuis la COP9 en 2003 [réunie à Milan, l’acronyme renvoie à cette 9e Conférence des parties organisée par l’ONU pour le Climat], les collaborateurs confirmés des entreprises de combustibles fossiles ont participé au moins 945 fois aux multiples sessions de négociations. Les collaborateurs des cinq géants pétroliers – ExxonMobil, Chevron, Shell, BP et TotalEnergies – ont obtenu au moins 267 laissez-passer.
Les membres des associations professionnelles représentant les plus grands pollueurs de combustibles fossiles ont quant à eux assisté au moins 6581 fois aux sessions de négociation des COP. Ces groupes ont profité de leur présence lors des COP pour faire pression afin de promouvoir les intérêts des combustibles fossiles.
Tous les délégué·e·s à la COP doivent être accueillis par une délégation officielle d’un gouvernement ou d’une organisation reconnue, dont beaucoup sont des organismes du secteur des combustibles fossiles. Toutefois, de nombreux délégués ne déclarent pas leur «affiliation», c’est-à-dire les organisations pour lesquelles ils travaillent ou les intérêts qu’ils représentent. Cela permet à la présence des firmes de combustibles fossiles de passer inaperçue. Par conséquent, il est probable que ces données soient largement sous-estimées.
Selon l’analyse de Kick Big Polluters Out, une organisation professionnelle, l’International Emissions Trading Association (IETA), fondée par de grands pollueurs et comptant parmi ses membres des géants pollueurs tels qu’Exxon, Chevron et BP, a reçu au moins 2769 laissez-passer pour assister aux négociations sur le climat depuis 2003.
Parmi les conclusions de cette enquête sans précédent, qui a compilé et analysé des informations sur les participants aux COP depuis la COP9 de 2003:
- Parmi les collaborateurs du secteur pétrolier et gazier que nous avons pu identifier, c’est Shell qui a envoyé le plus de «délégués» aux négociations au fil des ans, avec au moins 115 laissez-passer accordés par la CCNUCC [Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques]. Shell s’est déjà vanté d’avoir influencé l’issue de la COP21, qui a vu naître l’Accord de Paris de 2015 sur le changement climatique. L’entreprise dépenserait chaque année des millions de dollars en lobbying pour affaiblir les dispositifs ayant trait au climat.
- Des représentants confirmés de la major italienne Eni (Ente Nazionale Idrocarburi), qui est poursuivie pour lobbying et écoblanchiment afin de favoriser l’augmentation de la production/consommation des combustibles fossiles malgré la connaissance des risques, ont assisté au moins 104 fois à des COP; la société brésilienne Petrobras au moins 68 fois; BP [ex-British Petroleum, puis BPAmoco, aujourd’hui BP] au moins 56 fois et Chevron au moins 45 fois.
- Outre l’IETA, le World Business Council for Sustainable Development-Conseil mondial des entreprises pour le développement durable [structure initiée en 1992 par l’homme d’affaires helvétique Stephan Schmidheiny], avec au moins 979 participations, et le Business Council for Sustainable Energy (Conseil des entreprises pour l’énergie durable), avec au moins 558 participations, figurent parmi les organisations du secteur des combustibles fossiles les plus représentées aux «conférences des parties». La fédération japonaise des entreprises Keidanren, qui compte parmi ses membres certains des plus grands pollueurs du pays, a envoyé au moins 473 délégués, et BusinessEurope [association patronale qui défend les intérêts des employeurs auprès de l’UE] au moins 210.
- Sur les 20 premiers groupes économiques en termes de participation identifiés dans l’étude, tous ont leur siège dans le «Nord global». Cela montre que les organisations des pays les plus responsables des émissions mondiales dominent les négociations sur le climat et tentent d’influencer les progrès du dispositif concernant le climat qui a le plus d’impact direct sur les pays du Sud qui ont le moins contribué historiquement à la crise climatique.
- Certains lobbyistes ont assisté aux «conférences des parties», représentant à la fois des entreprises de combustibles fossiles et des organismes économiques. Au total, la CCNUCC a accordé au moins 7200 laissez-passer à des représentants des combustibles fossiles depuis 2003.
Cette analyse du KBPO se concentre sur les principales compagnies pétrolières et gazières et les pollueurs historiques, ainsi que sur les organismes économiques qui participent régulièrement aux négociations sur le climat. La diversité de l’élaboration/présentation des listes de présence de la CCNUCC d’une année sur l’autre rend difficile le décompte et le classement des noms, sans compter que la CCNUCC n’exigeait pas, jusqu’à récemment, que les participants divulguent leurs affiliations. Cela signifie que ces résultats n’illustrent que la partie émergée de l’iceberg de l’influence des producteurs/distributeurs de combustibles fossiles, car de nombreux représentants n’auront pas été détectés dans le cadre de cette enquête.
