Débat. A propos d’une «Critique illusoire du capital». Quel «réformisme» propose de refonder Piketty?

Par Norbert Holcblat

« Lorsque, il y a trois ans, M. Dühring lança soudain un défi à son siècle en qualité d’adepte et en même temps de réformateur du socialisme, des amis d’Allemagne insistèrent à plusieurs reprises auprès de moi, pour que je fasse, dans l’organe central du parti social-démocrate, qui était alors le Volksstaat, l’examen critique de cette nouvelle théorie socialiste. […] Il s’avéra, en outre, qu’une partie de la presse socialiste accueillait le nouveau converti avec une chaleur qui, il est vrai, ne s’adressait qu’à sa bonne volonté, mais laissait en même temps paraître dans ces journaux, par égard pour la dite bonne volonté de M. Dühring, celle d’accepter également sa doctrine par-dessus le marché et les yeux fermés. Il se trouva même des gens qui s’apprêtaient déjà à répandre cette doctrine parmi les ouvriers sous une forme vulgarisée. […]

Il m’a fallu tout de même un an pour me résoudre à abandonner d’autres travaux et à mordre dans cette pomme acide. C’était, en effet, de ces sortes de pommes qu’il faut avaler tout entières, une fois qu’on y a mordu. Et elle n’était pas seulement fort acide, elle était aussi fort grosse.»

En 1876, Friedrich Engels se décida à utiliser ses vacances d’été à lire les œuvres d’un universitaire berlinois à la plume prolixe: Eugen Dühring, qui se présentait comme un nouveau théoricien du socialisme. Il en sortit en 1878 un livre intitulé Monsieur Eugen Dühring bouleverse la science, plus communément désigné sous le titre d’Anti-Dühring. L’ouvrage va en fait bien au-delà de la polémique avec Dühring et constitue un exposé assez complet des apports du marxisme à l’analyse du monde.

Ce n’est pas par souci d’érudition que ce rappel est fait en début de cette recension du livre d’Alain Bihr et de Michel Husson, mais parce que l’on peut déceler certaines correspondances entre l’écho des idées d’Eugen Dühring dans la jeunesse et la social-démocratie allemande des années 1870 et celui de Thomas Piketty aujourd’hui. Il est notamment à remarquer qu’Engels reprochait à Dühring de centrer ses analyses économiques sur la répartition qui n’aurait «rien à faire avec la production» et d’en faire «le champ prédestiné de son alchimie sociale» [1].

Il y a quelques années, en France, Thomas Piketty est apparu sur la scène universitaire puis médiatique et enfin politique. Il s’est fait d’abord connaître par des études sérieuses et documentées sur les inégalités en relation avec l’évolution des systèmes fiscaux [2]. Proche du Parti socialiste, il a ensuite prôné des réformes hasardeuses des retraites par répartition (proposition d’une réforme inspirée du système suédois) et de la fiscalité (fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG- Contribution sociale généralisée. [Cet impôt, en partie proportionnel, créé le 18 décembre 1990, participe au financement de la sécurité sociale, et, depuis 2018, de l’assurance chômage.]

En 2013, il publie un premier ouvrage monumental, au moins par son nombre de pages, Le capital au 21e siècle, qui est un formidable succès de librairie tant en France qu’au niveau international, suivi en 2019 par Capital et idéologie. [3] Piketty devient donc une star de l’économie. Il accentue sa critique des inégalités et, sous cet angle, celle du capitalisme tel qu’il fonctionne aujourd’hui et se réclame présentement d’un «socialisme participatif». Il vient d’ailleurs (en octobre 2020) de réunir des chroniques publiées dans Le Monde entre 2016 et 2020 sous le titre Vivement le socialisme!. [4]

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Les critiques de la propriété et des inégalités qui constituent la colonne vertébrale des deux ouvrages ont valu à Piketty des attaques acerbes d’un grand nombre d’économistes officiels. Le quotidien Les Échos s’est ainsi senti obligé de consacrer deux pages, le 19 septembre 2019, à Capital et idéologie, avec notamment une contribution d’un certain Philippe Trainar (qui a commis divers articles dans le domaine de la finance) intitulée «Thomas Piketty ou la tentation liberticide». Il accuse Piketty de donner une fausse image de l’évolution des inégalités. Cette contribution se conclut par ce paragraphe vengeur : « Égalitaire peut-être, ce projet de socialisme participatif est surtout parfaitement inique et liberticide. Nul souci de préserver cette fragile petite lumière de la liberté économique individuelle, qui est au fondement de la liberté humaine, de l’innovation, du progrès technique, de l’enrichissement des nations et du recul de la pauvreté dans le monde, n’apparaît dans les 1200 pages. Tout doit être sacrifié au Moloch vorace de l’égalité. Les projets égalitaristes ont toujours une fâcheuse tendance à finir en enfer.»

