Le 20 septembre 2011, Hu Fulin s’envolait précipitamment pour les Etats-Unis, et laissait trois mille ouvriers impayés sur le carreau. Avec une production de vingt millions de paires de lunettes chaque année, l’usine de cet entrepreneur jouissait d’une belle notoriété. Ses nouvelles montures étaient d’ailleurs attendues au Mondial de l’Optique, tenu il y a un mois à Villepinte (Seine St.Denis). C’est sans compter sur l’ardoise de 313 millions de dollars de dettes que Hu Fulin cachait derrière lui, dont la moitié en prêts souterrains. Il y a quelques jours, coup de théâtre, le patron fugitif est réapparu à Wenzhou. Il accepte de «coopérer» avec les autorités locales. Huang He, président d’une importante tannerie de Wenzhou ou Yan Qin, propriétaire de la chaîne de cafés Portman sont, eux, toujours en cavale.
En tout et pour tout, 96 gros entrepreneurs de cette ville côtière ont quitté la Chine depuis le mois de juin, une trentaine sur le seul mois de septembre. Trois autres se sont suicidés. A Wenzhou, les plus puissants quittent le pays. Les autres baissent le rideau et font profil bas. Et ils sont très nombreux.
Zhou Dewen est le président de l’Association de Développement des Petits et Moyennes Entreprises de Wenzhou. D’après ses comptes, 90’000 PME ont ou vont faire faillite ces prochaines semaines. «30% de PME de Wenzhou ont arrêté ou diminué fortement leur production faute d’argent et la situation continue d’empirer», révélait-il vendredi à Mediapart. Cette ville portuaire de 7 millions d’habitants, capitale mondiale incontestée de la chaussure et du briquet jetable, compte 450’000 petites entreprises privées et beaucoup de nouveaux riches. Un gratte-ciel de 350 mètres de haut est en actuellement en chantier: le Lucheng Plaza dépassera de trente mètres la Tour Eiffel.
Wenzhou est le modèle du miracle économique chinois, ville pionnière dans le développement de l’économie de marché, allant même au-delà des réformes engagées par Deng Xiaoping à partir de 1979. Ce sont les petits entrepreneurs de Wenzhou qui ont financé eux-mêmes la construction de l’aéroport et de la gare de train rapide.
Mais dans cette Chine qui carbure au capitalisme d’Etat, mieux vaut être une entreprise contrôlée par les autorités ou à propriété collective (mi-Etat, mi privé) pour pouvoir bénéficier des prêts à taux réduits et autres largesses des banques – elles aussi d’Etat – brassant les milliards des petits épargnants chinois.
En cas d’imprévu, les chefs de PME de Wenzhou n’ont de choix que de recourir à une pratique chinoise ancestrale mais officiellement illégale: le prêt souterrain. Soit des créanciers privés, peu regardants sur la clientèle mais dont les taux d’intérêts sont beaucoup plus élevés que ceux des banques. Qui prête? «En 2007, avant la crise financière, tout le monde ici boursicotait. Depuis, ces mêmes personnes prêtent à tour de bras. Cela va du patron d’usine ayant des liquidités et qui réalise qu’il peut faire du profit bien plus vite qu’en produisant, des citoyens lambda, des petits officiels locaux ayant accès aux prêts des banques légales et qui réinjectent l’argent dans le lucratif circuit souterrain ou même les Chinois de la diaspora, originaires du Zhejiang, et dont le poids économique est aujourd’hui énorme», explique à Mediapart Li Youhuan, économiste et vice-directeur à l’Académie des Sciences Sociales de Canton.
Une situation qui rappelle, à certains égards, la chaîne de Ponzi si chère à Bernard Madoff, d’après Andy Xie, économiste chinois à Shanghai, «car là encore, on apporte sans cesse de l’argent neuf pour payer l’ancien».
Gao Zhang, la quarantaine, dirige une petite société de matériaux de construction à Shaoxing, tout près de Hangzhou, la capitale du Zhejiang et à deux cent kilomètres de Wenzhou à vol d’oiseau. Il fabrique du ciment et de la céramique, emploie dix personnes pour la comptabilité et les ventes. Et au moins le triple d’intérimaires: «entre 30 et 50 ouvriers selon les projets».
Chaque année, Gao Zhang vend pour dix millions de yuans de marchandises, mais il a souvent recours aux prêts illégaux. «Quand mes clients paient en retard, j’ai besoin de cash pour payer mes ouvriers et acheter de nouveaux matériaux. Comme mes demandes d’argent se font toujours au dernier moment, il m’est impossible de passer par les banques de Shaoxing qui mettent beaucoup trop de temps et il y a trop de paperasse pour des montants insuffisants», explique-t-il à Mediapart.
Quand Gao Zhang emprunte, il veut beaucoup et tout de suite. «Mais attention ! Je suis capable de rembourser très rapidement. Il s’agit d’un emprunt pour régler un problème de trésorerie immédiat et non pour investir ou spéculer ».
Eviter le coup de sang
Naturellement, notre entrepreneur s’adresse à des «amis dans la construction» de sa ville. «Le taux d’intérêt ici est entre 5 % et 6% soit le double des banques. Cette année, il m’est arrivé d’emprunter à 7%, mais c’était exceptionnel. Les prêteurs à ce taux sont très rapides, mais ont mauvaise réputation dans le milieu. Gare à ceux qui ne paient pas en temps et en heure. En général, j’ai besoin de 500’000 yuans [68’000 CHF] tout de suite. Parfois plus d’un million de yuans.»
