A Paris, le projet d’accord de la COP21 subit des cures d’amaigrissement. Le nombre de crochets – [ ] – diminue, comme le nombre de pages. Pendant ce temps, les négociations sur les accords commerciaux entre les Etats-Unis et l’Union européenne continuent avec leur dimension juridiquement contraignante. Par contraste, la COP21 est loin d’avoir accouché d’un accord ayant les mêmes caractéristiques juridiques.
Parallèlement à des négociations officielles, en grande partie obscures, les actions de diverses associations se font plus insistantes. La police intervient, «état d’urgence» oblige. Ce jeudi 10 décembre 2015, l’Action Non-violente COP21 a occupé, à Paris, les bureaux de l’Union française des industries pétrolières (Ufip). Elle dénonçait «les 650 milliards de dollars de subventions publiques annuelles aux énergies fossiles» dans le monde. La police a contrôlé les identités et a conduit les activistes, sous bonne garde, à la porte d’un métro.
Le 4 décembre 2015 se sont tenus des procès symboliques dans la ville de Montreuil, à l’orée de Paris intra-muros (dans le département de la Seine-Saint-Denis). Sur le banc des accusés: le pétrolier ExxonMobil est jugé coupable. Le gouvernement du Brésil: de même. Les 90 transnationales responsables de 63% des gaz à effet de serre: idem. Parmi elles figure le premier cimentier mondial, le groupe helvético-français: Lafarge-Holcim.
Les verdicts se sont enchaînés pour condamner les responsables du dérèglement climatique et d’autres destructions de l’environnement.
Des militant·e·s écologistes venus du monde entier et des figures de proue du mouvement – le chef brésilien Raoni de la nation Kayapo, l’essayiste canadienne Naomi Klein ou l’activiste indienne Vandana Shiva – ont profité d’être réunis à Paris pour mener des procès dont ils ont toujours rêvé.
Juges, procureurs, interrogatoires contradictoires et plaidoyers: ces cérémonies symboliques, organisées dans des salles de spectacle, rappelaient celles du Tribunal Russell. Ce dernier – connu aussi sous le nom de Tribunal international des crimes de guerre – s’est constitué en novembre 1966. Il organise deux premières sessions en 1967 à Stockholm. En janvier 1967, Bertrand Russell réunit une série d’articles publiés sous le titre War Crimes in Vietnam. Russell est alors âgé de 95 ans. La postface appelle au travail scrupuleux d’investigation sur les crimes de guerre commis alors au Vietnam par l’armée des Etats-Unis et ses complices locaux.
Dans ce sens, la tenue de ce «Tribunal des droits de la nature», à l’occasion de la COP21 (décembre 2015), renvoyait à la conception du Tribunal Russell d’établir un travail public d’investigation pouvant déboucher sur, y compris, des «initiatives juridiques» contre les firmes et/ou leurs dirigeants dont les activités jouissent d’un statut d’impunité alors qu’ils menacent la vie sur terre. Trois séquences de ce «Tribunal» sont présentées ci-dessous, avec les divers points de vue qui s’expriment. (Réd. A l’Encontre)
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«Droits de la nature» et «bien commun»
«Je demande au tribunal de se prononcer sur les entreprises les plus émettrices, sur les Etats qui ont tardé à agir sur la question du dérèglement climatique, sur le système productiviste.» Le 4 décembre, à la Maison des métallos, dans le XIe arrondissement de Paris, Pablo Solón, ancien ambassadeur de la Bolivie aux Nations unies, attaque sur tous les fronts. L’homme, aujourd’hui à la tête de l’organisation altermondialiste Focus on the Global South est chargé de mener le procès des «crimes climatiques», le premier qu’accueille ce troisième tribunal des droits de la nature. «Ces procès ont déjà eu lieu à Quito, Equateur ou à Lima, Pérou», rappelle Valérie Cabanes, porte-parole de Ecocide qui coorganise l’événement aux côtés d’Attac, de l’Alliance globale pour les droits de la nature et de l’association française Nature Rights. «Parler des droits de la nature là-bas, ça coule de source, reprend-elle. Ici, à Paris, remettre l’homme à sa place, dans un ensemble plus vaste, ça décoiffe.»
Avec ce tribunal qui, sur deux jours, a vu défiler sept procès – dont celui des barrages brésiliens et de la fracturation hydraulique (fracking) –, les associations entendaient démontrer aux 500 personnes présentes que notre droit est «anthropocentré»: «Il ne s’intéresse qu’à l’être humain et à l’être humain qui vit aujourd’hui, pas celui à naître», détaille Valérie Cabanes, également juriste en droit international.