Mais les volées de bois vert que Piketty reçoit de la droite n’en font pas un penseur susceptible d’amener à jeter au rancart le marxisme et de renouveler la réflexion sur le socialisme. En forçant peut-être le trait, on pourrait considérer Piketty comme une sorte de Dühring [5] de notre époque; comme ce dernier, il brasse dans ses ouvrages des éléments empruntés à divers domaines de la connaissance: l’économie, la sociologie, l’histoire, la littérature… [6] Il faut donc féliciter Alain Bihr et Michel Husson de s’être attaqué à un travail minutieux sur cet océan de pages ou, pour reprendre l’expression d’Engels, d’avoir mordu dans cette «grosse pomme acide».

Outre les attaques des libéraux, les travaux de Piketty ont suscité des réserves plus ou moins affirmées à gauche, notamment de la part de Frédéric Lordon. L’intérêt de l’ouvrage de Bihr et Husson (ci-dessous désignés comme B&H) est de reprendre systématiquement les fondements théoriques et historiques des thèses de Piketty et, à la lumière d’un marxisme non dogmatique, d’en montrer non seulement les limites mais les illusions qui en découlent. Bihr et Husson ont fait court (192 pages) mais ils vont à l’essentiel.

Dans les titres des deux ouvrages majeurs de Piketty (Le capital au 21e siècle et Capital et idéologie), on retrouve le mot «capital». On pourrait donc s’attendre à ce qu’il ait sérieusement réfléchi à la question. En fait, pour Piketty, «le capital est défini comme l’ensemble des actifs non-humains qui peuvent être possédés et échangés sur un marché». Les notions de patrimoine et de capital sont donc synonymes, insiste-t-il. (Le capital au 21e siècle, pages 82 à 84). En fait, comme le soulignent B&H dans leurs chapitres 1 et 5, Piketty ne distingue pas entre les diverses composantes de «son» capital: en fait, pour lui, le capital est un amas de « choses » (logements, bijoux, machines, terres, titres financiers…) apparemment dotées de la faculté naturelle de produire de la richesse et du revenu. Piketty en vient même à écrire des absurdités auxquelles pas un capitaliste ne souscrirait: «Toutes les formes de capital ont toujours joué un double rôle, d’une part comme réserve de valeur et d’autre part comme facteur de production.» (Le capital au 21e siècle, page 85), Réserve de valeur, une machine qui se déprécie qu’elle soit utilisée ou non?

Tout cela va le sens d’une incompréhension de la nature du mode de production capitaliste. Ce serait sans grande conséquence si cela ne le conduisait à donner un rôle essentiel à un «taux de rendement du capital» qui déterminerait la part des revenus allant au capital. La causalité est ainsi inversée: comme le soulignent B&H, disparait le fait que «le taux de rendement du capital [assimilable au taux de profit] est un résultat du processus de production, et non quelque chose de donné par ailleurs» (Une critique illusoire, p. 111). En relevant ces aspects, il ne s’agit pas de se poser en vestale de l’orthodoxie marxiste mais de souligner le fait que Piketty, malgré ses prétentions, ne fournit pas une lecture de l’économie apte à faire comprendre ni la lutte entre Capital et Travail autour du taux d’exploitation, ni celle entre les capitalistes pour l’accaparement de la part la plus grande possible de la plus-value (car le capitalisme, ce sont concrètement, pour reprendre les termes de Marx, des «capitaux nombreux»). Elle ne permet même pas non plus d’analyser des situations concrètes de montée ou baisse de la part des profits et donc du taux de profit (cf. chapitre 5 de B&H).

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Le principal mérite de Piketty est bien sûr d’avoir remis en pleine lumière la question des inégalités, du moins celles de patrimoine et de revenus et d’en avoir fourni une approche quantitative fondée sur un travail statistique gigantesque, méritoire et utile. Mais comme le soulignent B&H, «Piketty ne rapporte jamais les inégalités sociales aux rapports sociaux structurels qui leur donnent naissance […] Piketty raisonne comme si les inégalités étaient la structure sociale elle-même» (Une critique illusoire, page 18). Piketty réduit le capitalisme à une «société de propriétaires», à un «propriétarisme» dont il prétend décrire la genèse à partir des sociétés traditionnelles quasi indistinctement qualifiées de «sociétés ternaires» [7]. Le chapitre 2 de B&H fournit une analyse argumentée, et du caractère arbitraire de l’expansion universelle de ce concept, et de son insuffisance pour rendre compte de la dynamique des sociétés féodales en Europe et au Japon. Capital et idéologie dresse une vaste fresque des divers «régimes inégalitaires» qui se sont succédé au fil du temps ou ont existé aux mêmes époques dans différentes régions du globe. Piketty a certainement dû réaliser un travail acharné de documentation et on y trouvera ici ou là des informations réellement intéressantes [8]. Mais ces passages ne compensent pas les erreurs conceptuelles.

