Ce qui se passe actuellement au Venezuela n’a pas le moindre rapport avec une «révolution» ou avec le «socialisme», ni avec la «défense de la démocratie», ni même avec la sempiternelle «réduction de la pauvreté», pour s’en tenir à l’énumération des arguments que l’on brandit à tout bout de champ. On pourrait mentionner le mot «pétrole» et nous serions plus proches de la vérité. Mais les faits indiquent d’autres inflexions.
Nous sommes en présence d’une lutte sans quartier entre une bourgeoisie conservatrice qui a été écartée du contrôle de l’appareil d’Etat, mais qui maintient toutefois des liens avec l’Etat actuel, et une bourgeoisie émergente qui utilise l’Etat comme un levier d’«accumulation primitive».
Ce n’est pas la première fois que cela arrive dans nos courtes histoires. C’est ce que furent nos guerres d’indépendance: la lutte entre les «godos» (les monarchistes espagnols affublés du nom de «goths», depuis les guerres d’indépendance hispano-américaines, grosso modo entre 1810 et 1833) et l’émergente oligarchie «créole» qui utilisa le contrôle de l’appareil d’Etat pour légaliser l’usurpation des terres des peuples indigènes. Ces derniers s’appuyaient sur les puissances coloniales britannique et française qui étaient en concurrence avec l’Espagne décadente pour le contrôle des colonies émancipées avec la même logique que celle des progressismes qui s’appuient sur la Chine, (y compris des conservateurs comme Macri), face à l’imparable décadence états-unienne.
La faible bourgeoisie créole enfourcha la mobilisation des peuples (Indiens, Noirs et secteurs populaires) pour vaincre la puissance espagnole. Elle a concédé l’émancipation des esclaves avec les mêmes objectifs que se donne aujourd’hui la nouvelle bourgeoisie quand elle applique des politiques sociales censées réduire la pauvreté. Dans les deux cas, ceux d’en bas continuent à se retrouver dans les sous-sols, en tant que main-d’œuvre bon marché, sans qu’ils puissent bouger le moins du monde de l’endroit où ils sont confinés.
Nouvelles élites
Les nouvelles élites du Venezuela, celles que de façon familière on appelle la «bolibourgeoisie», sont un mélange de hauts fonctionnaires d’entreprises publiques et de l’appareil étatique, de militaires de haut rang et de quelques chefs d’entreprise enrichis à l’ombre des institutions. Des gestionnaires incrustés dans l’appareil étatique. C’est pour cela qu’ils résistent à perdre du pouvoir, car sinon tout leur échafaudage s’effondrerait sous leurs pieds.
Certains ont déjà réussi à transformer la rente accaparée en propriété privée. Mais une bonne partie n’a pas achevé le processus. C’est pour cela que le sociologue brésilien Ruy Braga désigne les gestionnaires syndicaux des fonds de pension de son pays, comme la nouvelle classe émergente, faisant partie d’une «hégémonie fragile».
Roland Denis soutient que dans son pays les mafias gouvernent: «Maduro peut avoir toute la bonne volonté qu’il veut, mais c’est un lobby très puissant de mafias internes qui s’est imposé au sein du gouvernement.» (Dans un entretien conduit par Carlos Diaz, La Razòn, 27 décembre 2016) Le philosophe et ex-vice-ministre de la Planification et du développement (2002-2003) assure que plusieurs de ces mafias sont des entités bancaires et d’autres proviennent de vieux groupes «suceurs-de-rente-pétrolière» installés là depuis de nombreuses années.
Il critique très fort les «intellectuels» qui couvrent les mafias du pouvoir. «Avec un langage de gauche ils justifient une politique qui ne favorise que les banquiers, les grands importateurs, les firmes monopolistiques et transnationales. En même temps, c’est une politique qui au moyen de l’imposition des prix et des corporations a détruit le petit producteur de sucre ou de café au bénéfice des importateurs. Et pendant ce temps, les paquets de Café Venezuela mis en vente sous le label des Comité Locaux d’Approvisionnement et de Production (Clap) ne servent qu’à berner les naïfs.»