Cette limite permet aujourd’hui à Chevron d’avoir peu de comptes à rendre sur l’impact de ses déversements pétroliers en Equateur. «Reconnaître des droits à la nature, c’est reconnaître, pour les êtres vivants, le droit à exister et à se régénérer, précise Samanta Novella, présidente de Nature Rights. Cela nous amène à engager une démarche philosophique, un changement de paradigme.» Cette mise à distance du «mode de pensée occidental» était posée dès le début des procès. Lors de la cérémonie d’ouverture, avant que les audiences ne débutent, des représentants des peuples autochtones de l’Oklahoma, aux Etats-Unis, ont pris place sur l’estrade pour remercier, à grand renfort de chants et de cérémonies de combustion de coton, la terre-mère pour sa générosité. Cartésiens, ne vous y trompez pas. La reconnaissance des droits de la terre n’est pas une lubie mystique. «Deux Etats, la Bolivie et la Colombie, les ont inscrits dans leur constitution et ils ont été reconnus par une centaine de villes américaines», précise Samanta Novella. Son acolyte Valérie Cabanes se démène pour que la France et l’Europe leur emboîtent le pas.
Le 25 septembre, avec l’avocate Corinne Lepage, la juriste a remis un rapport sur une «déclaration des droits de l’humanité» au président François Hollande. L’article 8 du texte invite à «la préservation des biens communs». [Voir sur le concept de «bien commun» l’article de Jean-Marie Harribey publié sur ce site : http://alencontre.org/societe/pour-une-conception-materialiste-des-biens-communs.html.]
En attendant que la démarche soit suivie d’effets, le principe est d’ores et déjà valable au sein du tribunal des peuples pour les droits de la nature. C’est en son nom que le chef Raoni a fait condamner le gouvernement brésilien pour les destructions engendrées par la construction du barrage de Belo Monte [barrage sur le Rio Xingu, dans l’Etat du Para, qui devrait être le 4e plus important barrage au monde et le second au Brésil après celui d’Itaipu; les nombreuses mobilisations ont suscité des interruptions momentanées de la construction et certains changements, par exemple la réduction de la surface des terres indigènes inondées].
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Monsanto: devant un tribunal
Le procès n’a pas encore eu lieu. Mais ses organisateurs en ont esquissé les contours. Lors d’une conférence de presse qui se tenait jeudi 3 décembre à la Place B, espace dédié aux mobilisations autour de la COP21, la journaliste Marie-Monique Robin, la philosophe et activiste indienne Vandana Shiva et d’autres membres de la fondation Tribunal Monsanto ont annoncé la comparution de la multinationale du 12 au 16 octobre prochains à La Hague. «Quelle que soit la direction dans laquelle vous regardez, Monsanto a violé tous les principes du droit de l’environnement», a commenté Vandana Shiva pour justifier le choix de l’inculpé.
Parmi les charges retenues: la commercialisation de produits – PCB, herbicide Lasso et certains composants de l’agent orange – qui «ont rendu des milliers de personnes malades», selon Marie-Monique Robin. Le micro circule.
La liste des motifs d’inculpation s’allonge: Ronnie Cummins, défenseur américain de l’agriculture bio, souligne la dépendance des petits paysans aux semences transgéniques. Son collègue australien, Andre Leu (président de l’IFOAM), insiste sur le combat de la firme pour nier la dangerosité du glyphosate, principe actif du Roundup (herbicide commercialisé depuis 1975).
L’entomologiste suisse Hans Rudolf Herren rappelle l’impact du modèle agricole promu par Monsanto sur le climat. «Ce n’est pas la seule firme concernée, d’autres sont prêtes à tout pour un dollar de profit en plus», reconnaît Marie-Monique Robin, marraine du futur tribunal. Mais ce carton plein de mauvais points en fait une valeur d’exemple.
Sur l’estrade, on refuse pourtant, dans ce cas, l’analogie avec le procès Russell-Sartre. «Ce sera un vrai tribunal avec de vrais juges, des vrais avocats et de vrais témoins», précise encore Marie-Monique Robin. Si les discussions aboutissent, l’événement pourrait même avoir lieu dans de vraies salles d’audience, à La Hague.
A la barre défileront scientifiques, paysans, journalistes, membres de l’administration… «Le tribunal prendra appui sur les principes directeurs des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme, adoptés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU en juin 2011», explique Olivier de Schutter, ancien rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation. Le coût de l’opération – un million d’euros – sera supporté par la plus importante opération de financement participatif jamais réalisée «pour que ce procès soit celui des citoyens», précise Marie-Monique Robin.