En fait, s’il prétend rendre compte de l’évolution des sociétés, Piketty s’intéresse avant tout aux rapports de distribution et aux inégalités de revenu et de patrimoine, inégalités que l’on peut mesurer. Nous avons déjà signalé plus haut qu’Engels reprochait à Dühring de centrer ses analyses sur la répartition qui n’aurait «rien à faire avec la production» et d’en faire «le champ prédestiné de son alchimie sociale» [9]. Le travail de Piketty – B&H n’insistent peut-être pas assez sur ce point – s’inscrit dans le vaste glissement de l’analyse sociologique qui tend à substituer les inégalités aux classes sociales. Cette évolution est également manifeste dans la gauche politique, comme le note Luc Boltanski [10], où la dénonciation de l’exploitation a cédé le pas à celle de la misère (ainsi que l’a souligné en particulier Julian Mischi dans ses travaux sur le PCF) [11] ce qui, pas plus que la thématique opposant les 99 % et les 1 %, n’est sans doute pas un progrès ni dans la compréhension du monde, ni dans la redéfinition d’un projet anticapitaliste.

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Pour expliquer les dynamiques sociales, Piketty accorde un rôle déterminant aux évolutions idéologiques: il importe de prendre les idéologies «au sérieux». Dans chaque société c’est l’idéologie qui déterminerait les inégalités et les justifierait: «l’inégalité n’est pas économique ou technologique: elle est idéologique et politique» (Capital et idéologie, page 20).

Les rapports de production, les rapports entre les classes, et les rapports sociaux dans leur ensemble sont souvent réduits dans Capital et idéologie à un «contexte» dans lequel se déploient les affrontements idéologiques, Si, en Europe et aux États-Unis, on a assisté à partir de la fin des années 1920 à la montée d’un capitalisme plus organisé et plus «social» qui a ensuite été systématisé de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 1970, ce n’est pas, pour Piketty, du fait des impasses du capitalisme, des luttes sociales…, mais parce que les idées auraient évolué. L’histoire du XXe siècle est ainsi «réduite à un théâtre d’ombres» (selon le titre du chapitre 4 de B&H) sans acteurs et sans luttes clairement identifiés. Cette histoire a conduit à ce qu’entre 1950 et 1980, les pays occidentaux ne soient plus, selon Piketty, que «nominalement capitalistes» mais soient devenus des «sociétés sociales-démocrates» (Capitalisme et idéologie, page 567). La suite des évènements est ainsi décrite par Piketty: ces sociétés «sociales-démocrates» ont ensuite connu un «essoufflement» et sont entrées en crise à partir des années 1980-1990 ce qui, conjugué avec la chute ou l’évolution des sociétés dites communistes, conduit au monde actuel qualifié d’«hypercapitalisme».

Pour saper le pouvoir des propriétaires et corriger les inégalités, Piketty préconise d’abord des mesures fiscales conduisant à une imposition fortement progressive du capital et des diverses formes de richesse et à un retour à un impôt sur le revenu également réellement progressif. Il y ajoute une réforme des mécanismes de décision dans les entreprises (avec un plafonnement des droits de vote des actionnaires) et la mise en place d’une dotation en capital (120’000 euros par adulte dans les sociétés occidentales) ainsi que d’un revenu de base. Ainsi serait instauré un «socialisme participatif» qui permettrait de «dépasser» le capitalisme. B&H en décortiquent les divers aspects mais surtout insistent à juste sur le fait «qu’il s’agit d’“un socialisme réduit aux acquêts” qui visent à corriger les inégalités après coup, sans remettre en cause les mécanismes qui les produisent» (Une critique illusoire, page 139).

Dans leur dernier chapitre, B&H insistent justement sur le fait que, même si les réformes de Piketty étaient réalisables, «elles continueraient à nous faire vivre dans une société capitaliste»: la situation structurelle de dépendance des salariés vis-à-vis de l’entreprise soumise aux aléas du marché n’en serait pas substantiellement modifiée. Piketty, concluent les auteurs, ne propose qu’une refondation du réformisme social-démocrate. Et, peut-être plus gravement encore, ne semble pas se soucier de la façon dont pourraient être construites les mobilisations sociales nécessaires à la concrétisation de propositions, qui toutes réformistes qu’elles soient, se heurteraient à la résistance acharnée des privilégiés.

