Par Adam Tooze
Les conférences internationales telles que la prochaine COP28 [qui se tiendra à Dubaï du 30 novembre au 12 décembre 2023] peuvent apparaître comme des événements routiniers et conventionnels. Mais elles sont importantes.
Si l’on examine la carte climatique du monde que nous devrions habiter dans 50 ans, on voit une ceinture de chaleur extrême encerclant le milieu de la planète. La modélisation du climat à partir de 2020 suggère que d’ici à un demi-siècle, environ 30% de la population mondiale projetée – à moins d’être contrainte de se déplacer – vivra dans des endroits où la température moyenne sera supérieure à 29 °C. C’est une chaleur insupportable. A l’heure actuelle, pas plus de 1% de la surface terrestre est aussi chaude, et il s’agit principalement de zones inhabitées du Sahara.
Si le scénario est aussi dramatique, c’est parce que les régions du monde les plus gravement touchées par le réchauffement climatique – surtout l’Afrique subsaharienne – sont celles qui devraient connaître la croissance démographique la plus rapide au cours des prochaines décennies.
Mais malgré cette croissance démographique, ce sont aussi les régions qui, selon les données actuelles, contribueront le moins aux émissions à l’origine de la catastrophe climatique. L’inégalité est si grande que les 50% de la population mondiale qui ont les revenus les plus faibles – 4 milliards de personnes – ne contribuent qu’à 12% des émissions totales. Et ceux et celles qui se trouvent tout en bas de l’échelle ne sont pratiquement pas des contributeurs. Les émissions de CO2 par habitant au Mali représentent environ un soixante-dixième de celles des Etats-Unis. Même si le tiers de la population mondiale qui dispose du revenu le moins élevé – plus de 2,6 milliards de personnes – parvenait à dépasser le seuil de pauvreté fixé à 3,20 dollars par jour, les émissions totales n’augmenteraient que de 5%, soit un tiers des émissions des 1% les plus riches.
La moitié de la population mondiale, sous la conduite des 10% les plus élevés de la pyramide des revenus – et, surtout, l’élite mondiale – alimente et gère un système de production à l’échelle planétaire qui perturbe l’environnement pour tout le monde. Les répercussions les plus graves sont subies par les plus pauvres et, dans les décennies à venir, elles deviendront progressivement plus extrêmes. Pourtant, étant donné leur pauvreté, ils sont pratiquement dans l’incapacité de se protéger.
C’est la triple inégalité qui définit l’équation climatique mondiale: la disparité des responsabilités dans la survenue du problème, la disparité des impacts de la crise climatique et la disparité des ressources disponibles pour l’atténuation et l’adaptation.
Dans la zone dangereuse de la dégradation climatique, tout le monde n’est pas pauvre et désarmé. Le sud-ouest des Etats-Unis dispose des ressources nécessaires pour faire face lui-même. L’Inde est un Etat doté. Mais le réchauffement planétaire posera d’énormes problèmes de répartition. Comment les réfugiés climatiques seront-ils réinstallés? Comment l’économie s’adaptera-t-elle? Pour des Etats fragiles comme l’Irak, cela pourrait s’avérer trop difficile. Le risque est qu’ils passent d’une situation de survie à un effondrement pur et simple, faute de pouvoir fournir de l’eau et de l’électricité pour la climatisation – éléments essentiels à la survie dans des conditions de chaleur extrême. En Irak, cet été, des milliers de personnes se sont entassées dans leurs voitures climatisées, faisant tourner leur moteur pendant des heures pour survivre à des pics de chaleur dépassant les 50 degrés.
On pourrait dire, plus ça change, plus les pauvres souffrent et les riches prospèrent. Mais les conséquences de la triple inégalité climatique sont radicales et nouvelles. Les pays riches ont longtemps commercé sur la base d’un change inégal avec les pays pauvres. A l’époque du colonialisme, ils ont pillé les matières premières et réduit en esclavage des dizaines de millions de personnes. Pendant les deux générations qui ont suivi la décolonisation, la croissance économique a largement délaissé ce que l’on appelait alors le tiers-monde.