L’autre point de vue, celui de l’interprétation chaviste-maduriste qui fait retomber la responsabilité de tout sur tous les autres, c’est celui qu’ébauche ici Marta Hanecker [1]: «Nous allons dans le sens de l’histoire. Ce qui nous aide dans cette lutte contre les forces conservatrices c’est que le type de société que nous proposons et que nous sommes en train de commencer à construire répond objectivement aux intérêts de l’immense majorité de la population, contrairement aux forces conservatrices dont les bénéfices ne profitent qu’aux élites.» (Rebeliòn, 4 avril 2017)
La même machination
A la lumière de ce qui est arrivé dans la région au cours de ces deux dernières décennies nous pouvons parvenir à une redéfinition du concept de gauche: c’est la force politique qui lutte pour le pouvoir, en s’appuyant sur les secteurs populaires, pour incruster ses cadres dans les institutions, lesquels, au fil des ans et du contrôle des mécanismes de décision, deviennent une nouvelle élite qui peut déplacer les élites antérieures, négocier avec elles ou fusionner avec les mêmes. Ou une combinaison des trois.
La gauche est partie du problème, elle n’est déjà plus la solution. Parce que, en réalité, bien que maintenant les délimitations commencent, les mouvements progressistes sont taillés sur le même patron, des créatures produit de la même combinaison (mécanisme). Regardons le PT de Lula. Ils nient la corruption qui est évidente depuis une décennie, quand Frei Betto écrivit «La mouche bleue» (La mosca azul) après avoir renoncé à sa charge dans le premier gouvernement Lula, quand fut découvert le scandale du Mensalao [corruption et achat de votes par des dessous-de-table]: «La piqûre de la mouche bleue inocule chez les individus des doses concentrées d’ambition de pouvoir. Les individus, alors, sont plus réceptifs au poison de la mouche quand ils sont amenés à vivre des situations au cours desquelles ils disposent de fait, de possibilités plus concrètes d’exercer davantage de pouvoir. C’est-à-dire, quand les conditions objectives sont favorables aux pulsions qui se retrouvent stimulées sur le plan subjectif.»
Quel type d’individus (militants, activistes, dirigeants) surgiraient dans un projet politique qui ne se donnerait pas pour but de prendre le pouvoir? C’est cette question que s’étaient posée, à peu près dans ces termes, les zapatistes, il y a déjà un certain temps. Comment appellerions-nous une force qui se proposerait, «tout juste», de transformer la société à partir de la vie quotidienne?
Nous ne le savons pas parce que l’imaginaire construit depuis deux siècles ne pointe qu’en direction du pouvoir d’Etat. Comme si ce qu’il faudrait transformer était quelque chose d’extérieur et qui ne passerait pas, en tout premier lieu, par les mêmes individus qui se disent militant·e·s. Ce que nous savons par contre c’est que la gauche réellement existante est devenue un obstacle à ce que les majorités populaires prennent en charge elles-mêmes leur propre vie. La polarisation droite-gauche est fausse, elle n’explique presque rien de ce qui est en train de se passer dans le monde. Mais le pire, c’est que la gauche est devenue symétrique à la droite sur un point clé: l’obsession du pouvoir. (Article publié dans Brecha, hebdomadaire uruguayen, le 7 avril 2017; traduction A l’Encontre, titre de la Rédaction)
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[1] Veuve de Manuel Piniero, responsable des organes de sécurité à Cuba. D’origine autrichienne, elle découvrit Cuba au début des années 1960; catholique de gauche à ses débuts, elle étudia par la suite en France sous la houlette de L. Althusser. Elle dirigea à La Havane le Centro de investigaciones Memoria Popular Latinoamericana et le Centro Internacional Miranda, a Caracas. Elle a écrit un ouvrage de référence pour les Partis communistes d’Amérique latine: Les concepts élémentaires du matérialisme historique (1973, Ed. Siglo XXI). Compagne actuelle de Michael A. Leibowitz. Ce dernier a publié, entre autres: Build It Now: Socialism for the Twenty-first Century, Monthly Review Press, 2006. (Réd. A l’Encontre)
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