Les lobbyistes des combustibles fossiles ont également l’habitude de participer aux COP au sein de délégations qui ne trahissent pas leur affiliation. Par exemple, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, a assisté à la COP27 l’année dernière au sein de la délégation d’une ONG allemande, International Climate Dialogue e. V. [1]. Bernard Looney, ancien PDG de BP, a également assisté à la COP27 en tant que membre de la délégation mauritanienne.
«L’ONU n’a pas de règles en matière de conflits d’intérêts pour les COP», a déclaré George Carew-Jones, du groupe de jeunes YOUNGO (official youth constituency) de la CCNUCC. «Ce fait incroyable a permis aux lobbyistes des combustibles fossiles de saper les négociations pendant des années, affaiblissant ainsi le processus sur lequel nous comptons tous pour assurer notre avenir.»
«Les jeunes du monde entier perdent confiance dans le processus des COP – nous avons désespérément besoin de garanties solides sur le rôle que jouent les entreprises pétrolières et gazières dans ces négociations», ont-ils déclaré.
«L’étude montre clairement que l’organisme chargé de mettre en œuvre les politiques mondiales de réduction des émissions de gaz à effet de serre est totalement pris en maikn par les entreprises transnationales qui détruisent le plus la planète», a déclaré Pablo Fajardo, de l’Union of Affected Communities by Texaco/Chevron, en Equateur. «La COP doit être libérée des entreprises polluantes, sinon elle devient en partie responsable de l’effondrement général.»
Brenna TwoBears, coordinatrice principale de Keep It In The Ground au sein de l’Indigenous Environmental Network, a déclaré que les lobbyistes des combustibles fossiles étaient 200% plus nombreux que les peuples autochtones qui ont participé à la COP26 à Glasgow en 2021. «Alors que les émissions de combustibles fossiles représentent environ 90% des émissions mondiales de carbone, comment peut-on les laisser entrer dans le seul endroit censé traiter de la crise climatique?»
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La présence de lobbyistes à la COP ne se limite pas à l’industrie des combustibles fossiles. D’autres branches polluantes profondément impliquées directement ou indirectement dans la crise climatique, telles que la finance, l’agro-industrie et les transports, sont également présentes, bien qu’elles ne soient pas incluses dans cette analyse.
Ces nouvelles conclusions s’inscrivent dans le prolongement des appels lancés ces dernières années pour protéger la transparence et probité des négociations des Nations unies sur le climat en établissant des politiques claires en matière de conflits d’intérêts et des mécanismes amples favorisant l’obligation de rendre des comptes. Après de nombreuses années de campagne de la société civile, la CCNUCC a fait un premier pas dans ce sens en juin dernier en rendant obligatoire la divulgation de l’identité des représentants des participants à la COP.
Ces dernières années, des délégués gouvernementaux représentant collectivement près de 70% de la population mondiale ont demandé que ces conflits d’intérêts soient abordés. Plus de 130 élus des Etats-Unis et de l’Union européenne se sont joints à cet appel à l’approche de la COP28, demandant à leurs propres gouvernements pollueurs de cesser d’entraver les progrès dans ce domaine (voir le texte de Manon Aubry et Sheldon Whitehouse publié le 23 mai 2023 adressé à Biden, von der Leyen et Guterres). Même l’ancienne responsable de la CCNUCC, Christiana Figueres [diplomate du Costa Rico, secrétaire exécutive de la CCNUCC entre 2010 et 2016; elle a été liée à la plus grande compagnie du secteur de l’énergie en Amérique latine: ENDESA Latinoamerica], partisane de longue date de l’inclusion des intérêts des pollueurs dans les négociations sur le climat, a récemment fait remarquer que si l’industrie des combustibles fossiles «n’est là que pour faire de l’obstruction et pour mettre des bâtons dans les roues du système, elle ne devrait pas être là». (Article publié par le Corporate Europe Observatory le 21 novembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Selon Le Monde du 12 juin 2023: «Pour augmenter son contingent à Charm El-Cheikh, TotalEnergies a trouvé une solution aussi discrète qu’inattendue: faire accréditer quatre employés supplémentaires par une pseudo-ONG environnementale allemande, International Climate Dialogue e. V. (ICD). Cette délégation comprenait les deux gardes du corps de Patrick Pouyanné, Jérôme B. et Patrick C., ainsi que le lobbyiste international de TotalEnergies, Majdi Abed, et le vice-président de l’entreprise chargé des marchés carbone, Pascal Siegwart. Au sein de la délégation hétéroclite de l’ICD à la COP27, leurs noms côtoyaient ceux de quatre chercheurs taïwanais.»
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