Depuis les années 1980, avec l’accélération de la croissance économique de la Chine, le rayon du développement s’est considérablement élargi. Les 40% du milieu de la pyramide des revenus dans le monde contribuent aujourd’hui à 41% des émissions mondiales, ce qui signifie qu’ils ont atteint un niveau considérable de consommation d’énergie. Mais cette «classe moyenne mondiale», concentrée surtout en Asie de l’Est, réduit à néant le budget carbone restant pour les personnes aux revenus les plus faibles, et sa croissance entraîne des dommages irréversibles à certaines des populations les plus pauvres et les plus démunies du monde.
Telle est la nouveauté historique de la situation actuelle. Alors que nous nous rapprochons de plus en plus de la limite de la tolérance environnementale – soit les conditions dans lesquelles notre espèce peut prospérer – le développement du monde riche compromet systématiquement les conditions de survie de milliards de personnes dans la zone de danger climatique. Ces personnes ne sont pas seulement exploitées ou évincées mais aussi victimes des effets climatiques de la croissance économique qui a lieu ailleurs. Cet enchevêtrement violent et indirect est inédit par sa qualité et son ampleur.
Les relations violentes et inégales entre les collectivités impliquent généralement un certain degré d’interaction et peuvent, par conséquent, faire l’objet d’une résistance. Les travailleurs et travailleuses peuvent faire grève. Ceux qui sont pris dans des relations commerciales déloyales peuvent boycotter et imposer des sanctions. En revanche, la «victimisation» écologique sans lien de subordination n’implique aucune relation de ce type et offre donc moins de possibilités de résistance à l’intérieur du système. Il est possible que l’explosion des pipelines qui transportent l’énergie des pays pauvres vers les consommateurs riches devienne une forme de protestation (voir l’ouvrage d’Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, Ed. La Fabrique, 2020). Ce serait certainement un signal. Mais ne pouvons-nous pas espérer des ripostes plus constructives à la triple inégalité?
C’est encore cette question qui donne toute son importance aux conférences mondiales sur le climat, comme la COP28, qui débute le 30 novembre. Elles peuvent sembler être des événements routiniers et conventionnels, mais c’est dans ces espaces que peut être exposé, sous une forme politique, le lien mortifère entre la production de pétrole, de gaz et de charbon, le type de consommation [et de production] des pays riches et les risques mortels auxquels s’affrontent ceux qui se trouvent dans la zone de danger climatique.
C’est sur cette tribune que les activistes et les gouvernements peuvent clouer au pilori le refus honteux des pays riches de coopérer à la mise en place d’un fonds de compensation pour dédommager les pays les plus menacés de leurs préjudices et dommages. La nécessité d’un tel fonds a été reconnue en principe lors de la COP27 en Egypte [du 8 au 18 novembre 2022]. Mais depuis, la résistance des négociateurs états-uniens et européens s’est durcie. A l’approche de la COP28, l’organisation et le financement du fonds restent toujours à définir.
Un tel fonds n’est pas une solution au problème de la triple inégalité. Pour cela, nous avons besoin d’une transition énergétique globale et de nouveaux modèles de développement véritablement inclusifs et durables. Mais un fonds pour les préjudices et les dommages ferait ressortir une chose essentielle: la reconnaissance que la crise climatique mondiale n’est plus un problème de développement à venir. Nous sommes entrés dans une phase où le fait de ne pas s’attaquer d’urgence à la crise croissante devient un processus actif de pénalisation. Une pénalisation qui réclame, au moins, une reconnaissance de responsabilité et une compensation adéquate. (Article publié dans The Guardian le 23 novembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
Adam Tooze est professeur d’histoire à l’université de Columbia.
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