Cette somme doit également servir à soutenir les vraies poursuites qui découleront de l’événement. Car celui-ci vise à faire des émules. «Avec ce tribunal, on veut démontrer aux victimes qu’elles peuvent s’emparer du droit pour faire condamner la multinationale», explique René Lehnherr, informaticien suisse à l’initiative du projet.
«L’idée du tribunal m’est venue parce que des amis paysans en Colombie et au Mali m’ont raconté la dépendance dans laquelle Monsanto les avait plongés», reprend ce citoyen qui a commencé par fomenter ce projet dans son coin. «Ici, en Europe, on a la chance d’avoir une société civile qui marche bien, poursuit-il. Cette possibilité d’action nous donne une responsabilité vis-à-vis de ceux qui vivent dans des pays avec moins de libertés.» De Paris aux Etats-Unis, l’homme et ses amis s’activent déjà pour que le retentissement médiatique du procès compense son absence de portée juridique.
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ExxonMobil:coupable de «crimes climatiques»
Entre les murs au béton apparent de La Parole errante, salle de concert de Montreuil (Seine-Saint-Denis), deux figures du militantisme nord-américain offrent à quelque 300 personnes venues du monde entier un show d’un genre nouveau.
«Diriez-vous qu’ExxonMobil est une bonne compagnie pour les populations qui vivent à proximité de ses activités?», interroge l’essayiste canadienne Naomi Klein. «Nous avons combien d’heures devant nous», répond dans un rire Bryan Parras, cofondateur de l’association Texas Environnmental Justice Advocacy Services.
Pendant deux heures, le samedi 5 décembre, les témoins défilent à la barre pour raconter l’impact du pétrolier américain – «l’entreprise la plus riche au monde» – sur leurs vies. Assis au pied de la scène, attendant leur tour de parole, les habitants du delta du Niger côtoient ceux des Etats insulaires menacés par la montée des eaux. La fille du président des Maldives a accepté de jouer le rôle de juge.
Ce «faux» procès est l’un des moments forts du sommet des citoyens pour le climat qui se tenait les 5 et 6 décembre à Montreuil. L’événement est porté par l’association 350.org qui milite pour la fin des énergies fossiles. Son fondateur, Bill McKibben, endosse l’habit de procureur, aux côtés de Naomi Klein. Ici, seule la mise en scène est fictive. Les témoignages, authentiques, sont glaçants.
Ken Henshaw, membre de l’ONG nigériane Social Action prend le micro: «Dans ma région, le taux de benzène dans l’eau est 900 fois supérieur aux limites réglementaires, mais nous continuons à en boire, je continue à la boire.» Un silence. «Chez moi, l’espérance de vie se situe entre 43 et 46 ans. Il y a des enterrements tout le temps, alors oui, j’ai peur.» Après qu’une habitante de Louisiane a dépeint la destruction de sa région par les pipelines, la biologiste Sandra Steingraber, leader du mouvement anti-fracturation hydraulique aux Etats-Unis, dénonce le pouvoir de réchauffement du méthane.
Puis vient le coup de grâce: les révélations du journal en ligne Inside Climate indiquent qu’Exxon était conscient, grâce à ses propres recherches, du mécanisme de dérèglement climatique dès les années 1970. «Difficile d’imaginer un éventail d’actions causant autant de dégâts inutiles, résume Bill McKibben. Pour cette raison, nous demandons une condamnation d’Exxon.» Sans surprise, l’accusation l’emporte, Exxon est déclaré coupable de «crimes climatiques».
Pour qu’une telle cérémonie devienne réalité, il n’y a qu’un pas. Celui de la reconnaissance par la Cour pénale internationale (CPI) d’un cinquième crime: celui d’«écocide». Les atteintes aux conditions de vie sur terre pourraient être jugées par la même instance que les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre ou les génocides.
Cette évolution du droit est la raison d’être du mouvement «End Ecocide on Earth», auquel appartient Valérie Cabanes. «Le crime d’écocide permettrait de faire le lien entre les droits de l’homme, ceux de la nature et ceux des générations futures», explique la juriste en droit international. Elle a donc rédigé 17 amendements destinés à modifier les statuts de la CPI. Une fois remis par un Etat à Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations unies, ceux-ci devront être ratifiés par les deux tiers des 123 parties de la CPI pour exister. «Il y a tout de même une chance pour que ce texte voie le jour», estime la juriste. Alors, il ne s’agira pas seulement d’attaquer les firmes. «Pour qu’une vraie responsabilité s’exerce, il faut que les dirigeants eux-mêmes soient poursuivis», estime Valérie Cabanes. (Chroniques publiées par Terraeco)
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