Même s’il annonce des crises sociales, Piketty semble croire à la puissance infinie des idées; il faut rappeler ici la réponse de Piketty interrogé par Libération sur le fait qu’il n’y ait pas eu de remise en question du capitalisme après la crise de 2007-2009: «Sans doute parce qu’il n’y a pas eu le travail intellectuel permettant de se poser la question de la reconstruction du capitalisme.» [12]

Dans leur conclusion, B&H insistent sur les racines de la floraison actuelle de nouveaux réformismes roses ou verts. L’incapacité du capitalisme de prendre en compte des enjeux écologiques de plus en plus palpables au quotidien et le niveau ahurissant des inégalités sociales provoquent un sentiment de révolte mais les incertitudes sur les voies d’une transformation révolutionnaire et le souvenir de l’échec des expériences passées entretiennent l’espoir que le capitalisme serait réformable.

Piketty est, avec beaucoup d’autres, un promoteur de cet espoir d’une possibilité de s’affranchir par des réformes des maux du capitalisme et de la lutte pour sa transformation révolutionnaire. Pour reprendre (avec une modification) une formule d’Engels à l’avant-dernier chapitre de l’Anti-Dühring, on pourrait s’autoriser à écrire que Piketty s’accommode de «la société existante, mais sans ses anomalies».[13]

Piketty est devenu une «star» de l’économie. Dans le contexte actuel, ce serait une erreur de ne pas utiliser certains de ses arguments, dans la bataille à mener contre les laquais politiques et intellectuels du capital. Autre chose est de s’illusionner sur sa vision du monde et les perspectives qu’il trace. Le livre de Bihr et Husson est un instrument fort utile pour ne pas tomber dans ce piège. On lira enfin avec intérêt la postface qui intègre la crise du coronavirus et souligne que, plus que jamais, il faut «abandonner le monde des bisounours, celui des alternatives astucieuses» qui ne sont pas à la hauteur des enjeux de la situation actuelle et des affrontements majeurs qui se profilent.

Il est toutefois un point où Piketty devrait interpeller la gauche anticapitaliste et révolutionnaire: lorsqu’il souligne l’impasse de «la voie consistant à promettre sa destruction [celle du capitalisme] sans se soucier de ce qui suivra». Si la formule est caricaturale, elle devrait quand même inciter, sans tomber dans les travers des inventeurs de systèmes (dont il fait partie, ainsi que le soulignent B&H) [14], à un véritable effort programmatique. (Article reçu le 26 février 2021; il doit être publié dans la revue imprimée Contretemps)

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[1] « Anti-Dühring », page 338 (Editions sociales).

[2] Les hauts revenus en France au XXe siècle, Grasset, 2001 (réédité plus récemment au Seuil).

[3] Les deux ouvrages ont été publiés aux éditions du Seuil.

[4] Vivement le socialisme !, Seuil 2020.

[5] Pour une courte recension de la vie et des travaux de Dühring, voir l’article que lui consacre le Maitron en ligne https://maitron.fr/spip.php?article216199

[6] Il importe de préciser que, contrairement à Dühring, Piketty ne tombe à aucun moment dans l’antisémitisme, ni d’ailleurs dans aucune forme de racisme ou de complotisme.

[7] Reprenant les thèses de l’historien et ethnologue Georges Dumezil, il les définit comme des sociétés qui « se composent de trois groupes sociaux distincts, chacun remplissant des fonctions essentielles […] : le clergé, la noblesse et le tiers état » ( Capital et idéologie, page 72).

[8] On trouve ainsi, pages 263 et suivantes, un rappel de la dette énorme que la France imposa en 1825 à Haïti en échange de la reconnaissance de son indépendance (dette qui ne fut officiellement éteinte qu’en 1950).

[9] Anti-Dühring, page 338 (Éditions sociales).

[10] « Le paradoxe – lui aussi souvent noté – est que les années au cours desquelles ces nouvelles inégalités ont commencé à se développer ont aussi été celles où la référence aux classes sociales est devenue de moins en moins fréquente. Cela dans le discours des porte-parole politiques, y compris de ceux se réclamant de la gauche, et aussi […] dans celui des sociologues.», «Inégalités et classes sociales. Quelles entités pour quelles sociologies?» dans L’injustice sociale, quelles voies pour la critique ?, sous la direction de Julia Christ, Florian Nicodème, Pratiques théoriques, PUF, 2013.

[11] Le parti des communistes, éditions Hors d’atteinte, 2020.

[12] Interview de Thomas Piketty dans Libération du 11 septembre 2019 : https://www.liberation.fr/debats/2019/09/11/thomas-piketty-chaque-societe-invente-un-recit-ideologique-pour-justifier-ses-inegalites_1750740

[13] Anti-Dühring, page 349. Engels écrit « veut la société existante ».

[14] Manifeste du parti communiste, III, Littérature socialiste et communiste.

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