Que ce passe-t-il en cas de pépin? «Cela arrive. Avec un prêteur honnête, d’abord on paye les intérêts et après on rembourse l’emprunt. Mais j’ai des amis qui n’ont pas réussi à rembourser. Certains ont fui avec leurs familles par peur de représailles, de kidnappings. D’autres ont du vendre leur maison très vite».
Gao Zhang sent déjà l’engrenage. «Cette année, les prix augmentent fortement (+6,1% d’inflation en septembre): celui de l’essence, des matières premières, des salaires des ouvriers (+21,3% du salaire de base en moyenne nationale cette année). Et mes clients paient de plus en plus souvent en retard. D’où un recours presque systématique aux prêts souterrains». Heureusement pour Gao, son activité ne faiblit pas; rien n’interrompt le circuit. «Mes collègues souffrent davantage car leurs produits sont fabriqués pour l’étranger. Or les commandes basculent vers d’autres fournisseurs, au Vietnam ou au Bengladesh. Moi, je travaille pour le marché local.»
Mais comme tous, Gao est à deux doigts de travailler à perte. «Car ces prêts à taux élevés siphonnent systématiquement les faibles bénéfices des entreprises. Cela ne peut que ralentir la croissance si cela devait se généraliser», conclue Li Youhan, notre économiste.
Premiers touchés d’une faillite d’entreprise: le patron et les salariés. Pour éviter un coup de sang – la population de Wenzhou est composée majoritairement d’ouvriers – les autorités de Wenzhou s’empressent de payer les salaires des laissés pour compte, en revendant au plus vite leur outil de travail. «Grâce à la vente des machines, il s’agit d’abord de payer les ouvriers, puis les taxes pour le gouvernement et enfin les dettes pour les créanciers dits illégaux, mais tolérés car indispensables à l’essor de l’économie», détaille Zhou Dewen.
Depuis février 2011, un amendement de la loi nationale rend illégale la retenue d’un salaire si l’entreprise a les moyens –financiers et matériaux– de payer. Mais rien n’y fait. En Chine, les ouvriers des provinces industrielles sont avant tout des paysans migrants. Leur Hukou (une sorte de passeport interne) leur ouvre des droits comme l’accès aux soins, l’éducation pour leurs enfants dans le village d’origine mais aucun dans la province où ils s’installent. En cas de conflit avec le patronat, ce type de salariés, en situation de quasi-clandestinité dans son propre pays, n’a quasiment aucun recours.
«Nos caisses sont vides»
Sauf l’affrontement. Toujours au Zhejiang et à 180 kilomètres au sud de Shanghai, la ville de Huzhou a connu une semaine d’émeutes, jusqu’au déploiement vendredi 28 octobre 2011 de la police militaire. L’étincelle est partie d’une querelle entre un percepteur des impôts et un petit fabricant de vêtements pour enfants, révolté par une nouvelle taxe de soixante euros sur ses machines à coudre. Trente voitures ont été renversées, un fourgon de police incendié.
Bon gré mal gré, les banques de Wenzhou ont obéi aux ordres des officiels du gouvernement de Zhejiang. «Nous avons pour ordre de prêter au moins 100 milliards de yuans aux entrepreneurs, mais nos caisses sont déjà vides après en avoir distribué soixante», confiait un banquier au magazine d’enquête économique pékinois Caixin, le 25 octobre.
Le milieu bancaire local grogne aussi contre les injonctions désormais intempestives des officiels municipaux pour ne pas relever les taux d’intérêt en cette période d’inquiétude. «C’est contraire aux règles du marché.» Dans le même temps, ces mêmes officiels poussent leur supérieur du gouvernement local à créer un fond de stabilité financière de 60 milliards de yuans. Mais avec la forte appréciation du yuan face au dollar et la concurrence des pays voisins sur ces produits peu sophistiquées, le Zhejiang peut-il encore lutter?
Pas d’inquiétude, clament les dirigeants de la banque centrale de Chine qui s’assoient sur un magot de 3201 milliards de dollars en réserve de change sur lequel lorgne d’ailleurs le Fonds européen de stabilité financière (FESF): le drame de Wenzhou ne serait qu’un cas isolé et non pas le résultat d’un problème systémique appelé à se généraliser.
Ce que dément fortement Zhou Wen: «Attention, il y a Dongguan, Canton et les autres villes-usines dans le delta de la Rivière des Perles où le prêt souterrain est systématique et où les faillites nous pendent au nez.» «Mais aussi beaucoup plus loin, à Ordos en Mongolie intérieure», prévient Li Youhan, l’économiste.
Depuis deux ans, Ordos est un mythe. A vingt-cinq kilomètres de la ville historique, en plein milieu du désert, la municipalité a poussé les promoteurs à construire une cité radieuse de A à Z pour permettre à ses nouveaux riches du gaz et du charbon de changer de train de vie. Mais bien que splendide, cette ville est restée fantôme, seulement une poignée d’Ordosiens a acheté des logements et les promoteurs se retrouvent insolvables. Eux non plus n’ont pas eu accès aux prêts des banques conventionnelles, le gouvernement voulant lutter contre la spéculation immobilière. D’où le recours aux prêts souterrains.
Wang Fujin, un fonctionnaire du tribunal local d’Ordos devenu promoteur, avait en quelques mois amassé trente millions d’euros auprès de deux-mille petits épargnants. Chaque mois, l’homme d’affaires devrait rembourser 900.000 euros, rien qu’en intérêts. Il a été retrouvé mort, pendu dans les toilettes.
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L’auteur est correspondant en Chine du site français Mediapart, un site que les lectrices et lecteurs de A l’Encontre se devraient d’appuyer (Réd.)
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